La Presse Anarchiste

Une lettre

Mon cher Haussard,
Avant de col­la­bo­rer, j’au­rais vou­lu obte­nir plus ample infor­ma­tion sur le pro­gramme que le nou­veau jour­nal se pro­pose de réaliser.

Va-t-il, dans sa marche vers l’a­ve­nir, user du même com­bus­tible et des mêmes usten­siles qui ont ser­vi depuis si long­temps à tous ses pré­dé­ces­seurs ? Ou va-t-il tacher de moder­ni­ser son arse­nal et de le rendre plus adap­table aux nou­velles condi­tions dans les­quelles la lutte sociale se déve­loppe aujourd’hui ?

Il me semble que ce que les anar­chistes ont d’urgent à faire, à l’heure actuelle, c’est de ces­ser de jeter de grandes phrases sonores, et de com­men­cer à se rendre compte de la valeur de ces phrases, de leur poids spécifique.

Je vou­drais voir un jour­nal qui, au lieu de répé­ter à tort et à tra­vers, les mots anar­chie, anar­chisme, anar­chiste et les véri­tés axio­ma­tiques qui, toutes véri­tés et toutes axio­ma­tiques qu’elles soient, ne découvrent aux tra­vailleurs qu’un hori­zon au lieu d’une route, s’oc­cu­pe­rait plu­tôt à appro­fon­dir les pro­blèmes de l’a­nar­chisme dans leur appli­ca­tion pratique.

Nous sommes en plein dans une ère de révo­lu­tion et de sou­bre­sauts éco­no­miques. Un de ces jours, une nou­velle révo­lu­tion obli­ge­ra les anar­chistes — en France, peut-être — à se jeter dans cette révo­lu­tion et y appor­ter non seule­ment leur élan géné­reux et leur enthou­siasme exal­té, mais aus­si et sur­tout leur concours pra­tique et leurs capa­ci­tés organisatrices.

Vont-ils s’y refu­ser ? Diront-ils que leur œuvre n’est que celle de la des­truc­tion à la veille de la révo­lu­tion et de cri­tique au len­de­main ? Ou bien vou­dront-ils, une fois pour toutes, s’oc­cu­per de la recons­truc­tion, de l’é­rec­tion d’une nou­velle société ?

Si, en somme, les anar­chistes consi­dèrent que la recons­truc­tion est un phé­no­mène tout aus­si révo­lu­tion­naire que celui de la des­truc­tion ; s’ils admettent qu’une des leçons les plus méri­tées que la Révo­lu­tion russe ait don­né aux anar­chistes était qu’il leur man­quait l’es­prit et l’é­lan recons­truc­tif et la force et la volon­té d’or­ga­ni­sa­tion — défaut qu’il faut à tout prix remé­dier — s’ils ont appris, enfin, qu’une réso­lu­tion ne peut avoir une valeur réelle que si elle bâtit, après avoir détruit ; eh bien ! si tout cela est acquis, soyons loyaux à nous-mêmes et ayons le cou­rage de chan­ger de loco­mo­tive… mais en lais­sant les rails intacts.

Étu­dions les pro­blèmes éco­no­miques et poli­tiques. Il ne faut jamais qu’un anar­chiste puisse dire au sujet d’un évé­ne­ment quel­conque : « ceci ne m’in­té­resse pas ! » L’a­nar­chiste doit dire en état de répondre — et répondre concrè­te­ment — à tout pro­blème posé par la vie.

Et sur­tout faut-il que notre mou­ve­ment, loin d’être une tour d’i­voire par rap­port au mou­ve­ment ouvrier — lais­sons cela à nos indi­vi­dua­listes incor­ri­gibles — devienne sa for­te­resse invincible.

Il faut que le mou­ve­ment liber­taire soit syn­di­ca­liste — autre­ment, il res­te­ra dog­ma­tique, sté­rile, amorphe.

Mais il faut aus­si que le mou­ve­ment syn­di­ca­liste devienne imbu de l’es­prit liber­taire — fédé­ra­liste, anti­éta­tiste — autre­ment il tom­be­ra dans le cor­po­ra­tisme réfor­miste et endor­meur, ou devien­dra la pâture d’un par­ti politique.

Mon expé­rience du rôle des anar­chistes russes m’a convain­cu plus que jamais que seul le syn­di­ca­lisme à base liber­taire, appuyé, appro­fon­di et défen­du dans la lutte quo­ti­dienne par l’a­nar­chisme syn­di­ca­liste, pour­ra décou­vrir aux tra­vailleurs du monde la route qui les mène­ra à la réa­li­sa­tion du com­mu­nisme libertaire.

Si les cama­rades qui lancent le nou­veau canard pensent comme moi qu’il nous faut, d’un côté orga­ni­ser le mou­ve­ment anar­chiste et de l’autre ser­rer nos rangs orga­ni­sés autour du syn­di­ca­lisme sali, affai­bli et abat­tu par les par­tis poli­tiques, alors — vogue la galère ! — je serai tou­jours heu­reux d’y appor­ter, dans la limite de mes forces, mon faible coup d’épaule.

Bien fra­ter­nel­le­ment.

A. Scha­pi­ro

Ber­lin, mars 1924

La Presse Anarchiste