La Presse Anarchiste

La grève de Renault et ses leçons

[(Les mili­tants de « Soli­da­ri­té ouvrière » de la région pari­sienne à l’an­nonce de la grève des O.S. de la régie Renault du Mans — et consta­tant le conte­nu syn­di­ca­liste et liber­taire de leurs reven­di­ca­tions : dimi­nu­tion de la grille hié­rar­chique, dimi­nu­tion du temps de tra­vail, avan­ce­ment de l’âge de la retraite — déci­dèrent d’en­voyer plu­sieurs cama­rades prendre contact avec les tra­vailleurs en grève.

Ces cama­rades arri­vèrent au moment où com­men­çait le mee­ting orga­ni­sé par les syn­di­cats C.G.T. et C.F.D.T. Tout de suite, ils purent consta­ter l’at­ti­tude embar­ras­sée du repré­sen­tant de la C.G.T. qui par­lait de la soli­da­ri­té des autres tra­vailleurs de la régie, mais sans en pré­ci­ser les formes!)]

Ce qui vou­lait dire en clair qu’on allait lais­ser se battre seuls les O.S. du Mans ! N’ou­blions pas que la hié­rar­chi­sa­tion des tra­vailleurs (O.S.1, O.S.2, P.1, P.2, A.T.1, etc.) date de 1947, mise au point par la même C.G.T. ou plu­tôt par la même direc­tion de la C.G.T. On ne paie plus les tra­vailleurs en fonc­tion d’un tra­vail mais d’une qua­li­fi­ca­tion ; et trop sou­vent pour le même tra­vail les dif­fé­rences de salaire sont impor­tantes, parce que la qua­li­fi­ca­tion n’est sup­po­sée pas la même alors que le tra­vail four­ni est équi­valent : intro­duc­tion du fonc­tion­na­risme dans la classe ouvrière !

Dans les semaines qui allaient suivre, on assis­te­ra à une regret­table orches­tra­tion de la grande presse – écrite, radio­pho­nique et télé­vi­sé – avec les fédé­ra­tions syn­di­cales, qui allaient plus ou moins reprendre les argu­ments lamen­tables de Gis­card d’Es­taing ; les reven­di­ca­tions des O.S. met­taient en péril toute la ges­tion, voire même l’exis­tence de la régie Renault ! À cette caté­go­rie, la plus exploi­tée, on essayait de faire sup­por­ter le poids moral des consé­quences des gym­nas­tiques moné­taires. Au tra­vers de la lutte de ses cama­rades, c’é­tait tout le monde des tra­vailleurs qui était visé !

C’est tel­le­ment vrai qu’une autre délé­ga­tion de l’Al­liance qui se ren­dit à Bou­logne-Billan­court put faire les consta­tions sui­vantes : quinze jours après le début de la grève des O.S. du Mans, rien n’a­vait été fait pour uni­fier dans une lutte com­mune les dif­fé­rentes caté­go­ries de personnel.

Il y avait les non-gré­vistes, les lock-outés dont une grande par­tie, sur­tout par­mi les jeunes, était pour l’oc­cu­pa­tion des lieux de tra­vail ; d’autres, des employés, dans l’es­poir de per­ce­voir en entier leur salaire, ne se sen­taient pas concer­nés par la situation.

Devant cette divi­sion, trop sou­vent entre­te­nue, de nom­breux cadres adop­taient une atti­tude provocatrice.

Il nous faut dire, avec regret mais nous devons le dire, qu’ils étaient trop sou­vent aidés par les cadres syn­di­caux de la C.G.T. Ceux-ci n’ont-ils pas fait la chasse aux tra­vailleurs qui avaient pris conscience du pro­blème posé et ten­taient d’é­lar­gir le mou­ve­ment, voire même de le dur­cir, face à la ten­ta­tive d’é­preuve de force enga­gée contre le gouvernement ?

Ces mêmes cadres syn­di­caux, cette fois-ci au grand jour, ont décla­ré, après un mee­ting, à des tra­vailleurs qui posaient des ques­tions gênantes au sujet de la situa­tion par­ti­cu­lière des inté­ri­maires tra­vaillant à la régie, que les inté­ri­maires n’a­vaient pas à être là, qu’eux-mêmes étant « flics syn­di­caux » leur rôle était de les faire sor­tir, ce qui sou­le­va un tol­lé de la part des tra­vailleurs pré­sents, immi­grés et non-immigrés.

Pro­pos qui paraissent invrai­sem­blables par leur outrance même !

Des inci­dents sem­blables se sont pro­duits jour­nel­le­ment à Flins, à Cléon.

La paix sociale, les « accords de pro­grès » pla­ni­fiant les aug­men­ta­tions de salaire et les amé­lio­ra­tions des condi­tions de tra­vail, cela se paie ! Cela se paie par le sabo­tage de la spon­ta­néi­té ouvrière !

Dans une période comme la nôtre, où le capi­ta­lisme fran­çais doit inves­tir mas­si­ve­ment pour résis­ter à la concur­rence inter­na­tio­nale, les contra­dic­tions et les conflits d’in­té­rêt entre pro­lé­ta­riat et capi­tal éclatent au grand jour. Et toute ten­ta­tive de col­la­bo­ra­tion entre syn­di­cats et patro­nat – pri­vé ou public – sacri­fie les inté­rêts de la classe ouvrière. Ce sont les tra­vailleurs qui vont payer les frais de l’ex­pan­sion éco­no­mique et les sauts périlleux de l’eu­ro­dol­lar. On ver­ra même l’en­trée du capi­tal pri­vé à la R.N.U.R., comme on le voit dans l’aé­ro­nau­tique [[Voir notre article sur la S.N.I.A.S.]] et dans les P.T.T.

On peut com­prendre l’a­mer­tume des O.S. de Renault ; en par­ti­cu­lier ceux du Mans, qui ont, pen­dant quatre semaines, mené un dur com­bat, com­bat qui concer­nait toute la classe ouvrière ; mais leur lutte a été dévoyée ; au lieu de la mobi­li­sa­tion de tous les tra­vailleurs de la métal­lur­gie, des trois confé­dé­ra­tions et non-syn­di­qués, ils ont pu voir une dis­per­sion, une par­cel­li­sa­tion de leur mouvement.

Ils tire­ront eux-mêmes les conclu­sions qui s’im­posent : les direc­tions syn­di­cales actuelles ne s’i­den­ti­fient pas avec leurs inté­rêts ; leur poli­tique d’as­si­mi­la­tion au sys­tème capi­ta­liste tient à leur illu­sion pre­mière : la croyance du pas­sage au socia­lisme par la voie élec­to­rale qui les oblige à main­te­nir muse­lé le pro­lé­ta­riat. Face aux inté­rêts de classe, les diri­geants actuels du mou­ve­ment ouvrier pré­fèrent la cohue élec­to­rale… En outre, « gauche unie au pou­voir », « démo­cra­tie avan­cée » signi­fient en ter­nies éco­no­miques ges­tion du sys­tème capi­ta­liste ; pour être gérant, il faut don­ner des gages – à savoir prou­ver être capable de dis­ci­pli­ner – de tenir, de diri­ger les tra­vailleurs et, au besoin, de cas­ser quelques têtes…

Les direc­tions actuelles ont donc une poli­tique cohé­rente et déter­mi­née de faire ren­trer le fleuve ouvrier dans son lit de gré­vettes, mani­fes­ta­tions pro­me­nades et autres sou­papes de sécu­ri­té. Rien ne les effraie plus que le débor­de­ment de leurs digues réformistes.

Pour elles l’a­ve­nir est pla­ni­fié, sûr : regrou­pe­ment des par­tis de gauche, les syn­di­cats sur un petit stra­pon­tin en appoint ; gou­ver­ne­ment « d’u­nion démo­cra­tique» ; réformes : quelques natio­na­li­sa­tions, quelques lois sociales, quelques reven­di­ca­tions satis­faites : échelle mobile, retraite…; loin, très loin, un mirage qui recule à mesure qu’on avance : expro­pria­tion, ges­tion ouvrière, dis­pa­ri­tion de l’É­tat et Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale, le socia­lisme est tou­jours exal­té, pro­cla­mé, fêté…

Pour­tant, d’autres forces existent ; elles éclatent par­tout ; elles sont faibles aujourd’­hui mais pro­gressent vite. On les voit chez Renault, chez les agri­cul­teurs, chez les tech­ni­ciens ; elles sont radi­cales et pressées.

Aujourd’­hui, la ques­tion de la direc­tion des luttes ouvrières se pose, non en termes d’i­déo­lo­gie mais d’ac­tion, non théo­ri­que­ment mais dans les luttes sociales. Les mili­tants de l’Al­liance sont déci­dés de prendre leur part en ce com­bat. La classe ouvrière et les couches tech­ni­ciennes – main-d’œuvre, tech­nique et science – sau­ront-elles enfin réa­li­ser leurs aspi­ra­tions et bri­ser le car­can réfor­miste et petit bour­geois qui les enserre afin que les tra­vailleurs bâtissent leur monde, celui du socia­lisme et de la liberté.

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