La Presse Anarchiste

Sommes-nous révolutionnaires ?

Trop long­temps la phra­séo­lo­gie révo­lu­tion­naire — phra­séo­lo­gie à laquelle nous avons nous-mêmes sacri­fié, l’a­veu nous coûte peu — a tenu lieu d’ar­gu­ments. L’er­reur, qui date de loin, mais qui s’est sur­tout . mani­fes­tée depuis la guerre, fut de croire qu’il suf­fi­sait de s’a­gi­ter pour que des résul­tats soient pos­sibles. Mais s’a­gi­ter n’est point mar­cher et plu­tôt que d’al­ler de l’a­vant nous avons régressé…

Les faits sont là ! Et. La « pagaïe » pré­sente, le désar­roi des esprits, la désor­ga­ni­sa­tion des grou­pe­ments, par­tis, syn­di­cats, nous prouve sur­abon­dament que nous avons fait fausse route et que toute notre agi­ta­tion fut vaine.

Il est donc temps, il est grand temps de réfor­mer notre juge­ment, de rééqui­li­brer notre enten­de­ment et de pla­cer notre mou­ve­ment, notre pro­pa­gande, notre action dans un autre axe, avec de nou­velles direc­tives : pour d’autres résultats.

Il ne suf­fit pas, en effet, de prê­cher la Révo­lu­tion, ou de la pré­dire pour un jour plus ou moins proche, les évé­ne­ments et les hommes – les hommes sur­tout – ne s’y prê­tant guère et les maîtres ayant encore de bons moments à vivre.

D’au­cuns nous taxe­ront de pes­si­misme ou de révi­sion­nisme, si ce n’est de gâtisme — trop cer­tains d’eux-mêmes pour tenir compte des faits — et, dédai­gneux de ce qui pour­rait les éclai­rer pour les rame­ner à une plus saine com­pré­hen­sion des choses, conti­nue­ront à per­sé­vé­rer dans une atti­tude qui, pour être quelque fois périlleuse, n’en est pas moins sté­rile en résul­tats tan­gibles et positifs.

Quant à nous, ayant consta­té la vani­té de nos pré­ten­tions, la sté­ri­li­té de nos efforts et le dan­ger, pour nos idées, de per­sé­vé­rer dans une telle voie, nous aimons mieux faire part de notre trouble de conscience et de notre croyance en la néces­si­té de reprendre notre besogne à pied‑d’œuvre, plu­tôt que de conti­nuer à paraître accep­ter une tac­tique, une agi­ta­tion qui en sont encore à démon­trer leur efficacité.

…Et c’est pour­quoi nous croyons bien faire en ouvrant un débat sur cette ques­tion : « Sommes-nous révo­lu­tion­naires ? » pour bien démon­trer com­ment il est pos­sible de l’être et com­ment, sans fausse déma­go­gie, nous pou­vons l’être.

[| – O – |]

Les faits sont là, disions-nous plus haut. Ils sont là, en effet, on ne peut plus décou­ra­geants, on ne peut plus démo­ra­li­sants, et ceux qui fon­daient espoirs et sur les mili­tants et sur les masses (les masses pro­fondes du pro­lé­ta­riat!) on dû bien en rabattre. Le géné­reux opti­misme d’un Kro­pot­kine, sa confiance sans bornes en l’ins­tinct social des peuples et en la socia­bi­li­té des indi­vi­dus ont fait long feu. La guerre a pas­sé par là, l’a­près-guerre a accen­tué la débâcle et tous nos espoirs sont détruits.

Tous les indices qui nous per­met­taient d’es­pé­rer, tous les mou­ve­ments qui sou­le­vèrent notre enthou­siasme, tous ont fait men­tir nos pré­vi­sions. La Révo­lu­tion russe assure le triomphe du bol­che­visme. La Révo­lu­tion alle­mande fonde l’hé­gé­mo­nie des trusts. À la prise de pos­ses­sion des usines, en Ita­lie, suc­cède Mus­so­li­ni. L’Espagne a Pri­mo de Rive­ra. En France, nous avons Poin­ca­ré et, demain peut-être, la dic­ta­ture de Mil­le­rand. Com­ment pour­rait-on, dans ces condi­tions, par­ler de « libé­ra­tion humaine » et de « trans­for­ma­tion sociale ».

il faut donc quit­ter le royaume des Chi­mères, puisque se sont envo­lées nos illu­sions, et reve­nir aux dures réa­li­tés de ce monde.

Il appa­raît bien, main­te­nant, que la thèse du mathé­ma­ti­cien et pen­seur Lai­sant, expo­sée tout au long de sa « Bar­ba­rie Moderne », était seule véridique :

« Nos socié­tés humaines, pour si modernes qu’elles soient et mal­gré l’âge de l’élec­tri­ci­té, en sont encore à la période de l’en­fance, des pas incer­tains, des tâton­ne­ments, et elles ne sont pas aptes, pour si pénibles que cela soit à consta­ter, à vivre en liber­té — au sens anar­chique du mot — car il est mal­heu­reu­se­ment trop vrai que l’on a les seules liber­tés qu’on est sus­cep­tible de prendre » Ce qui prouve que sachant en prendre si peu nous sommes plus près de la botte d’un dic­ta­teur que de l’é­pa­nouis­se­ment de la socié­té anarchique.

On ne trouve donc plus que ceux qui ont un inté­rêt de par­ti à exploi­ter le révo­lu­tion­na­risme pour se faire illu­sion sur la pro­chaine révo­lu­tion et tâcher d’illu­sion­ner les naïfs.

[| – O – |]

À qui la faute si nous en sommes réduits, aujourd’­hui, à cher­cher notre voie d’un autre côté ?

Cer­tains s’en pren­dront aux chefs, aux meneurs, aux mili­tants et les accu­se­ront de n’a­voir pas fait tout leur devoir. « Faillite des chefs », diront-ils. For­mule équi­voque, et dan­ge­reuse pour un anar­chiste, qui amène à recon­naître impli­ci­te­ment qu’il faut des chefs. Certes, notre inten­tion n’est pas d’ex­cu­ser les défaillances ; mais en étions-nous là qu’il suf­fi­sait de la tra­hi­son d’un ou plu­sieurs pour que tout le mou­ve­ment social soit réduit à l’im­puis­sance ? Pitoyable constatation…

D’autres s’en pren­dront aux misé­reux, aux exploi­tés, aux parias qu’ils taxe­ront d’in­cons­cience, de lâche­té. « Faillite des Masses ! ». For­mule non moins équi­voque, non moins dan­ge­reuse que la pré­cé­dente, car elle implique qu’on croyait les masses sus­cep­tibles de volon­té, pos­sé­dées d’i­déa­lisme, sus­cep­tibles de trans­for­mer le monde, alors qu’elles sont trop sou­vent amorphes, sou­mises et encore inédu­quées.

Eh bien non ! Nous disons, nous, ni faillite des chefs, ni faillite des masses, mais faillite de nos propres concep­tions, concep­tions basées sur nos propres illu­sions, ayons donc le cou­rage de le recon­naître. Il faut en prendre son par­ti. La Révo­lu­tion n’est pas mûre pour nous, la Révo­lu­tion sociale, s’en­tend, celle qui devait ins­tau­rer le règne de la féli­ci­té et de la concorde, au nom de cette belle for­mule, qui n’est qu’une for­mule : « Ni Dieu, ni Maître ».

[| – O – |]

Mais, ayant fait ces consta­ta­tions, devons-nous renon­cer et jeter le manche après la cognée ? Certes non ! Et c’est pour­quoi nous pro­po­sons de nou­velles tac­tiques, d’autres concep­tions de notre pro­pa­gande, qui ne condamnent, enten­dons-nous bien, ni l’or­ga­ni­sa­tion, ni la méthode, et qui pro­cèdent celles-là„ moins de la vio­lence que de la per­sua­sion, de l’en­thou­siasme que de la convic­tion. Elles fondent leur rai­son d’être, leur espé­rance sur l’é­vo­lu­tion et la trans­for­ma­tion de toutes choses — ce qui sup­posent néan­moins des volon­tés agis­santes — sur l’é­du­ca­tion des consciences.

Il ne faut donc plus se leur­rer en vain :

« L’Évolution Sociale et l’Élévation des Esprits doivent pré­cé­der toute Révo­lu­tion qu’on veut effi­cace ; car avec E. Reclus, nous disons qu’a­vant de faire la révo­lu­tion dans les faits, il faut la faire dans les cer­veaux. Voi­là com­ment nous sommes Révolutionnaire. »

Content

La Presse Anarchiste