Si les grands de ce monde avaient pu prévoir, d’une façon ou d’une autre, le chaos, financier et économique auquel devait fatalement aboutir la dernière guerre, le poilu inconnu, n’aurait jamais fait son entrée victorieuse sous l’Arc de Triomphe et Guillaume II serait toujours empereur d’Allemagne. Il est hors de doute que le Comité des Forges, aussi bien que les financiers du City et les grands consortiums allemands auraient préféré une concurrence acharnée et impitoyable sur le marché mondial a cette danse vers l’abîme à laquelle nous assistons aujourd’hui.
Tous les pays européens sont au plus mal. Les États-Unis sont là en observateurs, mais bientôt ils vont subir les premières répercussions du malaise européen et il est à craindre que, dans un avenir plus ou moins éloigné, ils ne prennent le même chemin que poursuit si obstinément l’Europe depuis la conclusion de ce fameux traité de paix. La prospérité américaine ne peut guère être durable.
Tous les pays, sans exception, souffrent du malaise général, Non seulement le franc français baisse, la livre, le florin, le franc suisse, etc., etc., baissent de même par rapport au dollar et à l’or. Il n’y a qu’un seul pays européen dont la monnaie soit au pair, c’est la Suède. Et ce pays — cela vous paraîtra peut-être paradoxal — souffre de son change élevé, qui l’empêche d’exporter. Un pays à change élevé doit nécessairement être battu sur le marché mondial par des concurrents à change déprécié, d’où résulte un excédent des importations, c’est-à-dire une balance commerciale déficitaire. Ce déficit doit être comblé par des droits de douane ou des impôts sur le chiffre d’affaires. Qu’importe, c’est toujours le consommateur qui paiera. Ainsi nous voyons que tous les pays européens souffrent, non seulement ceux dont le change est déprécié, mais aussi ceux dont la monnaie équivaut à l’or.
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Il y a d’abord le chaos financier. Les pays qui ont fait la guerre ont pendant dix ans dépensé des sommes folles à entretenir des armées. Pour couvrir ces budgets. extraordinaires, ils ont eu recours à des emprunts intérieurs et extérieurs. Nous avons vu comment l’Allemagne, au lendemain de la signature de la paix, a provoqué une inflation qui a libéré 1’État de toutes les dettes contractées a l’intérieur du pays. C’est en ce moment-ci. le seul État européen qui ait acquitté tous ses emprunts de guerre et de paix Le résultat ? Un prolétariat et une classe moyenne réduits à une misère absolue au profit des capitalistes et de l’État. Je dis que l’Allemagne a provoqué l’inflation monétaire, mais le cours des événements était plus fort que les hommes au pouvoir et, au moment voulu, ils n’ont pas pu arrêter l’inflation. Aujourd’hui, le président de la Banque d’Empire a stabilisé le mark. Mais cette stabilisation est toute fictive et chimérique. Elle pourra durer encore quelque temps, quelques mois peut-être, puis le mark reprendra sa course effrénée vers l’abîme financier.
Pour la France, toutes les prévisions sont incertaines. Il y a 3 milliards de francs or à la Banque de France et 30 milliards de francs-papier en circulation. Même en admettant la thèse de certains économistes que la garantie en or nécessaire ne doit être qu’un tiers du stock des billets émis, il résulte néanmoins des chiffres, ci-dessus que le gouvernement français joue à l’inflation. Reste à savoir si le gouvernement Poincaré provoque la baisse du franc ainsi que l’a fait le gouvernement, allemand, pour libérer l’État des emprunts intérieurs. Dans ce cas, nous aurons peut-être l’occasion de voir la livre sterling à 180 francs. La politique inconsciente du gouvernement français avec « un budget de dépenses recouvrables », a beaucoup facilité l’inflation On a essayé d’y remédier par de nouveaux impôts, le double décime. Mais comme de nouveaux impôts entraîneront forcément une augmentation du coût de la vie et que la vie chère, à son tour, provoque une baisse du franc, c’est bien le cas de parler d’un cercle vicieux.
Le seul remède pour sauver l’Europe d’un cataclysme financier, c’est de mettre la main sur les gros capitaux.
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Mais outre les difficultés financières, il y a le chaos économique, au moins aussi également insoluble. Ici, les industriels proposent un remède radical : l’abolition de la journée de huit heures. De l’avis de M. Billiet et de ses collègues internationaux, la journée de huit heures est cause non seulement de la vie chère, mais aussi du chômage.
Pour le chômage, la France n’en souffre guère à l’heure actuelle:grâce au franc, qui ne vaut que quatre sous et qui permet à la France d’exporter beaucoup plus qu’auparavant. Mais il y a l’Angleterre, les pays scandinaves, la Suisse, la Hollande et d’autres pays encore. Une des causes de ce chômage qui s’accentue de jour en jour est la tendance des patrons à employer de la main‑d’œuvre féminine plus qu’avant l’a guerre. Dans maintes industries où, avant la guerre, on ne se servait que de la main‑d’œuvre masculine, on a, pendant et après la guerre, embauché des femmes qui travaillent à meilleur prix et les hommes revenus de la guerre ont vu leurs places occupées par des femmes. C’est surtout le cas en Angleterre. Une autre cause : les industriels du textile de Nottingham, de Bradford et de Manchester se plaignent d’être concurrencés à mort pas le consortium Roubaix-Tourcoing qui, profitant du change déprécié et des salaires infimes en comparaison avec ceux des autres pays, peut vendre a bien meilleur marche. Les mêmes renseignements nous parviennent des pays. Scandinaves, où les salaires sont plus élevés qu’en France. Ils sont alors obligée de recourir à une réduction de la durée du travail et de diminuer la production : chômage.
Nous allons assister à la même offensive dans toute l’Europe de la part des gouvernants et des capitalistes. Une dernière tentative de se sauver de l’abîme de nouveaux impôts, des salaires réduits et abolition de la journée de huit heures. Dans beaucoup. de pays européens, la journée de huit heures n’existe plus, en Hollande, en Allemagne, etc. Mais ce remède ne saura les sauver.
Il y a encore le problème des réparations. On veut faire payer les peuples français et allemand, mais, même si on les faisait suer le sang, cela ne saurait suffire pour couvrir les dettes énormes contractées au cours de la guerre. Il faut recourir aux capitaux. Mais ni Schneider, ni Stinnes ne céderont. Ce qui fait croire que nous assisterons bientôt à une nouvelle guerre.
Haakon Lerouge