Le calme de cet après-midi d’octobre était emprunt de toute une mélancolie et, au milieu de l’assoupissement embrumé de la Nature, il allait, bercé par le rêve…
Une douceur alanguie et caressante s’épandait dans son être, semblant se dégager des verdures jaunissantes, de la fadeur humide de l’humus des feuilles mortes et entassées, du silence troublé seulement par le souffle monotone du vent dans les feuillages clairsemés.
Que de joies il avait goûtées, parmi ces sentiers si souvent parcourus et où il éprouvait des impressions toujours aussi vives ! En toute saison, une harmonie se réalisait entre son état d’âme et l’émanation de la nature sous les aspects différents de la campagne et toujours il vibrait à son unisson, partageant ses désirs, sa plénitude, ses apaisements.
Au printemps, les forces puissantes du renouveau dans leur perpétuel labeur de recommencement lançaient sous le clair soleil leur hymne de vie ardente. Une activité bourdonnante emplissait l’air, mêlée à un concert ininterrompu d’oiseaux en liesse et les sèves impétueuses, jaillissant du sol, s’épanouissaient en de vertes frondaisons où semblait passer un frisson d’obscures jouissances.
Parmi cette rumeur confuse d’insectes, ces bruits d’ailes, l’éclat de ces fleurs exhalant de pénétrantes odeurs ou de suaves parfums, se découvraient les attirances et les rapprochements d’innombrables sexes impatients de se rejoindre dans cette fête de la lumière. Et c’était la même force impérative qui animait tout un monde disparate, un rut enflammé qui s’acheminait vers la fécondation finale, genèse des prochaines renaissances et sublime moment du cycle éternel de la vie !
Comme pour obéir à l’universelle impulsion, de son âme et de sa chair montait un flot d’amour et de désirs qu’il eût voulu réaliser, en proie à une inextinguible passion !
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Pendant les pesantes journées d’été, accablée par la chaleur lourde qui, sous l’éblouissante clarté, tombait du ciel, la Nature somnolait dans sa verte luxuriance et sa pleine et superbe maturité. Après les fougueux élancements printaniers, un apaisement s’était fait, ses aveugles et puissants instincts enfin satisfaits. Maintenant, gorgée et aveulie, elle s’anéantissait au milieu de son inépuisable fécondité et, dans l’air immobile, aucun appel, aucun désir ne flottait plus…
Quand, à l’heure enflammée de midi, il communiait à nouveau avec elle, un sang lourd charriait dans ses veines une torpeur physique et cérébrale, son âme était grise et nul souffle de désir ne venait plus agiter ses sens. Alors, gagné par cette ambiance morne et insipide dont l’appesantissement se reflétait dans son être, brisé de tout élan, désabusé de toute jouissance sans en avoir vidé la coupe, coulait en lui ne vie neutre et végétative.
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Cependant, il conservait pour l’hiver ses plus profondes, mais douloureuses impressions. Au milieu du sommeil glacé des champs neigeux et des buissons vides, enveloppé de la plainte lugubre du vent dans les branchages dénudés, une tristesse indicible l’emplissait tout entier. Que subsistait-il de ses espérances et de ses rêves ? La bise de la Réalité, âpre et mordante, avait, elle aussi, soufflé sur son être et, image de ces arbres squelettiques, des promesses enchantées il ne restait plus que laideur et fausseté !
Mais, de même que le Renouveau, impatient de s’élancer, couvait sous cette nature morte et froide, une indéfinissable et secrète intuition, source d’un éternel espoir, germait bientôt au fond de son cœur inapaisé comme un vague prélude de joies nouvelles et revivifiantes !
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Par cette journée d’automne, dans la paix envahissante du soir, ainsi qu’une longue mélopée, il sembla, dans sa rêverie, s’élever en lui une plainte sourde, celle de sa raison exhalant le désenchantement qui l’obsédait parfois aux heures sombres des recueillements.
La Chimère et la Fiction se partageaient le monde, foyer dispensateurs de bonheur humain, qui n’était que le fruit de l’Impalpable, l’éphémère produit de la féconde et folle imagination !
Guidé par d’instinctifs et impérieux besoins, l’être sombrait aux pieds du Factice, de l’Irééel et du Mensonge, maîtres adorés pour lesquels il sacrifiait sa quiétude et souvent sa vie, dans d’enthousiastes poussées d’amour ou de foi. Sur sa faible raison l’Ignorance et le Préjugé régnaient, genèse d’idéaux et de mysticismes dorés qui remplissaient et devenaient le but de son existence. Où était-elle donc la vraie et noble Idée, digne flamme des grands élans de lutte et d’amour, perdue dans cette confusion brumeuse de doute hanté d’illusoire ?
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Il marchait, les sens endormis, ressentant encore comme une sorte de réflexe, l’ambiance paisible et douce de la campagne qui l’entourait.
Brusquement, à un détour du chemin, une rencontre imprévue lui fit lever les yeux. La forme gracieuse d’une jeune fille, penchant sa fine tête sur un livre tenu à la main, lui apparut dans l’encadrement des verdures ocrées.
Ces cheveux d’or étaient coquettement relevés par un ruban aux reflets bleutés et chatoyants qui en ravivaient encore l’éclat et faisaient ressortir la fraîcheur de son teint et le pur carmin de lèvres à l’harmonieux dessin. Un léger corsage au flou azuré et un court tablier de soie, amincissant sa taille souple, la faisaient gracile et immatérielle.
L’infini de ses yeux, précieuses pervenches à la bistre corolle, l’avait distraitement effleuré au passage, dans la grâce d’un mouvement de tête et un ravissement le pénétrait, envahissant son inconscient à l’impulsive jeunesse. L’amour que lui faisait percevoir intensément l’atavisme de ses sens affinés l’enveloppa de son souffle enchanteur…
Mais, l’enlevant doucement à cette douce sensation, une raison implacable, fruit amer d’une ardente analyse, l’enserra traîtreusement, semblant devenir maîtresse toute-puissante de ses sentiments !
N’était-ce pas là l’Illusion qui passait ?
Cette gracieuse silhouette qui disparaissait maintenant dans le sentier sinueux, noyée sous l’écran des feuillages brunis, ne cachait-elle point une laideur ou une banalité sous cette apparente et superficielle beauté ?
Il se vit soudain démasquant le fard et l’artifice qui avaient créé de toutes pièces ce charme troublant : quelle amère désillusion viendrait encore l’assombrir, que de désirs à nouveau lancinants l’assailliraient encore !
O laids visages accouplés à la fine plastique d’un corps, regards à la divine caresse voisinant avec la difformité des traits, forme impeccable à la disgracieuse carnation, affreuse hérésie surtout d’un ensemble physique parfait abritant un esprit lourd et grossier !
La moindre difformité, l’infime déharmonie même, n’étaient-elles point semblables à cette paille, cette fissure à peine visible qui compromettent cependant la valeur ou la solidité d’une œuvre magnifique ou gigantesque ?
Mais lui, découvrirait-il jamais cette amante idéale, rêve d’un poète, perle de l’artiste, héroïne du romancier, perdue dans cette foule maquillée aux laideurs insoupçonnées sous de séduisantes enveloppes ? Et comment, dans ce mensonge universel, distinguer le faux du vrai, le superficiel du foncier ?
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Un éclair s’alluma dans son esprit soucieux de réalité. Il entrevit la déformation lente du sens critique de toute une humanité qui, poussée par un constant besoin d’aimer et de jouir, modifiait le vrai au gré de ses aspirations morales et sensuelles pour se créer toujours du bonheur !
Chacun portait aussi en soi le lourd héritage de l’ancêtre devant lequel la raison submergée demeure impuissante et passive.
Les sens ainsi obscurcis par de telles forces occultes et instinctives étaient-ils vraiment capables de discerner le Beau ?
La Nature, avec son éternelle harmonie de formes et de couleurs, lui parut le suprême refuge à son désenchantement. N’était-elle point la source originelle, le modèle parfait dont l’homme s’inspira dans ses séculaires contemplations ? Elle seule saurait toujours satisfaire ses sens épris de vrai.
Et, dans l’ordre spirituel, pour calmer d’intuitifs et impérieux besoins affectifs, n’y avait-il pas l’immortelle Tendresse, l’indéfectible Amitié et aussi la lutte émouvante pour tenter de supprimer une parcelle de l’universelle douleur ?
Cette lumineuse ascension vers l’impérissable beauté morale était la vraie dispensatrice de joies sereines et sans mélange promises à un cœur ardent !
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Mais d’où émanait donc cette voix âpre et railleuse qui, du silence de la nuit tombante, semblait maintenant s’élever, enveloppante, pour dominer peu à peu le chaos de ses impressions :
« La vie n’apparaîtrait-elle point comme un désert monotone et glacé sans les mythes, les fictions et les aveugles instincts humains ? Vaudrait-elle seulement la peine d’être vécue, dépouillée de tous ses utopiques attraits par la froide et implacable raison ?
« Et d’ailleurs à quoi bon cette philosophie décevante et cruelle, éternelle vaincue des sentiments et de la chair ?
« L’illusion berceuse, le Rêve enchanteur, suprêmes ressorts du monde douloureux, n’apportaient-ils pas la même somme de bonheur que la fuyante et insaisissable Réalité ? »
Adrien Petit