La Presse Anarchiste

Après la bombe atomique

Je crois que le pro­blème qui agite l’hu­ma­ni­té et qu’on consi­dère uni­ver­sel­le­ment comme un pro­blème poli­tique est, au contraire, un pro­blème moral. Il ne faut don­ner à ce mot « moral » aucune signi­fi­ca­tion trans­cen­dante ou, éven­tuel­le­ment, renon­cia­trice ; j’en­tends par moral ce qui est humai­ne­ment dési­rable. Le pro­blème posé, et de la solu­tion duquel dépend pro­ba­ble­ment le sort de l’hu­ma­ni­té, est de faire la lumière sur cet « humai­ne­ment désirable ».

Plus que par autre chose, la guerre de 1914 – 18 s’est ter­mi­née par l’é­pui­se­ment des armées, vic­to­rieuses comme vain­cues, et la plu­part des jeunes qui y avaient par­ti­ci­pé ont espé­ré que ce serait la der­nière guerre. Aujourd’­hui on pro­clame que le « monde est meilleur » et cepen­dant peu nom­breux sont ceux qui ne pré­voient pas pro­chaine la troi­sième guerre mon­diale ; car « le monde meilleur » est un fan­tôme que per­sonne n’ose regar­der de près.

La rai­son en est dans le fait que la civi­li­sa­tion moderne déve­loppe les consé­quences de quelques pos­tu­lats qui nous ont été légués par le 19e siècle et que l’ex­pé­rience (et le bon sens) démontrent contraires à la nature et peut-être à la conser­va­tion de l’hu­ma­ni­té. Le prin­ci­pal de ces pos­tu­lats se résume en le pré­ju­gé du pro­grès éco­no­mi­co-indus­triel.

Une chose très remar­quable est qu’à la fin du siècle der­nier on pou­vait obte­nir qu’on approuve ou pour le moins qu’on dis­cute les thèmes des illu­sions du pro­grès, de la ban­que­route de la science, de la jour­née de 4 ou 2 heures alors qu’au­jourd’­hui, dans l’o­pi­nion géné­rale, ils ont per­du défi­ni­ti­ve­ment toute signi­fi­ca­tion pour les per­sonnes sensées.

« Science » et « jour­née » sont les deux pôles de l’ac­ti­vi­té humaine : acti­vi­té dans le monde maté­riel et acti­vi­té dans le monde spi­ri­tuel ; et si nous devions cher­cher une défi­ni­tion du pro­grès, elle ne devrait être autre chose que celle-ci l’hu­mai­ne­ment dési­rable. Or, je crois qu’il n’est pas erro­né d’é­crire que toutes ces signi­fi­ca­tions sont, en grande par­tie, ou oubliées ou corrompues.

Le capi­ta­lisme et le socia­lisme admettent sans dis­cus­sion comme déno­mi­na­teur com­mun le pro­grès indus­triel et sup­posent qu’ils se dif­fé­ren­cient quant aux ques­tions de pro­prié­té, d’i­ni­tia­tive et de répar­ti­tion des uti­li­tés. Une obser­va­tion rapide démontre que ces dif­fé­rences n’exercent guère d’in­fluence que sur de petits et tran­si­toires inté­rêts de per­sonnes ou de groupes ; mais elles ne modi­fient en rien le cours géné­ral des événements.

Le pro­grès indus­triel déshu­ma­ni­sé se concré­tise en l’aug­men­ta­tion illi­mi­tée de la pro­duc­tion ; que l’u­sine dépende de la pro­prié­té pri­vée ou de la pro­prié­té col­lec­tive, le résul­tat est tou­jours le même ; tant qu’il est pos­sible d’aug­men­ter la pro­duc­tion (en quan­ti­té, qua­li­té, varié­té ― ce sont des détails sans impor­tance) elle tend tou­jours à cet accrois­se­ment comme une néces­si­té vitale.

Ana­ly­ser plus pro­fon­dé­ment les rai­sons de cette néces­si­té n’est pas dif­fi­cile et pour­rait ser­vir d’exer­cice lit­té­raire occu­pant de nom­breuses pages.

Énon­cer néces­si­té vitale est éta­blir impli­ci­te­ment le paral­lèle avec un fait bio­lo­gique bien connu : le fait que toute espèce tend à se mul­ti­plier de façon pro­gres­sive (sauf les cas où l’on constate effec­ti­ve­ment la ten­dance à l’ex­tinc­tion); et cette carac­té­ris­tique n’ap­par­tient pas seule­ment à l’es­pèce, mais aux indi­vi­dus, et aux par­ties consti­tu­tives des organes ; mais il ne faut pas regar­der cette néces­si­té comme une for­mule vide de signi­fi­ca­tion. Il s’a­git en véri­té de la désor­ga­ni­sa­tion néces­saire de l’or­ga­ni­sa­tion. Dans le cas de l’u­sine, quand il n’y a pas d’autres mobiles, ce pour­ra être le simple fait de la néces­si­té d’une direc­tion, le fait que si les mou­ve­ments de l’u­sine étaient tou­jours iden­tiques à eux-mêmes, on pour­rait finir par en éli­mi­ner les hommes et la réduire à une machine auto­fonc­tion­nant (laquelle à un cer­tain moment ces­se­rait éga­le­ment de fonc­tion­ner); mais le tra­vail direc­tif — ou plus géné­ra­le­ment le tra­vail de l’i­ni­tia­tive momen­ta­née — ne peut mar­cher au même rythme que le tra­vail de l’exé­cu­tion rou­ti­nière pla­ni­fiée, et dans les inter­valles entre les moments où cette ini­tia­tive s’in­tègre comme un com­plé­ment néces­saire de ladite exé­cu­tion néces­saire, elle cherche son appli­ca­tion dans quelque « au-delà ». Les variantes du phé­no­mène sont infi­nies et peuvent se dénom­mer inven­tives, fan­tai­sistes, affec­tives, etc.; c’est pour­quoi une ana­lyse ulté­rieure serait uni­que­ment une déviation.

Le fait bru­tal recon­nu, les autres pro­blèmes suivent : à l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion suc­cède la lutte pour les mar­chés, à cette lutte la guerre, à la guerre l’ac­crois­se­ment hyper­bo­lique de la production.

Si on veut faire uni­que­ment de la phy­sique sociale, on ne sau­rait oublier que c’est dans le monde anglo-saxon que le phé­no­mène acquiert le plus grand déve­lop­pe­ment et four­nit la preuve la plus évi­dente de son exis­tence. Déjà Marx avait pris comme point de départ de sa théo­rie l’ob­ser­va­tion de la fabrique anglaise et c’est pour cette rai­son que Marx, ain­si que toutes les autres théo­ries socia­listes, ont concen­tré leur cri­tique sur le sys­tème capi­ta­liste envi­sa­gé comme pro­prié­té pri­vée. Il suf­fit d’ob­ser­ver ce qui est adve­nu dans la pre­mière appli­ca­tion en grand de ces théo­ries, dans l’É­tat russe (appe­lé ordi­nai­re­ment Com­mu­nisme, mais offi­ciel­le­ment « Répu­bliques Socia­listes Sovié­tiques ») et, à un degré suc­ces­si­ve­ment décrois­sant dans le Natio­nal-socia­lisme et dans le Fas­cisme. L’exemple russe est par­ti­cu­liè­re­ment remar­quable parce que là — pour le peu qu’il est pos­sible d’en connaître — domine le véri­table capi­ta­lisme d’É­tat avec exa­cer­ba­tion de la super­pro­duc­tion pla­ni­fiée, de l’ex­pan­sion­nisme et la liber­té-escla­vage. La rai­son essen­tielle gît dans le fait que toutes les théo­ries socia­listes se sont uni­que­ment pré­oc­cu­pées du fait de la dis­tri­bu­tion des inté­rêts indi­vi­duels oppo­sés aux inté­rêts de « classe », la défi­ni­tion et la déli­mi­ta­tion des classes variant natu­rel­le­ment de l’un à l’autre socialisme.

La der­nière guerre a ame­né avec elle une nou­velle forme de l’a­ber­ra­tion capi­ta­liste, que nous pour­rions appe­ler la mys­ti­fi­ca­tion scien­ti­fi­co-indus­trielle, dont la plus grande mani­fes­ta­tion a lieu éga­le­ment dans le monde anglo-saxon. Nous sommes les vic­times d’une pro­pa­gande illi­mi­tée, au moyen de revues, de jour­naux, de l’é­cran, ten­dant à convaincre le public des énormes avan­tages maté­riels que pro­mettent les récents pro­grès indus­triels, et de ceux encore plus grands qu’un ave­nir pro­chain lui pré­pare. Et de cette pro­pa­gande, il convient, à bien des égards, de consi­dé­rer la bombe ato­mique et ce qui s’y rap­porte comme le prin­ci­pal expo­sant — pro­pa­gande si intense qu’en quelques mois il est deve­nu un lieu com­mun de qua­li­fier notre époque comme celle de l’ère ato­mique. Il est impor­tant de remar­quer qu’à la dif­fé­rence de mainte autre annon­çant les mil­liers d’in­ven­tions nou­velles, illu­soires cer­tai­ne­ment pour le plus grand nombre, mais quand même réa­li­sées du moins en par­tie, la pro­pa­gande en ques­tion s’oc­cupe uni­que­ment d’une pro­messe par­ti­cu­lière, à la réa­li­sa­tion de laquelle on n’as­signe pas de date, de sorte qu’il n’est pas pos­sible d’en élu­der la signi­fi­ca­tion politique.

Cette signi­fi­ca­tion poli­tique vise essen­tiel­le­ment à cor­rompre l’es­prit public. Il s’a­git en pre­mier lieu de créer un ali­bi. Étant don­né que la der­nière guerre a éli­mi­né toute rete­nue humaine dans le choix des moyens ; qu’on a renon­cé à tout res­pect pour ce que furent jus­qu’à tout récem­ment encore les lois de la guerre ; qu’on a consi­dé­ré comme licite de concen­trer l’ef­fort mili­taire sur la des­truc­tion des centres habi­tés ; qu’on a trou­vé natu­rel de se défaire de l’hy­po­cri­sie d’un pré­ten­du bom­bar­de­ment sélec­tif d’ob­jec­tifs mili­taires et de se moquer des scru­pules d’une par­tie encore timo­rée des popu­la­tions, en se déter­mi­nant à la des­truc­tion aveugle de deux villes comme moyen déci­sif — il a, paru utile d’ob­te­nir une espèce d’in­dul­gence, grâce a l’ap­pa­rence d’une décou­verte scien­ti­fique mise au point. Une décou­verte qui, ima­gi­née par l’es­pé­rance d’un béné­fice maté­riel incal­cu­lable, exal­tée par la fan­tai­sie la plus débri­dée, pou­vait inten­si­fier la cor­rup­tion du sens moral et faire excu­ser pour l’a­ve­nir la sup­pres­sion de tout frein à la bar­ba­rie humaine. (En fait l’ex­plo­sif conti­nue à se pro­duire et à s’emmagasiner en vue de tout évé­ne­ment possible).

Le cal­cul le plus simple qu’a­fin d’at­teindre le but pro­po­sé on pré­sente au public, tant dans la pro­pa­gande ciné­ma­to­gra­phique que dans l’in­tro­duc­tion du rap­port offi­ciel sur « l’Éner­gie ato­mique à des fins mili­taires », est le sui­vant : Selon une hypo­thèse d’Ein­stein, il existe une équi­va­lence entre la masse pesante et l’éner­gie, d’où il résulte que la pre­mière peut se trans­for­mer en la seconde et vice ver­sa ; le rap­port entre des qua­li­tés équi­va­lentes d’éner­gie et de masse est, dans le sys­tème de mesure C. G. S., 1021 ; encore que l’u­ni­té d’éner­gie dans ce sys­tème de mesure soit très petite, ce fac­teur de mul­ti­pli­ca­tion est si grand que l’éner­gie équi­va­lente à une goutte d’eau [[Soit 120 de gramme, d’où 1 gramme suf­fi­ra pour une heure et demi et ain­si de suite. Votre billet de che­min de fer vous ser­vi­ra à ali­men­ter le train afin qu’il fasse plu­sieurs fois le tour du globe.]] est suf­fi­sante pour action­ner toute l’in­dus­trie des États-Unis pour une durée de 30 minutes. La bombe ato­mique a fait une réa­li­té de l’hy­po­thèse einsteinienne.

Ceci pour le peuple, mais quand on étu­dia la par­tie qua­si scien­ti­fique du sus­dit Rap­port offi­ciel on découvre qu’il énonce tex­tuel­le­ment : (§ 2.24). Des dépôts de mine­rai d’u­ra­nium sont connus dans le Colo­ra­do ; dans la région du lac de la Grande Ourse, au Cana­da ; à Joa­chim­stal, en Tché­co­slo­va­quie et au Congo Belge — (§ 2.25). Des gros­sières esti­ma­tions actuelles, pro­ba­ble­ment opti­mistes, il res­sort que l’éner­gie nucléaire qu’il est pos­sible d’ob­te­nir dans les dépôts d’u­ra­nium pour­rait four­nir toute la puis­sance néces­saire aux États-Unis pen­dant deux cents ans… Qui­conque se rend compte, tout en appré­ciant la capa­ci­té indus­trielle des États-Unis, que ce pays n’est pas le monde entier, pour­ra tirer de ce qui pré­cède les conclu­sions qui s’imposent.

La rai­son grâce à laquelle ces infor­ma­tions contra­dic­toires peuvent être don­nées avec un égal degré de véri­té est facile à expo­ser. L’hy­po­thèse d’Ein­stein est exacte, telle qu’on l’a indi­quée, et elle avait atteint un cer­tain degré de véri­té expé­ri­men­tale avant que ce savant énon­çât hypo­thé­ti­que­ment le prin­cipe géné­ral. Mais tout le monde connaît un prin­cipe ana­logue, bien plus ancien et sur lequel est fon­dée pour ain­si dire toute notre civi­li­sa­tion, le prin­cipe d’é­qui­va­lence de cha­leur et d’éner­gie. Or, une autre loi phy­sique, la seconde loi de la ther­mo­dy­na­mique, affirme qu’il n’est jamais pos­sible de trans­for­mer en éner­gie toute la cha­leur dis­po­nible. Dans le cas de l’éner­gie ato­mique une situa­tion ana­logue se pré­sente, mais beau­coup plus grave : dans l’é­tat actuel de nos connais­sances sur la nature phy­sique, nous ne pou­vons son­ger à trans­for­mer en éner­gie libre qu’une par­tie tout à fait infime de la masse nucléaire, c’est-à-dire celle qui, au sein de cer­taines sub­stances, pré­sentes en la pla­nète en quan­ti­té abso­lu­ment minimes (prin­ci­pa­le­ment l’u­ra­nium), s’y ren­contre pour ain­si dire en excès, cau­sant, par cet excès, une espèce d’ins­ta­bi­li­té (d’autres noyaux instables, qui se trouvent pareille­ment dans des matières très rares, le radium par exemple, sont connus de tous). Cet excès, éga­le­ment dans l’u­ra­nium. ne dépasse pas 110 ou peut-être 120 de la masse totale et, ima­gi­ner une uti­li­sa­tion supé­rieure est une fan­tai­sie mala­dive, assi­mi­lable au rêve du mou­ve­ment perpétuel.

Voi­là com­ment, dans le domaine de la pro­pa­gande, il est pos­sible de men­tir tout en disant la vérité.

Ce qui pré­cède se réfère uni­que­ment à la par­tie morale — du point de vue de la morale cou­rante — de la ques­tion. Pour dis­si­per les illu­sions, il est éga­le­ment néces­saire d’exa­mi­ner d’autres consi­dé­ra­tions. Il ne suf­fit pas de dire que la nature met à notre dis­po­si­tion une cer­taine quan­ti­té d’éner­gie, il est néces­saire que cette éner­gie soit uti­li­sable à des fins pra­tiques et il convient que l’u­ti­li­sa­tion soit rémunératrice.

Reve­nons à l’exemple de l’éner­gie calo­ri­fique : tout le monde soit qu’il n’est pas pos­sible de pro­duire une petite quan­ti­té de cha­leur et que la meilleure manière, dans ce cas, est de trans­for­mer en cha­leur l’éner­gie méca­nique. La rai­son en est four­nie par le vieil adage : une seule bûche ne fait. pas le feu, etc.; mais lors­qu’on a réus­si avec trois bûches à pro­duire le feu, celui-ci brûle en consu­mant tout le com­bus­tible dis­po­nible ; en tra­dui­sant la chose en termes un peu plus tech­niques, il est d’a­bord indis­pen­sable d’a­mor­cer le feu, ensuite il est néces­saire que le com­bus­tible soit en quan­ti­té suf­fi­sante pour assu­rer la pro­pa­ga­tion de l’ex­ci­ta­tion. (plus tech­ni­que­ment encore, on dirait réac­tion en chaîne); mais une fois réa­li­sées ces condi­tions, la réac­tion conti­nue et toutes les ména­gères de la cam­pagne voient se consu­mer inuti­le­ment les braises dans la petite che­mi­née. De même dans le cas de l’éner­gie ato­mique, il existe un mini­mum de quan­ti­té et de concen­tra­tion au-des­sous duquel la géné­ra­tion utile n’est pas pos­sible ; et dans ce cas ce mini­mum est assez éle­vé, de l’ordre de gran­deur de la quan­ti­té uti­li­sée dans la bombe.

L’exemple de l’éner­gie calo­ri­fique pour­rait nous lais­ser encore une espé­rance : lais­sons brû­ler autant de bois que réclame le foyer ; nous trans­for­me­rons l’éner­gie pro­duite en une forme facile à se sub­di­vi­ser (par exemple s’il s’a­git d’un cou­rant élec­trique) pour le pro­fit de nom­breux consom­ma­teurs de petites quan­ti­tés. Mais l’ob­ser­va­tion his­to­rique nous enlè­ve­ra l’en­thou­siasme ; nous avons mal­heu­reu­se­ment à faire à un pro­cé­dé explo­sif : les vitesses ato­miques sont, tou­jours grandes. Jus­qu’i­ci on n’a pas trou­vé le moyen de faire fonc­tion­ner les machines avec la poudre ou la dynamite.

Sup­po­sons sur­mon­té l’obs­tacle de la quan­ti­té : der­nier et insur­mon­table sur­git alors celui du coût. Il n’est pas néces­saire ici d’en­trer dans des détails tech­niques qui n’ont pas été révé­lés, puis­qu’il s’a­git de secrets mili­taires. Quelques consi­dé­ra­tions élé­men­taires suffiront.

Le pro­blème de la bombe ato­mique ne consis­tait pas à pro­duire de l’éner­gie à bon mar­ché, mais à dis­po­ser d’une énorme quan­ti­té d’éner­gie dans un temps très court (frac­tions de seconde) concen­trée en un volume rela­ti­ve­ment très petit et en un poids éga­le­ment peu éle­vé (de l’ordre d’une tonne ou bien moins encore), afin de pou­voir la trans­por­ter dans le lieu indi­qué. S’il avait été pos­sible de com­pri­mer un gaz, l’air par exemple, en le rédui­sant à une frac­tion très petite de son volume sans le pri­ver de sa cha­leur, le résul­tat mili­taire aurait été à peu près le même et on n’au­rait pas hési­té à employer une très grande quan­ti­té d’éner­gie, dis­tri­buée, si néces­saire, en un temps rela­ti­ve­ment long, pour n’en uti­li­ser, s’il le fal­lait, qu’une par­tie, dans le temps très limi­té et de la façon dont il a été ques­tion ci-des­sus. Je crois que cet exemple, phy­si­que­ment absurde, éclair­cit par­fai­te­ment la situa­tion. De même, si l’u­ra­nium, dans des condi­tions déter­mi­nées, peut céder, sous forme d’éner­gie, une petite par­tie de son excès de masse, il est néces­saire de le trans­por­ter dans les condi­tions indi­quées plus haut : tout ceci sup­pose en pre­mier lieu d’im­por­tantes opé­ra­tions métal­lur­giques d’ac­qui­si­tion, d’é­pu­ra­tion, etc., opé­ra­tions de bom­bar­de­ment ato­mique et sélec­tion du pro­duit utile (plu­to­nium); pré­pa­ra­tion de l’eau lourde (deu­té­rium). etc. Tout ceci donne une idée du tra­vail (sans comp­ter le labeur scien­ti­fique pré­pa­ra­toire) exi­gé par la construc­tion de la bombe ato­mique : emploi de plu­sieurs cen­taines de mil­liers d’ou­vriers pen­dant deux ou trois ans, dépense de l’ordre de deux mil­liards de dol­lars, et il n’est pas témé­raire de sup­po­ser que le solde entre l’éner­gie consom­mée (en y com­pre­nant, natu­rel­le­ment l’ac­cu­mu­la­tion des deux mil­liards de dol­lars) et le pro­duit de la com­bus­tion s’a­vère négatif.

Un émi­nent phy­si­cien nord-amé­ri­cain ― bien qu’il ne figure pas dans la liste des direc­teurs, assis­tants ou conseille­ra de l’en­tre­prise — Robert A. Mil­li­kan, dans un article paru dans La Pren­sa de Bue­nos-Aires, sous le titre de « L’éner­gie ato­mique ne sup­plan­te­ra ni le pétrole ni le char­bon comme source de puis­sance indus­trielle », concluait ain­si : « Le pro­blème de l’ac­cé­lé­ra­tion dans la dés­in­té­gra­tion de l’u­ra­nium peut être beau au point de vue scien­ti­fique, et ses résul­tats pour­ront trou­ver leur appli­ca­tion dans nombre d’emplois utiles, mais selon nous uni­que­ment dans ce genre d’ac­ti­vi­té où le coût est sans importance ».

Nous nous sommes appe­san­tis sur le cas de la bombe ato­mique parce que, par­mi les plus récents, c’est celui où la mys­ti­fi­ca­tion est plus évi­dente. Mais les der­nières paroles de Mil­li­kan nous incitent à consi­dé­rer un pro­blème plus impor­tant encore, quoique moins évident.

La pro­pa­gande des pro­fi­teurs de la guerre — qui trouve prête à l’ac­cueillir maintes oreilles abso­lu­ment dés­in­té­res­sées — tend, à nous faire accep­ter la guerre à peu près comme une néces­saire mala­die de crois­sance, parce qu’elle pose des pro­blèmes urgents, sti­mule l’es­prit d’in­ven­tion et par là le pro­grès maté­riel qui, en fin de compte, se conso­li­de­ra en un pro­fit géné­ral. Il n’est même pas besoin d’at­tendre la future indus­tria­li­sa­tion de l’éner­gie ato­mique ; nous avons actuel­le­ment une quan­ti­té de pro­duits chi­miques, de matières plas­tiques, d’aé­ro­planes géants dont les voyages inter­con­ti­nen­taux, en un temps record, nous com­pen­se­ront les années au cours des­quelles nous ne pou­vions rece­voir de nou­velles de nos parents ou de nos amis.

Or, lais­sons de côté les pro­duits chi­miques, parce que la dis­cri­mi­na­tion en est trop dif­fi­cile, mais, guerre ou paix, les chi­mistes auraient conti­nué à expé­ri­men­ter et les indus­triels se seraient effor­cés d’ob­te­nir une pro­duc­tion meilleure ou moins chère ; entre les deux guerres il y a eu un énorme déve­lop­pe­ment de la pro­duc­tion de la rayonne, du caou­tchouc syn­thé­tique, du camphre syn­thé­tique (l’une ou l’autre de ces inven­tions était, il est vrai, favo­ri­sée par la pers­pec­tive du pro­chain conflit, mais pas toutes). Bien avant la guerre s’é­tait déjà déve­lop­pée l’in­dus­trie des sub­stances plas­tiques, etc. Je le répète, dis­tin­guer entre les inven­tions nou­velles dues aux néces­si­tés de la guerre et celles résul­tant de l’é­vo­lu­tion natu­relle des choses, est exces­si­ve­ment dif­fi­cile. Là où le doute ne peut exis­ter, c’est en ce qui concerne le déve­lop­pe­ment de l’a­via­tion et cela dès la phase préparatoire.

Si je dis à quel­qu’un que le pro­blème de la vitesse crois­sante est une dis­si­pa­tion inutile et cri­mi­nelle des sources d’éner­gie que la nature place à notre dis­po­si­tion si je dis que l’hu­ma­ni­té ne retire aucun avan­tage à ce que quelques dou­zaines de pri­vi­lé­giés puissent se trans­por­ter en 36 heures de Bue­nos-Aires à Londres et de Londres à la Nou­velle Del­hi ; si je dis que ces Mes­sieurs, pour se pro­cu­rer ce plai­sir, renoncent à jouir du pay­sage ou de la brise de la mer ― je sais d’a­vance ce qu’on me répon­dra. D’un côté, on me dira qu’il y a un siècle on aurait pu dire la même chose de la machine à vapeur ; de l’autre, on me cite­ra le cas où un voyage très rapide en avion a per­mis à un illustre chi­rur­gien de sau­ver la vie d’un malade inté­res­sant. La réponse est simple : pour ce der­nier cas, je répli­que­rai qu’il y a des mil­liers de per­sonnes qui, occu­pant des situa­tions bien plus modestes, ont péri, faute des soins oppor­tuns, et que, si vous met­tez en balance le nombre des per­sonnes qui sont mortes ou ont souf­fert pour pro­duire, expé­ri­men­ter, etc., ledit aéro­plane, selon toute pro­ba­bi­li­té vous enre­gis­tre­rez un défi­cit, pré­ci­sé­ment comme dans le cal­cul de l’éner­gie atomique.

Quant à la pre­mière objec­tion, la réponse est encore plus simple et plus ins­truc­tive : la machine à vapeur n’a pas été construite dans un but de guerre. On peut poser en règle géné­rale que par­mi tant de pseu­do­pro­grès dont est infes­tée notre socié­té, peuvent être consi­dé­rés comme tels et répu­diés ceux obte­nus dans des buts de guerre. La rai­son en est élé­men­taire : le coût n’a pas d’im­por­tance quand il s’a­git de pro­duc­tion de guerre.

Et pour­quoi ces pseu­do­pro­grès ne meurent-ils pas natu­rel­le­ment ? Parce qu’au­tour d’eux s’ag­glu­tinent des inté­rêts et que ces inté­rêts ont créé la pro­pa­gande ― parce que le monde est cré­dule quand on fait miroi­ter devant lui le mirage du pro­grès, de l’a­ve­nir meilleur.

En grande majo­ri­té, nous nous can­ton­nons dans la phi­lo­so­phie de l’oi­seau bleu ; le mirage d’un bien pos­sible dans l’i­gno­rance des maux qui l’ac­com­pagnent est le miracle de la marche actuelle de l’hu­ma­ni­té. Et c’est là-des­sus qu’il convient de pro­je­ter la lumière.

Il faut sans doute comp­ter avec l’élé­ment esthé­tique ; la vie est si mono­tone, et plus mono­tone encore la vie de l’ou­vrier qui répète huit heures par jour le même geste, que même s’en­ivrer d’une illu­sion peut paraître en valoir la peine. Noms pou­vons pour­tant nous deman­der si, en véri­té, la grande masse de l’hu­ma­ni­té ne se trouve pas en état de jouir de quelque joie esthé­tique plus vraie, plus intime, plus per­son­nelle. Et c’est là où gît peut-être le pro­blème cen­tral. Si nous devions nous per­sua­der que pour faire pas­ser les vingt-quatre heures de la jour­née, il est abso­lu­ment néces­saire que la majo­ri­té des hommes en passent 8 à fati­guer leurs muscles, 8 à dor­mir, 8 à man­ger, à faire de la poli­ti­qua et accom­plir ce que font tous les autres, il serait inutile de se lamen­ter sur le sort du monde, même si nous devions conclure que l’hu­ma­ni­té pour­rait dis­pa­raître comme a dis­pa­ru le dino­saure. Peut-être pour­rions-nous éga­le­ment conclure que le monde tel qu’il est est le meilleur des mondes possibles.

Mais il peut valoir la peine de faire l’ex­pé­rience d’un autre pro­gramme. Qu’on arrête le pré­ten­du pro­grès pen­dant au moins une cin­quan­taine d’an­nées, mieux pen­dant un siècle ; qu’on détruise un bon nombre d’a­vions, tous les canons et inuti­li­tés du même genre ; qu’on fabrique davan­tage de machines agri­coles, de silos, de trains. La pro­duc­tion des choses utiles aug­men­te­ra, et les heures de tra­vail dimi­nue­ront tan­dis que croî­tra la consom­ma­tion. Pen­dant les heures res­tant libres, favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment intellectuel.

Je sais quelles sont les dif­fi­cul­tés à envi­sa­ger, mais on déclenche des grèves pour des rai­sons moins sérieuses que celle-là : si une par­tie impor­tante de la popu­la­tion se per­sua­dait des avan­tages pou­vant en résul­ter. on pour­rait obte­nir bien des choses rien qu’en refu­sant les pré­ten­dus bien­faits d’un cer­tain progrès.

Natu­rel­le­ment un pro­gramme posi­tif doit suivre le pro­gramme néga­tif, mais ceci est une autre histoire

Prof. Bep­po Levi

La Presse Anarchiste