La Presse Anarchiste

Le sentiment révolutionnaire

Nous avons beau­coup dis­cu­té, et par­mi les nôtres et avec les dif­fé­rentes nuances du par­ti socia­liste-révo­lu­tion­naire. Il serait bon main­te­nant de cher­cher qui est réel­le­ment révo­lu­tion­naire et quel sen­ti­ment est le plus propre a rendre révo­lu­tion­naire. Nous avons, en effet, l’in­gé­nui­té de croire que les sen­ti­ments comptent, eux aus­si, et que tous nos actes ne dérivent pas exclu­si­ve­ment du « mode de pro­duc­tion ». La meilleure preuve en est qu’une même situa­tion éco­no­mique ne pro­duit pas les mêmes réflexes chez tous les indi­vi­dus qui la subissent. Ils peuvent avoir les opi­nions, éco­no­miques, reli­gieuses, poli­tiques les plus diverses ou, comme bien sou­vent, ne point avoir d’o­pi­nions du tout et res­ter dans la plus com­plète apathie.

Or, puisque cer­tains usent et abusent du mot « conscients », nous aimons à croire qu’ils entendent par là, pré­ci­sé­ment, ceux. qui se sentent en rébel­lion constante contre le monde actuel et non ceux qui deviennent rebelles pour un ins­tant sous l’in­fluence de la passion.

Nous pen­sons que la manière par­ti­cu­lière dont est conçu le pro­blème social fait l’in­di­vi­du révo­lu­tion­naire ou non. Et à tra­vers toutes les dia­tribes, toutes les polé­miques, par­ti­cu­liè­re­ment entre socia­listes et anar­chistes, il ne nous semble pas dif­fi­cile de dis­cer­ner deux concep­tions oppo­sées qui créent et main­tiennent les divi­sions et les rendent, nous sommes ten­tés de dire, incurables.

Les anar­chistes pensent : la socié­té capi­ta­liste serait bien­tôt à la der­nière extré­mi­té si seule­ment nous nous refu­sions à l’é­tayer. Alors que, jour par jour, nous avons à lut­ter contre son oppres­sion et son exploi­ta­tion, il serait absurde de conce­voir un pro­gramme d’af­fran­chis­se­ment gra­duel. Nous devons, au contraire, pré­pa­rer et pro­vo­quer une insur­rec­tion propre à nous don­ner une solu­tion d’ensemble.

Ain­si, nos carac­té­ris­tiques propres sont la convic­tion qu’un chan­ge­ment est pos­sible à brève échéance, le manque abso­lu de confiance dans les ins­ti­tu­tions actuelles et dans leur trans­for­ma­tion pro­gres­sive, la foi dans l’ac­tion directe et dans la capa­ci­té de la masse.

Les socia­listes pensent : la socié­té capi­ta­liste, mal­gré tout, dis­pose encore de grandes res­sources qui lui assurent une longue exis­tence ; il faut donc, pour l’ins­tant, entrer le plus pos­sible dans toutes ses ins­ti­tu­tions afin de les uti­li­ser le mieux pos­sible ou, tout au moins, d’en limi­ter l’ac­tion néfaste. De plus, ain­si, nous nous édu­quons à gou­ver­ner et à admi­nis­trer, car nos élé­ments sont aujourd’­hui sans pré­pa­ra­tion et inaptes.

Avec cet état d’âme, appe­lons-le ain­si, on peut être tout ce que l’on vou­dra, sauf révolutionnaire.

Le socia­lisme à longue échéance cesse de pré­oc­cu­per réel­le­ment les esprits, et fait place à tout un effort de péné­tra­tion, d’a­dap­ta­tion, de col­la­bo­ra­tion qui pré­sup­pose la durée du régime actuel.

Notons que, déjà, dans la vie pri­vée, bien rares sont ceux qui agissent, même en vue des jours futurs, comme si l’a­ve­nir devait dif­fé­rer essen­tiel­le­ment du pré­sent. Les enfants sont éle­vés sur­tout à pou­voir faire leur che­min dans un monde sem­blable à celui que nous avons sous les yeux. De toute une pra­tique jour­na­lière et, pour ain­si dire, uni­ver­selle de confor­misme, com­ment attendre une transformation ?

Où la contra­dic­tion est par­ti­cu­liè­re­ment criante, c’est dans les feuilles, socia­listes qui, après avoir affir­mé avec dédain l’im­puis­sance de la bour­geoi­sie à nous don­ner une solu­tion, renoncent impli­ci­te­ment à mettre en œuvre la solu­tion socia­liste pour dis­cu­ter gra­ve­ment de reformes à deman­der au capi­tal et à l’État.

Le plus grand mal en tout cela, c’est que, comme nous l’en­seigne une récente et dou­lou­reuse expé­rience, au moment des grands évé­ne­ments ou des crises de régime, la masse n’est pas pré­pa­rée à tour­ner à son pro­fit l’é­bran­le­ment géné­ral qui en résulte. La pro­pa­gande socia­liste, pour res­ter stric­te­ment éga­li­taire, a tou­jours fui toute consi­dé­ra­tion sur les temps extra­or­di­naires pos­sibles pour consi­dé­rer seule­ment ce qui peut se faire en temps ordi­naire. C’é­tait pré­ci­sé­ment aban­don­ner par anti­ci­pa­tion la masse au des­tin ter­rible que patrons et gou­ver­nants lui auraient pré­pa­ré. Car, comble d’i­ro­nie, le socia­lisme, même le plus réfor­miste, enseigne que la guerre est un pro­duit fatal du capi­ta­lisme, mais se contente d’en reje­ter la res­pon­sa­bi­li­té sur le capi­ta­lisme même sans spé­ci­fier quelle res­pon­sa­bi­li­té propre il entend prendre.

À tra­vers d’aus­si fla­grantes contra­dic­tions, on ne pou­vait arri­ver qu’à l’é­tat actuel de confu­sion d’i­dées, de décou­ra­ge­ment et d’a­pa­thie. Quelle foi, quel désir d’a­gir peut-il res­ter aux tra­vailleurs à qui l’on, dit : « Rien à espé­rer du monde bour­geois, mais toi, quoi qu’il en soit, tu n’es ni pré­pa­ré, ni apte à nous don­ner un monde nouveau. »

Par res­pect pour la liber­té, il faut avouer que de soi-disant anar­chistes tiennent, le même rai­son­ne­ment. Avant la guerre, ils allèrent jus­qu’à publier des opus­cules inti­tu­lés : « Pour­quoi la Révo­lu­tion, est impossible ».

Ce qu’il faut, c’est don­ner à la masse le sen­ti­ment révo­lu­tion­naire en fai­sant vivre à ses yeux la révo­lu­tion dans toutes ses pos­si­bi­li­tés, tous ses moyens, toutes ses contin­gences. Il faut que chaque tra­vailleur ait une claire vision de ce qu’il pour­rait et de ce qu’il serait appe­lé à faire, car l’ac­tion serait d’au­tant plus effi­cace et défi­ni­tive que tous y par­ti­ci­pe­ront, et non pas pour attendre des ordres ou consti­tuer des pou­voirs, mais pour créer direc­te­ment des réa­li­tés neuves en har­mo­nie avec un prin­cipe nou­veau de bien-être et de liber­té pour tous.

Louis Ber­to­ni

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