On a beaucoup médit de la Censure, on a eu tort. Sans cette honorable institution comment aurions-nous pu supporter cinquante-deux mois d’horreur, comment supporterions-nous l’angoisse présente ?
N’est-ce pas la censure qui, durant toute cette guerre, a jeté son voile discret sur les épouvantes, et nous a permis l’illusion d’une vie normale au milieu d’un monde d’aliénés ?
Los aux censeurs ! Grâce à leur vigilance, tout ce qui eût pu nous attrister en ces temps héroïques, tout ce qui eût pu nous décourager en nous montrant la Vérité toute nue, a été rigoureusement écarté.
Sous sa silencieuse tutelle nous avons vécu et vivons encore dans une douce quiétude, mollement bercés par la fantasmagorie glorieuse d’un beau rêve à la manière de M. Édouard. Detaille, et où se complaît notre amour des contes à dormir debout.
Voici plus de quatre ans que le Rêve épique suit son cours, à travers de terribles péripéties, dont les échos à peine nous arrivèrent, savamment dosés par une Institution soucieuse de ménager nos sensibilités.
Pendent plus de quatre années la Censure a fait la guerre sans tuer un seul Français, les pertes n’existaient pas, la Censure n’ayant cure de ces détails accessoires. Nous avons ainsi pu vivre béatement sous l’impression rassurante que, de notre côté, la guerre se faisait sans effusion de sang. Personne n’était tué, ni même blessé.
Sans doute, il y a quelques mutilés que la Censure, malgré toute sa bonne volonté, n’a pu faire passer au bleu, ni même au blanc. Mais, ce sont peut-être des fricoteurs ou des simulateurs. Quant aux nombreuses personnes en deuil, tenons compte que les femmes sont coquettes et que le noir est très bien porté depuis quelques années.
Avec l’appui de la Censure les journaux ont pu annoncer la mort de l’impérialisme germanique, et grâce à cela nous pouvons assister extasiés aux pourparlers d’une paix honorable, sur les conditions de laquelle Germains, Russes, Anglais, Français, Italiens, Yougo-Slaves, Tchéquo-Slovaques, Irlandais, Égyptiens, Syriens, Australiens, Japonais, Belges ou Sibériens montrent un accord touchant et parfait. La Censure nous autorise également à dire que, grâce à M. Vilgrain, la vie va devenir possible aux gens démunis de pétune : paix extérieure, paix intérieure grâce à la Censure ; los aux censeurs!…
Si vous croyez qu’après tant de réels services, la censure ne compte aucun détracteur, c’est que vous ignorez le fond de l’insondable ingratitude humaine. Il n’y a pas très longtemps que l’Homme Enchaîné, libre maintenant afin d’enchaîner les autres à son tour, l’accusait des plus noirs méfaits, sur lesquels je n’ose insister. C’était, il est vrai, avant son ascension au pouvoir. Maintenant qu’il est de l’autre côté de la barricade et n’a plus le même rôle ni les mêmes intérêts, il n’a certainement plus les mêmes idées, tant la loi de révolution s’impose impérieusement aux hommes comme aux choses.
Des esprits factieux, le jeune Cottin entre autres, se basant sur d’anciens écrits du président du Conseil, ont osé le blâmer d’avoir maintenu la Censure. On a pu croire un instant que notre Maitre allait se rendre à leurs objurgations. Rassurons-nous ; il n’en est rien.
M. Clemenceau est trop homme d’État pour se méprendre sur la valeur de la Censure ; ce n’est pas lui qui dédaignera ses services. Il sait mieux que personne qu’elle est le plus puissant moyen de gouvernement : qu’elle est la force gouvernementale par excellence, et que, lorsqu’on possède cette force, on peut se passer de toutes les autres, puisqu’elle les annihile toutes.
En subordonnant à son veto préalable les manifestations les plus nobles de la vie collective et individuelle : pensée, paroles, écrits, actions, la censure a mis l’embargo sur la liberté des peuples et substitué sa volonté à la leur. Dès ce moment, toute l’activité sociale ne peut avoir d’autre valeur que celle de la censure elle-même. N’est-ce pas tout dire ? Et voilà comment, avec ce moyen, une poignée d’hommes peut régner sur tout un peuple et le mener, suivant sa fantaisie quelconque, au triomphe, au martyre ou à l’extermination.
Cela est inévitable, si l’on veut faire la guerre ; car, sans la Censure, pas de guerre possible. Elle en est la condition sine qua non. Et ce n’est pas seulement vrai pour la France, c’est vrai aussi pour tous les autres pays, où la censure n’est pas moins bien organisée, ni moins puissante que chez nous.
Sans égards pour de tels résultats, des esprits chagrins reprochent mesquinement à la Censure d’entraver la liberté d’écrire, de proscrire la vérité, de favoriser le mensonge, etc. La belle affaire ! si la vérité est laide et le mensonge plaisant.
Quant à entraver la liberté d’écrire, s’il est vrai que la Censure ne permet pas aux journalistes d’écrire tout ce qu’ils pensent, il n’est pas moins certain quelle leur laisse toute licence pour écrire ce qu’ils ne pensent pas. Et ils ne s’en privent guère.
Mais, d’abord, les journalistes pensent-ils ? Voilà une question. Ils écrivent, c’est certain. Ils écrivent même beaucoup. Demandez plutôt à MM. Clemenceau, Hervé Barrès, Capus, Daudet, Maurras et autres.
Pour ce qui est de savoir s’ils écrivent ce qu’ils pensent et pensent ce qu’ils écrivent, ce sont là deux questions, qu’avec la précédente, je laisse au lecteur le soin d’élucider.
D’ailleurs, qu’importe que les journalistes pensent ou ne pensent pas ? Qu’importe qu’ils disent la vérité ou nous bourrent de mensonges ? Cela est tout un. La Censure n’est-elle pas là pour arranger toutes choses, en un harmonieux ensemble, ne laissant passer, suivant ses tendances éminemment esthétiques, non ce qui est vrai, mais ce qui est beau et convient le mieux à l’idée que, par ordre du Gouvernement, les populations doivent se faire de la situation ?
Et si l’on a tenu, civils comme militaires, c’est grâce à l’indomptable énergie des journalistes qui ont débité le patriotisme à deux sous la feuille, avec le visa de la Censure. La victoire a été bien plus leur œuvre que celle des mornes poilus, poussés comme des pions sur l’échiquier sanglant de la guerre, par la plume intrépide des stratèges rugissants et le grattoir inlassable des censeurs qui du haut de leur rond de cuir, mènent et gagnent véritablement les batailles.
Et je vous le demande : l’institution qui fonctionne place de la Bourse ne fut-elle pas la digue la plus sûre contre la marée bolcheviste ?
C’est à la Censure que nous devons la Victoire, on ne le dira jamais trop ; sans elle des malfaiteurs, imbus de l’esprit du « gâteux Yasnaia-Polania », n’auraient-ils pas contraint les peuples, soumis à la pensée géniale de lord Northcliffe, à bâcler cette paix sans victoire dont parlaient à voix basse de nuageux idéalistes.
Heureusement, la Censure nous épargna cette catastrophe. Elle a fait durer la guerre aussi longtemps qu’il a fallu pour que les hautes combinaisons, les légitimes ambitions et les nobles, buts de nos maîtres soient atteints.
Elle nous a donné, plus sûrement que les pacifistes, la vraie paix, la grande paix, la paix éternelle des tombeaux. Car pendant que toute la fleur de la jeunesse européenne tombait aux charniers et pourrissait dans la boue sous son œil impassible, la Censure, pudique et discrète, étendit partout le blanc linceul de son silence pour dissimuler l’agonie des générations qu’elle entraîna mystérieusement dans la gloire et le néant.
Verax