1° – Son orientation générale
L’anarchisme en Espagne, quoique légèrement amorcé par l’influence de Proudhon, est réellement né, comme conception et tendance sociales clairement définies, grâce à l’activité de Bakounine. Il a donc eu, dès les premiers moments, ces trois caracteristiques dont il ne s’est jamais départi : un but concret ardemment désiré de transformation sociale, une méthode d’effectuation révolutionnaire et une large part de son activité dédiée au sein des organisations ouvrières.
En fait, l’Alliance bakouninienne de la première Internationale a été la matrice d’où est sorti l’anarchisme espagnol. En conséquence, le mouvement syndicaliste révolutionnaire est l’œuvre de l’anarchisme, qui y a employé la plus grande part de ses forces d’agitation, à tel point qu’on ne trouvera pas en Espagne un seul partisan du syndicalisme pur se suffisant à lui-même, et que tous les théoriciens du syndicalisme révolutionnaire ont été des anarchistes. Je crois que c’est le seul pays qui offre cette particularité.
Grâce à cela, l’anarchisme a conservé son caractère social et ne s’est pas prêté à l’infiltration des tendances désagrégatrices des courants individualistes qui nous ont fait tant de mal en France. Mais en revanche, il s’est trop arrêté sur ce point et s’est trop laissé absorber, arrivant à paralyser son action indépendante, universelle, la localisant tellement qu’il en est réduit à. un état squelettique.
La psychologie de violence propre de la race a contribué à cet engouement. La lutte ouvrière offre un terrain propice aux combats de toutes sortes, tandis que l’anarchisme militant exige beaucoup moins l’emploi de ces moyens. Nous souffrons donc ici de ce mal qu’il y a beaucoup de révolutionnaires (plus inconscients que conscients) que d’anarchistes.
2. – Les Hommes
Depuis son apparition, en 1869, l’anarchisme espagnol a donné une pléiade d’écrivains qui, s’ils ne sont pas ou n’ont pas été des génies, méritent malgré tout très souvent, les honneurs de la traduction.
Je placerai au premier rang Ricardo Mella. Ouvrier chapelier, il devint ingénieur par ses propres efforts. En possession d’une vaste culture, il a été le théoricien le plus marquant de l’anarchisme en Espagne. Esprit rigoureusement logique et scientifique, de conception ample et d’originalité vigoureuse, il peu, si nous excluons Proudhon, être placé à côté des meilleurs théoriciens anarchistes français. Il joint à cela un style souvent magnifique qui n’est jamais que la conséquence de la force de sa pensée. Ses écrits sont toujours brefs et décisifs. Sa réplique au livre de Lombroso : Les Anarchistes, est d’une valeur polémiste incomparable.
Tout de suite vient Anselmo Lorenzo. Chez celui-ci, l’homme est beaucoup plus admirable que le penseur. Anselmo Lorenzo a été plus un divulgateur qu’un créateur, un propagandiste infatigable qui, pendant un demi-siècle, a lutté comme un apôtre. Il a laissé une production abondante qui n’a peut-être rien apporté de nouveau, mais a pénétré inlassablement dans les masses ouvrières. Il fut le plus tenace partisan de l’action anarchiste dans les syndicats, et tout son prosélytisme a été teinté de cette idée centrale. Malgré tout, c’est peut-être à lui que les idées anarchistes doivent le plus en Espagne.
Firmin Saluechea, une figure admirable, seul comparable à Louise. Michel, fut, maire de Cadix, élu plusieurs fois député et ne siégeant pas, deux fois condamné à mort et refusant de signer son recours en grâce, emprisonné la moitié de sa vie et dépensant avec les prisonniers l’héritage important, qu’il avait fait. Mort depuis longtemps, il est encore vénéré des paysans andalous et ses adversaires les plus acharnés saluent sa mémoire.
Tarrida del Marmol, astronome, mathématicien, savant de grande envergure, réfugié à Londres depuis la fin du siècle dernier, mort en 1915, était un grand orateur. Issu d’une famille noble, on pourrait tracer de lui une biographie où l’intelligence et le grand désintéressement rivaliseraient.
José Prat, esprit critique admirable, un des meilleurs démolisseurs de l’anarchisme international, a martelé sans trêve pendant plus de trente-cinq ans la claire logique antiautoritaire. Il est regrettable que dans les moments de confusion que nous venons de traverser un tel esprit se soit lu.
Immédiatement après, on peut, placer : Frédérico Urales, Soledad Gustavo, Téobaldo Nièves, Rafael Farga Pellicer, et d’autres encore. À part eux, il y a eu d’excellents propagandistes que je ne crois pas utile de nommer.
3. – L’état actuel du mouvement
L’anarchisme a pu se diffuser facilement en Espagne grâce au tempérament anticentraliste de ses habitants. Mais celui-ci va trop souvent de pair avec l’incapacité organisatrice. Cette absence de tempérament organisateur, qui se révèle dans toutes les classes sociales et dans tous les partis quels qu’ils soient, a toujours rendu impossible la constitution d’un mouvement organique, cohésionné, capable de faire de l’anarchisme non seulement une force d’opposition dans la lutte ouvrière, mais aussi dans tous les domaines sociaux et, indépendamment du mouvement syndical.
Malheureusement, en Espagne comme ailleurs [[Moins en Italie.]], hors de l’organisation ouvrière on ne conçoit pas d’organisation purement anarchiste, et l’indépendance idéologique dont se réclament bien des anarchistes n’est pas accompagnée d’une action indépendante qui embrasse, dans le domaine des faits, ce que notre doctrine embrasse dans le domaine des idées.
C’est l’organisation ouvrière ou rien. Ces dernières années, l’influence de la révolution russe, les conséquences de la guerre, ont fait dominer les anarchistes en plein dans le mouvement syndical. Le résultat a été d’abord une plus grande désagrégation des forces déjà éparses de l’anarchisme, ensuite une confusion lamentable d’idées, souvent niée mais toujours réelle, et enfin, l’enveloppement de l’anarchisme dans les pactes et les compromis opportunistes que la lutte syndicale oblige à accepter, dans l’étroit terrain où elle se poursuit, surtout quand elle n’est pas menée avec habileté. Ajoutez à cela la pratique dictatoriale ni moscoutaire ni bolchevique, mais malgré tout aussi détestable, qu’au nom de l’anarchisme et du syndicalisme on a appliqué avec les résultats désastreux qu’on peut supposer, et vous comprendrez le marasme dans lequel nous nous trouvons.
Aujourd’hui, les anarchistes réagissent au sein des syndicats. En dehors de ceux-ci, à peu près rien. On a essayé vainement de mettre sur pied une organisation nationale. Les régionales ne pouvaient pas même se constituer et fonctionner sérieusement. C’est surtout grâce à cette absence de contrepoids extérieur que la Confédération a pu dévier comme elle l’a fait.
Les éléments anarchistes ne manquent pas cependant. Un exemple surgit avec la réapparition de La Revista Blanca, la meilleure revue entre d’autres très bonnes qui se soit publiée en Espagne. Elle a été accueillie par des milliers de lecteurs, et j’ai la certitude que toutes les initiatives sérieuses auront le même succès.
Ce qu’il manque, ce sont des individualités fortes et actives. Tous nos meilleurs penseurs sont morts ou se taisent, et de la jeune génération personne encore ne les remplace. Il est possible de donner au mouvement anarchiste la puissance d’irradiation qu’il a déjà eue et qui le place immédiatement après l’anarchisme italien.
Il ne faut que des volontés. Surgiront-elles ?
Gaston Leval