Le « Cartel d’Action Sociale et Morale » a déposé une plainte en justice contre les éditeurs d’Henry Miller l’auteur du Tropique du Cancer et du Printemps Noir, se fondant sur la loi du 29 juillet 1939 et sur un décret concernant « la famille et la natalité française », signé par M. Teitgen. Nous ne savons pas ce que renferment ces deux romans, mais il paraît que lorsque l’éditeur faisait remarquer au juge d’instruction qu’il s’agissait d’une résurrection de l’affaire Flaubert, le digne magistrat a demandé qui était ce Monsieur !
Le Comité central du Parti Communiste a condamné et interdit une revue du nom de Zvesda (l’Étoile) qui paraissait à Léningrad et qui avait publié des écrits jugés nuisibles « à l’éducation du peuple et en particulier à celle de la jeunesse. » (Notons que le divorce devient de plus en plus difficile à obtenir en U.R.S.S.).
En Grèce, le gouvernement du roi Georges II ne parle rien moins que de mettre hors la loi le parti communiste.
Ainsi, à l’Orient comme à l’Occident, la route est barrée à ceux qui veulent aller plus avant, pensent autrement et veulent rendre publique leur façon de penser. Voilà où nous a amenés la victoire qui devait nous rendre libre… Belle liberté que celle qui interdit à l’individu, à l’unité sociale, de dire ce qu’elle a dans l’esprit et de le communiquer à autrui.
Du train dont vont les choses, on ne pourra bientôt plus publier d’extraits de Rabelais, de Voltaire, d’Anatole France, etc., en attendant qu’on interdise la vente de leurs ouvrages.
O stupidité humaine !
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En Angleterre, des sinistrés, les uns las d’habiter chez des parents ou connaissances que leur présence commençait à gêner, les autres fatigués de coucher on ne sait où, se sont mis à occuper des baraques, casernements ou immeubles libres, ces derniers sis dans des quartiers aristocratiques de Londres. Puisque ces baraques sont inoccupées et que ces immeubles ― il s’agit de bâtiments immenses ― ne sont pas habités par personne ni ne servent à aucune entreprise, donc inutilisés, on ne voit pas pourquoi ces malheureux n’y logeraient pas.
Mais le gouvernement travailliste qui sévit de l’autre côté du « Channel » ne l’a pas entendu ainsi, spécialement en ce qui concerne les immeubles. Non seulement il a coupé gaz, électricité, etc., mais il a fait rendre par la Haute-Cour un décret déclarant l’occupation illégale. Les « Squatters » retourneront donc à la rue.
Détail amusant : ceux qui sont établis dans les ex-baraquements militaires ont trouvé un moyen leur permettant d’être laissés en paix. Dès que la présence de la police était signalée aux alentours, les femmes se déshabillaient et se couchaient. Imaginez des policemans anglais sortant des femmes de leur lit.
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Il existe encore aux États-Unis, un État où la prohibition est toujours légale ― c’est le Kansas, situé au centre de ce vaste pays, qui nombre 105 comtés et accuse 1.800.000 habitants répartis sur 82.276 miles carrés. La population est en majorité rurale et, au point de vue religieux, c’est une forteresse du méthodisme. Récemment le Christian Observer donnait le Kansas en exemple aux autres États de la confédération américaine : 54 comtés ne renferment aucun fou, 54 comtés ne comptent pas un seul déficient mental, 96 comtés ignorent l’assistance publique, pas un seul prisonnier dans 53 comtés et dans le pénitencier central, 56 comtés ne sont pas représentés. Ajoutons que le Kansas est l’un des États les plus fertiles, occupant la première place dans la production de blé.
Pourtant il y a une ombre au tableau : en 1942, les prisons du Kansas contenaient 1.895 détenus, c’est-à-dire, proportionnellement parlant, un nombre égal à celui des détenus de l’État de New York qui n’est pas prohibitionniste (14.397 pour une population 7 fois 55 plus considérable que celle du Kansas). En 1930, le Kansas comptait encore 18.680 analphabètes (1,2% de la population) et de 1900 à 1943, on y a lynché 54 personnes : 35 blancs et 19 noirs.
Tout ceci pour montrer que l’anti-alcoolisme imposé ne suffit pas à transformer la mentalité des individus. Il faut l’éducation. D’ailleurs l’absence d’établissement d’assistance publique ne prouve pas que les pauvres manquent, pas plus que celle d’hôpitaux pour les maladies mentales ne prouve qu’il n’y ait pas de fous : cela veut dire vraisemblablement qu’on ne les soigne pas.
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À propos de lynchage, celui perpétré à Monroe en Géorgie en juillet dernier, a revêtu un caractère particulièrement odieux. Un agriculteur de cet État avait été légèrement blessé par un ouvrier noir du nom de Malcom, qui fut remis en liberté sous caution. Peu après, cet ouvrier et sa femme accompagnés d’un autre noir et de sa compagne, effectuaient un voyage en automobile appartenant à un agriculteur, un blanc celui-là, Loy Harrison. En cours de route, ils furent arrêtés par une vingtaine d’hommes armés ; on fit descendre les quatre noirs qui furent dépêchés à coup de revolver sous les yeux de Harrison, impuissant et tenu en respect. Donc massacre de trois innocents. Mais ce n’est pas tout, le second noir assassiné ainsi avait été démobilisé récemment, après avoir combattu pendant cinq ans en Afrique et dans la zone du Pacifique ! La « justice » recherche les assassins, mais personne ne veut parler, pas même Loy Harrison, tant la crainte des représailles est grande. Ajoutons que le nombre de lynchages perpétrés en Géorgie depuis 1882 s’élève à 525 (ce chiffre ne comprend que des lynchages « officiels »).
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Pour ne pas quitter le Nouveau Monde disons qu’on s’y inquiète fort de la baisse de l’âge moyen chez les criminels, qui atteint 11, 12, 13 ans. Jadis les jeunes délinquants comptaient 16 à 18 printemps ; aujourd’hui leur âge s’étage de 7 à 15 ans. Ce qui confond l’intelligence, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement de vols, attaques à main armée, viols, etc. ― et ils sont nombreux ― mais de destructions perpétrées pour le simple plaisir de détruire. Ici c’est un grand orgue dont les tuyaux ont été sciés et le clavier mis en pièce. Là, c’est une école dont tout l’ameublement a été démoli. Ailleurs ce sont des autos dont la tapisserie a été lacérée, les pneus encloués, coupés. Dans certains endroits, les jeunes gangsters jettent ce qu’ils dérobent dans la rivière la plus proche. Arrêtés, interrogés, ils répondent « nous voulions nous amuser un brin », mais, est-ce s’amuser que de jeter, au sortir de l’école, des allumettes enflammées dans les voitures d’enfants ? La revue à laquelle j’emprunte ces détails rapporte un fait qui a stupéfié les psychologues, lesquels affirment que tous les enfants aiment les animaux. Or un groupe d’enfants âgés de moins de 15 ans s’empara de plusieurs chiens, ils les emmenèrent dans les bois ; lièrent des fils de fer autour de leur cou et les pendirent à un arbre, allumant au pied un feu destiné à achever les malheureuses bêtes. Les psychologues américains n’en reviennent pas. On ne joue pas impunément avec le feu. À force de jouer aux petits soldats, de voir projeté sur l’écran des films guerriers, d’entendre parler de massacres en série, de ruines, d’incendies, de camps d’extermination, de barbarie, d’exactions, d’infamies de toutes sortes que voulez-vous que deviennent les enfants ?
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On comprend devant tant d’horreurs qu’on en revienne au « bon sauvage », celui qu’exaltèrent et magnifièrent les encyclopédistes du 18e siècle.
Le bon sauvage de ce lendemain de guerre mondiale, c’est l’habitant de l’île, trop fameuse, de Bikini ― avant qu’elle servit de laboratoire à la cuisine atomique.
Dans son numéro du 30 juillet 1946, le périodique Juin, sous la signature de Jean Lagarde, nous parle en ces termes de ce coin de terre et de ses habitants :
« Bikini est petit. Il n’a que peu d’habitants. Les gens qui s’y connaissent affirment même que c’est l’île la plus arriérée de toutes les îles Marshall. Heureuses îles Marshall !
« Bikini… Ce mot ne résonne-t-il pas comme l’appel d’un oiseau ? Yokwee Yuk… Un rêve semble enfermé dans ces mots. Et en effet, Yokwee Yuk veut dire : amour à vous ! Et c’est le salut quotidien des habitants de Bikini.
« Bikini est l’île d’amour. Bikini est le lambeau de terre où l’amitié n’est pas un mot creux, où des hommes dignes ne rougissent pas de se promener tendrement enlacés, où sensibilité et tendresse n’ont rien de pathétique, parce qu’ils sont de tous les jours.
« Yokwee Yuk ! C’est avec ces mots que les indigènes saluent aussi les G.I., et les G.I. N’échappent guère à ce charme.
« À ces gens, écrit l’un des soldats américains, nous avons beaucoup moins à enseigner que nous avons à apprendre d’eux. Ils sont particulièrement aimables et hospitaliers, et respect et estime pour autrui sont aussi courants, aussi naturels que chez nous le contraire. Ils n’ont pas de secret les uns pour les autres, même si ils pouvaient gagner de l’argent ou se procurer des avantages. « C’est déloyal », disent-ils. Si l’un d’eux possède une habilité particulière, il essaye de l’apprendre aux autres, au lieu de l’exploiter lui-même. Si un petit garçon reçoit de nous une saucisse, une plaque de chocolat ou une tartine de confiture, il les partage aussitôt qu’on le lui demande et sans aucune hésitation. Leurs disputes, ils les règlent en les soumettant aux aînés et en faisant appel à leur décision. Leur assurance et leur dignité éclatent à chaque occasion. »
« Sur les habitants de Bikini, beaucoup d’encre a coulé. Ce petit peuple exerce son charme à des milliers de kilomètres. Voici une petite histoire qui a couru à travers la presse américaine et qui a fait le bonheur des clubs et des salons et, en effet, elle mérite d’être racontée. Un jeune marié de Bikini, apprenant que son maître et ami, un Japonais, s’apprêtait à quitter l’île, se rend au logis de celui-ci et lui parle en ces termes : « Tu me vois triste et abattu, mon noble maître, car je viens d’apprendre que tu veux nous abandonner. Je viens te demander un honneur et un service. Prends ma femme, la bien-aimée, et engendre avec elle un enfant, afin que j’aie toujours avec moi une partie de toi. Dans mes vieux jours, il me rappellera à tout instant toi et ton amour et réconfortera ma vieillesse. »
« La civilisation européenne à quelque peine à suivre ce jeune mari dans ses sentiments d’amitié et de reconnaissance. Mais aux yeux des indigènes, ce n’est là qu’un acte noble, mais normal, de gratitude et d’amitié.
« Les habitants de Bikini n’ont ni nos préjugés, ni nos préoccupations. Le mot bâtard n’existe pas dans leur langue et l’enfant d’une mère non mariée devient membre intégrant de la famille maternelle et jouit du même prestige que tous les autres.
« Le peuple de Bikini est un peuple joyeux. Il aime les fêtes, et particulièrement celles qui se déroulent la nuit sur la lagune ou en haute mer. La fête des poissons volants est l’une des plus belles que la fantaisie puisse imaginer. À la pleine lune, les hommes partent dans leur barque avec des torches allumées et chantent en gagnant le large. En haute mer commence la cérémonie de l’«appel du poisson ». Cette cérémonie consiste en un rite qui ne manque ni de solennité, ni de jubilation, et c’est dans une ambiance délirante qu’on fouette les eaux sur un rythme incantatoire. Avec les torches allumées, on excite les poissons au saut fatal. Il s’agit alors d’attraper le poisson dans son filet, pour susciter les applaudissements et les chants de louange de ses amis.
« Il était une fois… Ce n’est pas un conte de fées, c’est un conte simple, un conte d’amour à Bikini.
« Un jeune homme perdit sa femme bien-aimée dans l’épidémie de grippe qui ravagea l’île en 1943. Il était inconsolable. Ses parents et ses amis faisaient de leur mieux pour le faire oublier. Ils réussirent enfin et le jeune homme choisit une autre femme et l’épousa. Toute l’île participa à la joie. Les festivités sur terre et sur mer s’étendirent sur plusieurs jours. Cependant, tout à coup, le jeune homme réunit ses parents et ses amis, leur déclara qu’il regrettait profondément ce mariage, car il ne pouvait oublier…
Ses amis comprirent que c’était sérieux et s’inclinèrent.
« Je n’étends, dit-il et je vais mourir. »
« Et le jeune homme mourut.
« Quelques mois plus tard, le médecin chargé de la tournée d’inspection dans l’île, accosta et les notabilités soumirent à sa signature l’acte de décès du jeune époux. Dans la colonne Cause du décès, on pouvait lire : COEUR BRISÉ. »
Cela ne vous fait-il pas souvenir de Bougainville, des îles des Mers du Sud, de Tahiti ― avant que les blancs y introduisent l’alcoolisme, la prostitution, la syphilis, le commercialisme et le dieu Profit ?
Qui Cé