La Presse Anarchiste

Éros dans le IIIe reich

Chapitre I

[|Les témoi­gnages d’un géné­ral alle­mand retrai­té au sujet des anor­maux sexuels. ― Les pra­tiques homo­sexuelles. ― Leur influence dans la vie sociale, dans la poli­tique inté­rieure et exté­rieure de l’Al­le­magne. ― L’en­tou­rage de Guillaume II. ― Le comte von Eulen­burg et von Hol­stein, l’É­mi­nence Grise. — La pros­ti­tu­tion mas­cu­line ― Le chan­tage autour de l’ar­ticle 175. ― La diplo­ma­tie et les secrets de l’É­tat. ― La consan­gui­ni­té dans les sphères monar­chiques.|]

« L’his­to­rien qui désire étu­dier les erreurs et les erre­ments de la poli­tique inté­rieure et exté­rieure alle­mande de l’é­poque qui pré­cé­da la guerre (1914 – 1918) ne peut pas être indif­fé­rent aux pro­blèmes moraux. »

C’est ain­si que débute un « cha­pitre pénible » du livre « Mein Damas­kus » (édit. Fackel­rei­ter, Ham­burg, 1929) qui ren­ferme les mémoires et les témoi­gnages d’un ancien géné­ral « de dra­gons », Dr h. c. Paul Frei­hert. von Schoe­naich. Après avoir quit­té l’ar­mée, il est deve­nu à la fin de la guerre l’un des chefs du paci­fisme actif et pré­sident de la « Deutsche Frie­dens­ge­sell­schaft » qui réunis­sait des cen­taines de groupes et asso­cia­tions qui ont expri­mé, dans la mesure du pos­sible, l’es­prit de « l’autre Alle­magne », fina­le­ment étran­glée par la tyran­nie nazie.

L’au­teur ajoute que les pro­blèmes moraux qui ont été cou­verts du man­teau du silence se rap­portent par­ti­cu­liè­re­ment aux pra­tiques homo­sexuelles, qui eurent un rôle bien plus impor­tant qu’on ne le croit habi­tuel­le­ment. Après avoir esquis­sé le pro­blème au point de vue scien­ti­fique, c’est-à-dire de l’é­vo­lu­tion bio­lo­gique, qui est besoin de cen­taines de mil­liers et de mil­lions d’an­nées pour arri­ver à la dif­fé­ren­cia­tion des sexes. Von Schoe­naich montre que, même aujourd’­hui, cer­tains hommes sont ani­més de sen­ti­ments et d’im­pul­sions de nature fémi­nine et, par­fois, des femmes éprouvent le même phé­no­mène sexuel, tout comme les hommes.

La plu­part des hommes sont nor­maux, c’est-à-dire hété­ro­sexuels, — mais à cer­taines périodes de leur vie, ils sont atti­rés par le même sexe, et ils éprouvent des pen­chants anor­maux (homo­sexuels). Ces périodes peuvent durer des semaines, des mois, des années, soit à l’é­poque de la jeu­nesse ou à un âge plus avan­cé, soit chez l’homme, soit chez la femme, même à l’é­poque de leur vie com­mune, ce qui n’ex­clut point « les mariages heu­reux ». L’ar­ticle 175 du Code pénal alle­mand qui punit de l’emprisonnement les rap­ports anor­maux entre « les per­sonnes du sexe mâle » (mais non entre les femmes) a sus­ci­té de nom­breux débats dans tous les milieux. Redou­tant cet article répres­sif, de nom­breux indi­vi­dus pro­ve­nant de toutes les classes sociales alle­mandes ayant des pré­dis­po­si­tions sexuelles anor­males, non pas seule­ment ceux qui pra­ti­quaient l’ho­mo­sexua­li­té, ont été sus­pec­tés, pour­sui­vis, mis au ban de la socié­té. Toutes ces per­sonnes ont donc eu à souf­frir mora­le­ment, obsé­dées par la crainte d’être dénon­cées et tra­duites en justice.

Selon l’au­teur que nous citons plus haut, et qui fit durant de nom­breuses années des recherches dans les milieux homo­sexuels, 10% de la popu­la­tion alle­mande serait la proie de ces ano­ma­lies ! Nous avons lu en 1930, dans une revue spé­cia­li­sée, que, selon cer­taines sta­tis­tiques, l’on comp­tait en Alle­magne, qui n’é­tait pus encore deve­nu le grand Reich nazi, envi­ron deux mil­lions d’ho­mo­sexuels ; ceux-ci avaient leurs clubs et leurs asso­cia­tions, leurs cafés, leurs publi­ca­tions et leur lit­té­ra­ture spécifique.

Issus de ces milieux, d’au­cuns ont accé­dé aux fonc­tions les plus influentes de l’É­tat. On a écrit de nom­breux volumes « d’his­toires » au sujet des rela­tions éro­tiques des grands hommes d’É­tat avec leurs maî­tresses et de leur influence sur la vie poli­tique. Mais on a pas­sé sous silence les rap­ports entre les hommes d’É­tat homo­sexuels, dont l’in­fluence sur la vie sociale inté­rieure et la poli­tique exté­rieure a été néan­moins mise à décou­vert à l’oc­ca­sion de plu­sieurs grands « scan­dales », tel celui du comte von Eulen­burg, de l’en­tou­rage même du Kai­ser Guillaume Il. Étant offi­cier, von Schoe­naich a pu obser­ver ces mœurs de près, dans son milieu, cela depuis l’é­cole des cadets jus­qu’au régi­ment de la garde ; il s’in­té­res­sa spé­cia­le­ment. aux suites néfastes de ces rela­tions anor­males dans la poli­tique inté­rieure et inter­na­tio­nale, de même que leurs réper­cus­sions morales sur le peuple allemand.

Accom­pa­gné d’un poli­cier en bour­geois, il visi­ta un jour une salle de bal de la ban­lieue ber­li­noise. « Le tableau ne s’ef­fa­ce­ra jamais de mes yeux. Plu­sieurs cen­taines d’hommes et de femmes de tout âge et de toutes les classes, la plu­part maquillés, un cer­tain nombre d’hommes tra­ves­tis en femmes et de femmes habillés en hommes. Dès que nous entrâmes dans la salle bien éclai­rée, cha­cun se ren­dit compte que nous étions des visi­teurs gui­dés par la police. Il semble que le ser­vice de ren­sei­gne­ments y fonc­tion­nait à la per­fec­tion. Mais en dehors de nom­breuses mines anti­pa­thiques, flé­tries par le vice, je vis des visages aux traits fins, à l’ex­pres­sion spi­ri­tua­li­sée. Quelques-uns vou­laient pro­ba­ble­ment gagner la bien­veillance de mon ami le poli­cier, car ils nous firent le récit bru­tal et sin­cère des choses les plus cyniques ». Lorsque l’au­teur de l’ou­vrage deman­da au poli­cier pour­quoi l’on auto­ri­sait de tels bals et réunions, alors que l’ar­ticle 175 du Code Pénal était encore en vigueur, il apprit que ces « réjouis­sances » étaient inten­tion­nel­le­ment per­mises pour que les auto­ri­tés pussent mieux connaître les milieux homo­sexuels. — « Le chan­tage joue un rôle très impor­tant dans ce milieu. Nom­breux sont ceux qui sont gui­dés uni­que­ment par leurs pen­chants intimes. Mais il y a encore un très grand nombre d’in­di­vi­dus qui font des sen­ti­ments et des pré­dis­po­si­tions des autres une simple affaire d’argent… La pros­ti­tu­tion mas­cu­line joue un rôle très grand. Mal­heur à l’é­tran­ger qui a la mal­chance de tom­ber entre les mains de ces vam­pires ! Il est pres­sé comme un citron ». La menace de l’ar­ticle 175 a des effets désas­treux qui mène jus­qu’au sui­cide — et la police s’en prend, à juste rai­son, pour une fois, plu­tôt aux auteurs du chan­tage, aux pro­fes­sion­nels, qu’a leurs victimes.

Dans l’ar­mée, où le géné­ral von Schoe­naich a pu bien milieux obser­ver la pros­ti­tu­tion mas­cu­line, celle-ci s’é­tait répan­due d’une façon tel­le­ment alar­mante que les com­man­dants furent obli­gés de prendre des mesures éner­giques. De simples sol­dats étaient arri­vés à se vendre, non par goût, mais uni­que­ment pour de l’agent. Cette « pra­tique dégoû­tante » eut, au point de vue moral, les suites les plus graves dans la vie mili­taire et gagna à son tour les milieux civils — et même les couches pro­fondes de la nation. Les rap­ports entre les grades étaient en géné­ral trou­blés par l’ob­ses­sion de ce vice ; l’au­to­ri­té des offi­ciers homo­sexuels — et ceux-ci furent très nom­breux — s’exer­ça sur leurs subor­don­nés, et non pas seule­ment en ce qui concerne la « dis­ci­pline » appa­rente. La plu­part des sol­dats qui se pros­ti­tuaient ain­si étaient entiè­re­ment per­dus ; ils ne pou­vaient plus reve­nir à un métier nor­mal, car « pour­quoi se dépen­ser en des tra­vaux dif­fi­ciles, alors qu’ils avaient accès à une acti­vi­té ren­table, sans la moindre fatigue ? ».

À l’oc­ca­sion d’un grand pro­cès qui fit scan­dale on apprit « des choses vrai­ment effroyables ». La cor­rup­tion dans la vie publique ― poli­tique et mon­daine — avait ses racines dans une ano­ma­lie que l’hy­po­cri­sie de « la morale » per­sé­cu­tait grâce à un article de loi, rare­ment appli­qué dans toute sa rigueur, mais tou­jours uti­li­sé comme menace par des bandes entières d’en­tre­te­nus et de maîtres chanteurs.

Les effets étaient plus pro­fonds sur la poli­tique inté­rieure qu’on ne le croit ― « L’é­troite soli­da­ri­té de tous les inté­res­sés était funeste. Toute la vie poli­tique, éco­no­mique et sociale était mys­té­rieu­se­ment entou­rée comme d’un réseau par des indi­vi­dus qui, par leur nature et leur loi, étaient liés l’un à l’autre en une puis­sante com­mu­nau­té de des­tin ». En géné­ral le secret était bien gar­dé et de véri­tables homo­sexuels savaient com­pro­mettre des per­sonnes hono­rables, ayant des ver­tus intel­lec­tuelles et artis­tiques excep­tion­nelles, mais nor­males dans leur vie sexuelle. Dans les conseils des ministres, on dis­cu­tait sou­vent ces pro­blèmes. Von Schoe­naich lui-même était appe­lé par le ministre de la guerre pour four­nir des éclair­cis­se­ments sur cer­tains cas qui pou­vaient for­mer l’ob­jet d’in­ter­pel­la­tions au Reichs­tag. La façon dont se dérou­la le pro­cès enga­gé contre le comte von Eulen­burg enta­ma aus­si le pres­tige de la Jus­tice offi­cielle, et non seule­ment celui de la caste mili­taire impériale.

Quant aux réper­cus­sions sur la poli­tique exté­rieure, elles étaient plus graves encore. À l’é­poque de la « crise maro­caine » une revue révé­la le fait que dans une mai­son de pros­ti­tu­tion mas­cu­line bien connue, avaient lieu des ren­dez-vous intimes entre un haut fonc­tion­naire d’É­tat alle­mand et un diplo­mate étran­ger ― et que les pro­jets les plus secrets de la poli­tique alle­mande avaient été ain­si livrés aux « enne­mis ». Mais cette « tra­hi­son » ne pro­vo­qua qu’un « silence de mort » car il appa­rut qu’il y avait des inté­rêts d’É­tat bien plus grands, d’un côté comme de l’autre, pour qu’un pareil scan­dale fût étouf­fé avec un soin spécial.

Eugène Rel­gis (à suivre)

La Presse Anarchiste