Je crois que le problème qui agite l’humanité et qu’on considère universellement comme un problème politique est, au contraire, un problème moral. Il ne faut donner à ce mot « moral » aucune signification transcendante ou, éventuellement, renonciatrice ; j’entends par moral ce qui est humainement désirable. Le problème posé, et de la solution duquel dépend probablement le sort de l’humanité, est de faire la lumière sur cet « humainement désirable ».
Plus que par autre chose, la guerre de 1914 – 18 s’est terminée par l’épuisement des armées, victorieuses comme vaincues, et la plupart des jeunes qui y avaient participé ont espéré que ce serait la dernière guerre. Aujourd’hui on proclame que le « monde est meilleur » et cependant peu nombreux sont ceux qui ne prévoient pas prochaine la troisième guerre mondiale ; car « le monde meilleur » est un fantôme que personne n’ose regarder de près.
La raison en est dans le fait que la civilisation moderne développe les conséquences de quelques postulats qui nous ont été légués par le 19e siècle et que l’expérience (et le bon sens) démontrent contraires à la nature et peut-être à la conservation de l’humanité. Le principal de ces postulats se résume en le préjugé du progrès économico-industriel.
Une chose très remarquable est qu’à la fin du siècle dernier on pouvait obtenir qu’on approuve ou pour le moins qu’on discute les thèmes des illusions du progrès, de la banqueroute de la science, de la journée de 4 ou 2 heures alors qu’aujourd’hui, dans l’opinion générale, ils ont perdu définitivement toute signification pour les personnes sensées.
« Science » et « journée » sont les deux pôles de l’activité humaine : activité dans le monde matériel et activité dans le monde spirituel ; et si nous devions chercher une définition du progrès, elle ne devrait être autre chose que celle-ci l’humainement désirable. Or, je crois qu’il n’est pas erroné d’écrire que toutes ces significations sont, en grande partie, ou oubliées ou corrompues.
Le capitalisme et le socialisme admettent sans discussion comme dénominateur commun le progrès industriel et supposent qu’ils se différencient quant aux questions de propriété, d’initiative et de répartition des utilités. Une observation rapide démontre que ces différences n’exercent guère d’influence que sur de petits et transitoires intérêts de personnes ou de groupes ; mais elles ne modifient en rien le cours général des événements.
Le progrès industriel déshumanisé se concrétise en l’augmentation illimitée de la production ; que l’usine dépende de la propriété privée ou de la propriété collective, le résultat est toujours le même ; tant qu’il est possible d’augmenter la production (en quantité, qualité, variété ― ce sont des détails sans importance) elle tend toujours à cet accroissement comme une nécessité vitale.
Analyser plus profondément les raisons de cette nécessité n’est pas difficile et pourrait servir d’exercice littéraire occupant de nombreuses pages.
Énoncer nécessité vitale est établir implicitement le parallèle avec un fait biologique bien connu : le fait que toute espèce tend à se multiplier de façon progressive (sauf les cas où l’on constate effectivement la tendance à l’extinction); et cette caractéristique n’appartient pas seulement à l’espèce, mais aux individus, et aux parties constitutives des organes ; mais il ne faut pas regarder cette nécessité comme une formule vide de signification. Il s’agit en vérité de la désorganisation nécessaire de l’organisation. Dans le cas de l’usine, quand il n’y a pas d’autres mobiles, ce pourra être le simple fait de la nécessité d’une direction, le fait que si les mouvements de l’usine étaient toujours identiques à eux-mêmes, on pourrait finir par en éliminer les hommes et la réduire à une machine autofonctionnant (laquelle à un certain moment cesserait également de fonctionner); mais le travail directif — ou plus généralement le travail de l’initiative momentanée — ne peut marcher au même rythme que le travail de l’exécution routinière planifiée, et dans les intervalles entre les moments où cette initiative s’intègre comme un complément nécessaire de ladite exécution nécessaire, elle cherche son application dans quelque « au-delà ». Les variantes du phénomène sont infinies et peuvent se dénommer inventives, fantaisistes, affectives, etc.; c’est pourquoi une analyse ultérieure serait uniquement une déviation.
Le fait brutal reconnu, les autres problèmes suivent : à l’augmentation de la production succède la lutte pour les marchés, à cette lutte la guerre, à la guerre l’accroissement hyperbolique de la production.
Si on veut faire uniquement de la physique sociale, on ne saurait oublier que c’est dans le monde anglo-saxon que le phénomène acquiert le plus grand développement et fournit la preuve la plus évidente de son existence. Déjà Marx avait pris comme point de départ de sa théorie l’observation de la fabrique anglaise et c’est pour cette raison que Marx, ainsi que toutes les autres théories socialistes, ont concentré leur critique sur le système capitaliste envisagé comme propriété privée. Il suffit d’observer ce qui est advenu dans la première application en grand de ces théories, dans l’État russe (appelé ordinairement Communisme, mais officiellement « Républiques Socialistes Soviétiques ») et, à un degré successivement décroissant dans le National-socialisme et dans le Fascisme. L’exemple russe est particulièrement remarquable parce que là — pour le peu qu’il est possible d’en connaître — domine le véritable capitalisme d’État avec exacerbation de la superproduction planifiée, de l’expansionnisme et la liberté-esclavage. La raison essentielle gît dans le fait que toutes les théories socialistes se sont uniquement préoccupées du fait de la distribution des intérêts individuels opposés aux intérêts de « classe », la définition et la délimitation des classes variant naturellement de l’un à l’autre socialisme.
La dernière guerre a amené avec elle une nouvelle forme de l’aberration capitaliste, que nous pourrions appeler la mystification scientifico-industrielle, dont la plus grande manifestation a lieu également dans le monde anglo-saxon. Nous sommes les victimes d’une propagande illimitée, au moyen de revues, de journaux, de l’écran, tendant à convaincre le public des énormes avantages matériels que promettent les récents progrès industriels, et de ceux encore plus grands qu’un avenir prochain lui prépare. Et de cette propagande, il convient, à bien des égards, de considérer la bombe atomique et ce qui s’y rapporte comme le principal exposant — propagande si intense qu’en quelques mois il est devenu un lieu commun de qualifier notre époque comme celle de l’ère atomique. Il est important de remarquer qu’à la différence de mainte autre annonçant les milliers d’inventions nouvelles, illusoires certainement pour le plus grand nombre, mais quand même réalisées du moins en partie, la propagande en question s’occupe uniquement d’une promesse particulière, à la réalisation de laquelle on n’assigne pas de date, de sorte qu’il n’est pas possible d’en éluder la signification politique.
Cette signification politique vise essentiellement à corrompre l’esprit public. Il s’agit en premier lieu de créer un alibi. Étant donné que la dernière guerre a éliminé toute retenue humaine dans le choix des moyens ; qu’on a renoncé à tout respect pour ce que furent jusqu’à tout récemment encore les lois de la guerre ; qu’on a considéré comme licite de concentrer l’effort militaire sur la destruction des centres habités ; qu’on a trouvé naturel de se défaire de l’hypocrisie d’un prétendu bombardement sélectif d’objectifs militaires et de se moquer des scrupules d’une partie encore timorée des populations, en se déterminant à la destruction aveugle de deux villes comme moyen décisif — il a, paru utile d’obtenir une espèce d’indulgence, grâce a l’apparence d’une découverte scientifique mise au point. Une découverte qui, imaginée par l’espérance d’un bénéfice matériel incalculable, exaltée par la fantaisie la plus débridée, pouvait intensifier la corruption du sens moral et faire excuser pour l’avenir la suppression de tout frein à la barbarie humaine. (En fait l’explosif continue à se produire et à s’emmagasiner en vue de tout événement possible).
Le calcul le plus simple qu’afin d’atteindre le but proposé on présente au public, tant dans la propagande cinématographique que dans l’introduction du rapport officiel sur « l’Énergie atomique à des fins militaires », est le suivant : Selon une hypothèse d’Einstein, il existe une équivalence entre la masse pesante et l’énergie, d’où il résulte que la première peut se transformer en la seconde et vice versa ; le rapport entre des qualités équivalentes d’énergie et de masse est, dans le système de mesure C. G. S., 1021 ; encore que l’unité d’énergie dans ce système de mesure soit très petite, ce facteur de multiplication est si grand que l’énergie équivalente à une goutte d’eau [[Soit 1⁄20 de gramme, d’où 1 gramme suffira pour une heure et demi et ainsi de suite. Votre billet de chemin de fer vous servira à alimenter le train afin qu’il fasse plusieurs fois le tour du globe.]] est suffisante pour actionner toute l’industrie des États-Unis pour une durée de 30 minutes. La bombe atomique a fait une réalité de l’hypothèse einsteinienne.
Ceci pour le peuple, mais quand on étudia la partie quasi scientifique du susdit Rapport officiel on découvre qu’il énonce textuellement : (§ 2.24). Des dépôts de minerai d’uranium sont connus dans le Colorado ; dans la région du lac de la Grande Ourse, au Canada ; à Joachimstal, en Tchécoslovaquie et au Congo Belge — (§ 2.25). Des grossières estimations actuelles, probablement optimistes, il ressort que l’énergie nucléaire qu’il est possible d’obtenir dans les dépôts d’uranium pourrait fournir toute la puissance nécessaire aux États-Unis pendant deux cents ans… Quiconque se rend compte, tout en appréciant la capacité industrielle des États-Unis, que ce pays n’est pas le monde entier, pourra tirer de ce qui précède les conclusions qui s’imposent.
La raison grâce à laquelle ces informations contradictoires peuvent être données avec un égal degré de vérité est facile à exposer. L’hypothèse d’Einstein est exacte, telle qu’on l’a indiquée, et elle avait atteint un certain degré de vérité expérimentale avant que ce savant énonçât hypothétiquement le principe général. Mais tout le monde connaît un principe analogue, bien plus ancien et sur lequel est fondée pour ainsi dire toute notre civilisation, le principe d’équivalence de chaleur et d’énergie. Or, une autre loi physique, la seconde loi de la thermodynamique, affirme qu’il n’est jamais possible de transformer en énergie toute la chaleur disponible. Dans le cas de l’énergie atomique une situation analogue se présente, mais beaucoup plus grave : dans l’état actuel de nos connaissances sur la nature physique, nous ne pouvons songer à transformer en énergie libre qu’une partie tout à fait infime de la masse nucléaire, c’est-à-dire celle qui, au sein de certaines substances, présentes en la planète en quantité absolument minimes (principalement l’uranium), s’y rencontre pour ainsi dire en excès, causant, par cet excès, une espèce d’instabilité (d’autres noyaux instables, qui se trouvent pareillement dans des matières très rares, le radium par exemple, sont connus de tous). Cet excès, également dans l’uranium. ne dépasse pas 1⁄10 ou peut-être 1⁄20 de la masse totale et, imaginer une utilisation supérieure est une fantaisie maladive, assimilable au rêve du mouvement perpétuel.
Voilà comment, dans le domaine de la propagande, il est possible de mentir tout en disant la vérité.
Ce qui précède se réfère uniquement à la partie morale — du point de vue de la morale courante — de la question. Pour dissiper les illusions, il est également nécessaire d’examiner d’autres considérations. Il ne suffit pas de dire que la nature met à notre disposition une certaine quantité d’énergie, il est nécessaire que cette énergie soit utilisable à des fins pratiques et il convient que l’utilisation soit rémunératrice.
Revenons à l’exemple de l’énergie calorifique : tout le monde soit qu’il n’est pas possible de produire une petite quantité de chaleur et que la meilleure manière, dans ce cas, est de transformer en chaleur l’énergie mécanique. La raison en est fournie par le vieil adage : une seule bûche ne fait. pas le feu, etc.; mais lorsqu’on a réussi avec trois bûches à produire le feu, celui-ci brûle en consumant tout le combustible disponible ; en traduisant la chose en termes un peu plus techniques, il est d’abord indispensable d’amorcer le feu, ensuite il est nécessaire que le combustible soit en quantité suffisante pour assurer la propagation de l’excitation. (plus techniquement encore, on dirait réaction en chaîne); mais une fois réalisées ces conditions, la réaction continue et toutes les ménagères de la campagne voient se consumer inutilement les braises dans la petite cheminée. De même dans le cas de l’énergie atomique, il existe un minimum de quantité et de concentration au-dessous duquel la génération utile n’est pas possible ; et dans ce cas ce minimum est assez élevé, de l’ordre de grandeur de la quantité utilisée dans la bombe.
L’exemple de l’énergie calorifique pourrait nous laisser encore une espérance : laissons brûler autant de bois que réclame le foyer ; nous transformerons l’énergie produite en une forme facile à se subdiviser (par exemple s’il s’agit d’un courant électrique) pour le profit de nombreux consommateurs de petites quantités. Mais l’observation historique nous enlèvera l’enthousiasme ; nous avons malheureusement à faire à un procédé explosif : les vitesses atomiques sont, toujours grandes. Jusqu’ici on n’a pas trouvé le moyen de faire fonctionner les machines avec la poudre ou la dynamite.
Supposons surmonté l’obstacle de la quantité : dernier et insurmontable surgit alors celui du coût. Il n’est pas nécessaire ici d’entrer dans des détails techniques qui n’ont pas été révélés, puisqu’il s’agit de secrets militaires. Quelques considérations élémentaires suffiront.
Le problème de la bombe atomique ne consistait pas à produire de l’énergie à bon marché, mais à disposer d’une énorme quantité d’énergie dans un temps très court (fractions de seconde) concentrée en un volume relativement très petit et en un poids également peu élevé (de l’ordre d’une tonne ou bien moins encore), afin de pouvoir la transporter dans le lieu indiqué. S’il avait été possible de comprimer un gaz, l’air par exemple, en le réduisant à une fraction très petite de son volume sans le priver de sa chaleur, le résultat militaire aurait été à peu près le même et on n’aurait pas hésité à employer une très grande quantité d’énergie, distribuée, si nécessaire, en un temps relativement long, pour n’en utiliser, s’il le fallait, qu’une partie, dans le temps très limité et de la façon dont il a été question ci-dessus. Je crois que cet exemple, physiquement absurde, éclaircit parfaitement la situation. De même, si l’uranium, dans des conditions déterminées, peut céder, sous forme d’énergie, une petite partie de son excès de masse, il est nécessaire de le transporter dans les conditions indiquées plus haut : tout ceci suppose en premier lieu d’importantes opérations métallurgiques d’acquisition, d’épuration, etc., opérations de bombardement atomique et sélection du produit utile (plutonium); préparation de l’eau lourde (deutérium). etc. Tout ceci donne une idée du travail (sans compter le labeur scientifique préparatoire) exigé par la construction de la bombe atomique : emploi de plusieurs centaines de milliers d’ouvriers pendant deux ou trois ans, dépense de l’ordre de deux milliards de dollars, et il n’est pas téméraire de supposer que le solde entre l’énergie consommée (en y comprenant, naturellement l’accumulation des deux milliards de dollars) et le produit de la combustion s’avère négatif.
Un éminent physicien nord-américain ― bien qu’il ne figure pas dans la liste des directeurs, assistants ou conseillera de l’entreprise — Robert A. Millikan, dans un article paru dans La Prensa de Buenos-Aires, sous le titre de « L’énergie atomique ne supplantera ni le pétrole ni le charbon comme source de puissance industrielle », concluait ainsi : « Le problème de l’accélération dans la désintégration de l’uranium peut être beau au point de vue scientifique, et ses résultats pourront trouver leur application dans nombre d’emplois utiles, mais selon nous uniquement dans ce genre d’activité où le coût est sans importance ».
Nous nous sommes appesantis sur le cas de la bombe atomique parce que, parmi les plus récents, c’est celui où la mystification est plus évidente. Mais les dernières paroles de Millikan nous incitent à considérer un problème plus important encore, quoique moins évident.
La propagande des profiteurs de la guerre — qui trouve prête à l’accueillir maintes oreilles absolument désintéressées — tend, à nous faire accepter la guerre à peu près comme une nécessaire maladie de croissance, parce qu’elle pose des problèmes urgents, stimule l’esprit d’invention et par là le progrès matériel qui, en fin de compte, se consolidera en un profit général. Il n’est même pas besoin d’attendre la future industrialisation de l’énergie atomique ; nous avons actuellement une quantité de produits chimiques, de matières plastiques, d’aéroplanes géants dont les voyages intercontinentaux, en un temps record, nous compenseront les années au cours desquelles nous ne pouvions recevoir de nouvelles de nos parents ou de nos amis.
Or, laissons de côté les produits chimiques, parce que la discrimination en est trop difficile, mais, guerre ou paix, les chimistes auraient continué à expérimenter et les industriels se seraient efforcés d’obtenir une production meilleure ou moins chère ; entre les deux guerres il y a eu un énorme développement de la production de la rayonne, du caoutchouc synthétique, du camphre synthétique (l’une ou l’autre de ces inventions était, il est vrai, favorisée par la perspective du prochain conflit, mais pas toutes). Bien avant la guerre s’était déjà développée l’industrie des substances plastiques, etc. Je le répète, distinguer entre les inventions nouvelles dues aux nécessités de la guerre et celles résultant de l’évolution naturelle des choses, est excessivement difficile. Là où le doute ne peut exister, c’est en ce qui concerne le développement de l’aviation et cela dès la phase préparatoire.
Si je dis à quelqu’un que le problème de la vitesse croissante est une dissipation inutile et criminelle des sources d’énergie que la nature place à notre disposition si je dis que l’humanité ne retire aucun avantage à ce que quelques douzaines de privilégiés puissent se transporter en 36 heures de Buenos-Aires à Londres et de Londres à la Nouvelle Delhi ; si je dis que ces Messieurs, pour se procurer ce plaisir, renoncent à jouir du paysage ou de la brise de la mer ― je sais d’avance ce qu’on me répondra. D’un côté, on me dira qu’il y a un siècle on aurait pu dire la même chose de la machine à vapeur ; de l’autre, on me citera le cas où un voyage très rapide en avion a permis à un illustre chirurgien de sauver la vie d’un malade intéressant. La réponse est simple : pour ce dernier cas, je répliquerai qu’il y a des milliers de personnes qui, occupant des situations bien plus modestes, ont péri, faute des soins opportuns, et que, si vous mettez en balance le nombre des personnes qui sont mortes ou ont souffert pour produire, expérimenter, etc., ledit aéroplane, selon toute probabilité vous enregistrerez un déficit, précisément comme dans le calcul de l’énergie atomique.
Quant à la première objection, la réponse est encore plus simple et plus instructive : la machine à vapeur n’a pas été construite dans un but de guerre. On peut poser en règle générale que parmi tant de pseudoprogrès dont est infestée notre société, peuvent être considérés comme tels et répudiés ceux obtenus dans des buts de guerre. La raison en est élémentaire : le coût n’a pas d’importance quand il s’agit de production de guerre.
Et pourquoi ces pseudoprogrès ne meurent-ils pas naturellement ? Parce qu’autour d’eux s’agglutinent des intérêts et que ces intérêts ont créé la propagande ― parce que le monde est crédule quand on fait miroiter devant lui le mirage du progrès, de l’avenir meilleur.
En grande majorité, nous nous cantonnons dans la philosophie de l’oiseau bleu ; le mirage d’un bien possible dans l’ignorance des maux qui l’accompagnent est le miracle de la marche actuelle de l’humanité. Et c’est là-dessus qu’il convient de projeter la lumière.
Il faut sans doute compter avec l’élément esthétique ; la vie est si monotone, et plus monotone encore la vie de l’ouvrier qui répète huit heures par jour le même geste, que même s’enivrer d’une illusion peut paraître en valoir la peine. Noms pouvons pourtant nous demander si, en vérité, la grande masse de l’humanité ne se trouve pas en état de jouir de quelque joie esthétique plus vraie, plus intime, plus personnelle. Et c’est là où gît peut-être le problème central. Si nous devions nous persuader que pour faire passer les vingt-quatre heures de la journée, il est absolument nécessaire que la majorité des hommes en passent 8 à fatiguer leurs muscles, 8 à dormir, 8 à manger, à faire de la politiqua et accomplir ce que font tous les autres, il serait inutile de se lamenter sur le sort du monde, même si nous devions conclure que l’humanité pourrait disparaître comme a disparu le dinosaure. Peut-être pourrions-nous également conclure que le monde tel qu’il est est le meilleur des mondes possibles.
Mais il peut valoir la peine de faire l’expérience d’un autre programme. Qu’on arrête le prétendu progrès pendant au moins une cinquantaine d’années, mieux pendant un siècle ; qu’on détruise un bon nombre d’avions, tous les canons et inutilités du même genre ; qu’on fabrique davantage de machines agricoles, de silos, de trains. La production des choses utiles augmentera, et les heures de travail diminueront tandis que croîtra la consommation. Pendant les heures restant libres, favoriser le développement intellectuel.
Je sais quelles sont les difficultés à envisager, mais on déclenche des grèves pour des raisons moins sérieuses que celle-là : si une partie importante de la population se persuadait des avantages pouvant en résulter. on pourrait obtenir bien des choses rien qu’en refusant les prétendus bienfaits d’un certain progrès.
Naturellement un programme positif doit suivre le programme négatif, mais ceci est une autre histoire
Prof. Beppo Levi