La Presse Anarchiste

L’ange vérité

Le maître du Des­tin était assis sur le trône de l’U­ni­vers. Der­rière lui s’é­ten­dait la voûte d’un bleu céleste. Autour de lui un rayon­ne­ment étin­ce­lant jaillis­sait dans l’in­fi­ni. Devant lui s’a­gi­taient des êtres innom­brables, leurs ailes écar­lates s’a­me­nui­sant dans l’es­pace immense jus­qu’à ce qu’elles se résolvent en pous­sière d’étoiles.

Vers le Trône de la Gloire s’ap­pro­cha une Chose hideuse, une chose plus hor­rible encore que la mort. Ses yeux au regard sombre et éba­hi regar­daient fixe­ment, ses lèvres enflées pen­daient livides et ulcé­rées ; des mouches bour­don­naient, autour de sa bouche. Elle mur­mu­ra d’une voix rauque : « Je suis la Guerre ».

« Prends ceci », dit l’Être Éter­nel, lui jetant une armure toute dorée qui brillait autant que le soleil. « Il pas­se­ra. encore bien des temps avant que l’homme découvre ce qu’elle contient ». La Chose hideuse se cou­vrit de l’ar­mure dorée et se pré­ci­pi­ta vers la terre dans une des­cente effré­née à tra­vers les abîmes éthérés.

Un ange beau comme le matin, et pur comme une colonne de cris­tal, doué d’yeux intré­pides, grands et clairs comme le ciel, s’ap­pro­cha du trône, et avec une voix des plus har­mo­nieuse dit : « Je suis Véri­té ». « Revêts-toi de ceci », dit le Maître Suprême, en lui baillant une robe d’une cou­leur sombre. « L’homme ne décou­vri­ra pas ce qu’il y a sous ton habit avant bien des temps ». Et Véri­té s’en­vo­la aus­si vers la terre dans une des­cente rapide à tra­vers les laby­rinthes étoilés.

Elle visi­ta les salles de rédac­tion du Grand Quo­ti­dien « Luci­fer ». Quand le rédac­teur en chef l’a­per­çut, il s’empressa de lui fer­mer la porte au nez. Le gérant la pous­sa dehors et licen­cia le por­tier pour l’a­voir lais­sée pas­ser. Le rédac­teur de la chro­nique mon­daine, celui de l’é­di­tion du dimanche, les repor­ters nou­vel­listes, spor­tifs, des infor­ma­tions locales, tous s’u­nirent pour la pous­ser vers les esca­liers en la bous­cu­lant gros­siè­re­ment. Les petits scri­bouillards de moindre impor­tance la bom­bar­daient de mégots ; et quand, pour finir, une der­nière pous­sée la fit dégrin­go­ler les esca­liers, il n’y eut que des éclats de rire.

Elle se ren­dit alors dans les salles de rédac­tion d’un autre Grand Quo­ti­dien, « L’Ac­tuel », dont la devise, en tête du jour­nal, — une devise assez dif­fi­cile déchif­frer tant elle était effa­cée, — était : « Vic­to­rieux par la Véri­té ». Elle entra chez le rédac­teur en chef. Il pâlit en la voyant, car il l’a­vait jadis connue. « Com­ment êtes-vous par­ve­nue jus­qu’i­ci ? » lui deman­da-t-il à voix basse. « Com­ment avez-vous tra­ver­sé les bureaux publi­ci­taires ? Ne savez-vous pas que l’on vous a inter­dit l’en­trée de ces bureaux ? Pour l’a­mour de Dieu, lais­sez-moi, vous allez cau­ser ma ruine ». Sa voix trem­blait, il la pous­sa dehors et fer­ma la porte au verrou.

Elle des­cen­dit tris­te­ment les esca­liers et s’en alla dans la rue se joi­gnant à un flot de per­sonnes qui se ren­daient dans une grande salle de réunion. Les gale­ries étaient rem­plies d’hommes et de femmes. Au fond de la salle il y avait une estrade sur laquelle étaient assis quelques hommes : l’un d’eux par­lait d’une voix reten­tis­sante en fai­sant des efforts tels que son cou en était tout. enflé et sa face tout empour­prée. Il disait : « Le salut du pays est dans le Par­ti Répu­bli­cain. La Véri­té est puis­sante et elle pré­vau­dra ! ». « Ma place est là auprès de mes dis­ciples », pen­sa-t-elle, elle s’a­van­ça sur l’es­trade pour se pla­cer à côté de l’o­ra­teur. Ce der­nier conti­nua à beu­gler et fina­le­ment : « Un gou­ver­ne­ment du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne dis­pa­raî­tra jamais de la sur­face de la terre ! ». Mais Véri­té, debout à son côté, s’é­cria d’une voix claire comme un son de trom­pette : « Un gou­ver­ne­ment du peuple ? Oui, tou­jours celui de la grosse pro­prié­té et de la force. Un gou­ver­ne­ment par le peuple ? Jamais ! Le peuple ne peut gou­ver­ner le peuple. Un gou­ver­ne­ment pour le peuple ? Là encore, je dis Jamais ! Le gou­ver­ne­ment a tou­jours été et sera tou­jours le gou­ver­ne­ment de quelques-uns. Aucun homme n’a le droit, et aucun groupe d’in­di­vi­dus n’a le droit d’en gou­ver­ner d’autres ». 

« Qu’on la jette dehors ! », s’é­cria l’o­ra­teur d’une voix per­çante. « À la porte ! », s’é­crièrent les audi­teurs. « Jetons-la dehors ! », enten­dait-on hur­ler du haut des gale­ries. L’o­ra­teur la pous­sa dans les bras d’un agent de police qui la lan­ça brus­que­ment dans la rue. La porte de la salle fut refermée.

Une. cohue de dégue­nillés aux joues creuses et aux yeux enfon­cés, pauvres, misé­rables et igno­rants, la sui­virent en la raillant. Décou­ra­gée, elle erra par les rues jus­qu’à ce qu’elle arri­vât devant une autre grande salle de réunion déjà pleine de monde. En y entrant, elle enten­dit l’o­ra­teur dire : « Le salut de notre pays est dans le Par­ti Démo­cra­tique. La Véri­té est toute puis­sante et elle pré­vau­dra ». « Oh », sou­pi­ra Véri­té, « cet homme, j’en suis cer­taine, va me recon­naître ». Elle s’a­van­ça vers lui et res­ta debout à son, côté. « Le meilleur gou­ver­ne­ment est celui qui gou­verne le moins ! », s’é­criait l’o­ra­teur. « C’est vrai ! »,s’ex­cla­ma Véri­té d’une voix qui réson­na d’une paroi à l’autre et ébran­la les poutres. « Le mieux c’est encore la liber­té », reprit-elle. « Tout gou­ver­ne­ment est nui­sible. Toutes les lois qui enlèvent les biens de l’homme contre sa volon­té, ou qui attri­buent à quelques-uns ce qui appar­tient à tous, sont néfastes. » « Arrê­tez-la ! », dit quel­qu’un qui se trou­vait sur l’es­trade. « Si elle pro­nonce quelque chose de sen­sé, ce sera notre ruine ». « Qu’on lui impose silence », dit l’o­ra­teur ; « elle va nous faire perdre des élec­teurs ». « Jetez-la dehors ! », hur­la l’as­sem­blée. « Jetez-la à la porte », voci­fé­ra la gale­rie. Et ain­si, huée et sif­flée, elle fut pré­ci­pi­tée dans la rue. La séance conti­nua dans un grand tumulte pour ne rien dire qui vaille.

Alors, Véri­té alla s’as­seoir sous les étoiles, admi­ra leur glo­rieuse marche, et navrée, tout émue, rêva des sen­tiers célestes.

Quand de nou­veau le soleil inon­da la terre de ses rayons, elle enten­dit les cloches et se remit à errer par la ville. Des hommes et des femmes se pres­saient vers Temple. « Où allez-vous ? », leur deman­da-t-elle. Ils répon­dirent : « Bous allons entendre la véri­té ». « S’il en est ain­si, je vous accom­pagne », dit-elle ; et elle les sui­vit dans le Temple aux parois nues où des gens étaient assis en silence. Mais bien­tôt ils se mirent à chan­ter des hymnes sur un ton bien mélan­co­lique. Après cela, un homme bien bâti, de noir habillé, dit d’un ton abat­tu que le plai­sir était un péché et que le dimanche, jour spé­cial pour prier Dieu, c’é­tait une per­ver­sion abo­mi­nable que d’être gai et d’é­prou­ver de la joie. Alors tous remer­cièrent Dieu de n’être pas comme les autres et le prièrent d’ou­vrir les yeux de ces der­niers afin qu’eux aus­si aient l’air triste. Ensuite ils tinrent conseil entre eux et il fut déci­dé : « Nous nous effor­ce­rons de faire voter une loi pour obli­ger les autres à être bons comme nous le sommes ». À ce moment Véri­té se leva et s’é­cria : « Oh ! que vous êtes aveugles et niais ! Je suis Véri­té ». Tous la regar­dèrent avec éton­ne­ment dans la crainte de l’en­tendre par­ler davan­tage. Un homme res­pec­table lui chu­cho­ta à l’o­reille qu’elle ne devait pas par­ler dans le Temple et il la condui­sit dehors.

Elle se ren­dit alors dans une Cathé­drale où il y avait de la musique, des chan­delles allu­mées, beau­coup d’é­clat avec l’o­deur de l’en­cens. Le prêtre, enro­bé, mon­ta en chaire et d’une voix criarde s’ex­cla­ma : « La Véri­té n’est déte­nue que par la Sainte-Église. Toutes les autres églises sont dans les ténèbres ». Ici encore, Véri­té debout répon­dit : « Il n’en est pas ain­si, car je suis Véri­té ». Elle avait. à peine ouvert la bouche que les assis­tants l’a­vaient déjà empoi­gnée pour la jeter dehors. « Ne la tou­chez pas », dit le prêtre, « la pau­vrette est folle ; sur­tout ne la croyez pas. La Véri­té n’est qu’a­vec nous ».

À la fin, len­te­ment et tris­te­ment, Véri­té s’en alla vers un bâti­ment en pierres dont les portes de fer étaient soli­de­ment ver­rouillées, et dont les fenêtres étaient bar­ri­ca­dées avec des bar­reaux mas­sifs ; ce bâti­ment débor­dait de monde. « C’est la pri­son » lui dit un petit enfant, « c’est là qu’on enferme les méchants et les vilains ». Véri­té entra dans le plus obs­cur des cachots où elle aper­çut un jeune homme cou­ché et seul. Au moment où Véri­té le tou­cha en lui disant : « Lève-toi, mon fils », une lumière emplit la place. Et le jeune homme la regar­dant curieu­se­ment se leva avec joie et lui dit : « Vous êtes Véri­té. Oh ! J’ai si ardem­ment sou­hai­té de vous voir ! Et main­te­nant que vous êtes ici, vous allez m’embrasser avant ma mort ». « Quand vas-tu mou­rir ? lui deman­da-t-elle — et pour­quoi ? ». « Je serai pen­du demain », répon­dit-il, « parce que je vous ai sui­vie et me suis atta­ché à vos pas. Je me suis arrê­té aux coins des rues où j’ai crié aux pas­sants qu’au­cun être humain ne devrait com­man­der son frère ; que la véri­té la plus pro­fonde c’é­tait de s’ai­mer les uns les autres, afin de lais­ser à cha­cun le droit pai­sible de faire ce qui lui sem­blait être le mieux pour lui-même. J’ai dit que tout gou­ver­ne­ment d’hommes sur d’autres hommes était nui­sible ». ― « Et c’est pour cela que tu
dois mou­rir ? » énon­ça-t-elle à voix basse. ― « Oui, au laver du soleil ». Véri­té leva les bras et les yeux tout en larmes, elle sou­pi­ra : « Un de plus ». Pas­sant alors la main sur le jeune homme, elle lui dit : « Je serai avec toi, même dans la mort ».

À la pointe du jour, elle embras­sa le jeune homme et il mar­cha à la mort, en sou­riant, les yeux brillants de lumière. Les témoins de l’exé­cu­tion demeu­rèrent stu­pé­faits. Véri­té s’as­sit sur les marches de l’é­cha­faud et se cou­vrit la tête.

Sou­dain, des cris sau­vages et des hour­ras se firent entendre. Des dra­peaux et des guir­landes emplis­saient l’air. Les curieux grim­paient par­tout afin de mieux voir, et par­mi la masse hur­lante, un cava­lier armé jus­qu’aux dents, por­tant une brillante armure et cou­ron­né d’un casque cou­vert de lau­riers, se frayait un pas­sage ; tout le monde se pros­ter­nait devant lui et les gens conti­nuaient à pous­ser des vivats jus­qu’à ce qu’ils en fussent enroués. Des troupes de sol­dats sui­vaient le Cava­lier. La foule était main­te­nue à droite et à gauche à force de coups. À la vue d’un dra­peau, por­té par un sol­dat, elle se remit à hur­ler davan­tage ; on enten­dait : « Gloire au Dra­peau ! » et elle n’en fut que plus for­te­ment repous­sée et rouée de coups. De tous ceux qui étaient là, seule Véri­té vit la Chose hideuse que recou­vrait l’ar­mure brillante.

Quand tout fut fini et que le bruit, des accla­ma­tions se fut éteint dans le loin­tain, Véri­té s’ap­pro­cha de l’é­cha­faud, prit le corps qui se balan­çait dans, l’es­pace, l’en­ve­lop­pa dans son propre man­teau et le tint dans ses bras comme une mère tient son petit enfant. Alors, de nou­veau, elle leva ses yeux humides vers le ciel étoi­lé et s’é­cria : — « Pour com­bien de temps encore ! Oh, maître du Des­tin ! Pour com­bien de temps encore ? »

Fran­cis du Bosque (Tra­duit de Free­dom par Jules Scarceriaux)

La Presse Anarchiste