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Il faut voir avec quelle énergie, dans Der Freiheitsucher, au chapitre VIII, Mackay s’élève contre la confusion que l’usage général et corrompu du langage (allgemeinen and verderbte Sprachgebrauch) établit entre le mot « anarchie », synonyme de désordre social, de désagrégation universelle, de chaos politique, et le terme AN-ARCHIE, telle que l’entendent les individualistes an-archistes, c’est-à-dire négation de l’autorité étatiste, état de choses où l’autorité gouvernementale serait abolie [[Nos lecteurs apprendront avec intérêt que le 21 août, à la B.B.C. (Home Service), Allen Bullock a pu, un quart d’heure durant, parler de l’anarchisme. Après avoir avec humour éliminé le jet de bombes et le chaotisme, il a fourni une définition exacte du mot « anarchie », a fait l’historique du mouvement qu’il représente, entretenu ses auditeurs de Godwin, de Proudhon, de Bakounine, de Kropotkine, de Tolstoï (mais pourquoi passer sous silence Stirner et Tucker,) Il a donné à Sorel une place de premier plan (!) comme philosophe du Syndicalisme. Malgré quelques contradictions, on m’assure que grosso modo son exposé s’est avéré loyal. Il l’a terminé en expliquant que le but final de l’anarchisme était de remplacer l’état autoritaire par la libre coopération des individus. ]].
Mackay se rallie au point de vue de Tucker : si malgré tout ce qui a été fait, dans la société an-archiste, pour abolir les causes d’agression et d’empiétement, il existe encore des agresseurs et des empiéteurs, il appartiendra à ceux qu’ils menacent de se protéger, grâce à des associations de protection (Schurzgesellschaffen) rétribuées par les bénéficiaires de leurs services et se concurrençant. Ou bien si, seul, on ne peut se protéger, on s’unira à ses voisins pour le faire. Il prévoit l’existence d’une cour de justice (Gerichthof) composée de 12 jurés, par exemple, tirés au sort, et qui connaîtront des délits ou attentats contre l’être ou l’avoir des membres des associations volontaires formées par les an-archistes. Ils détermineront la façon dont l’agresseur ou l’empiéteur devra réparer le tort qu’il a causé et, si cela n’est pas ou plus possible, quelle peine doit être infligée à celui qui a mésusé de sa liberté pour attenter à la liberté d’autrui, afin qu’il se conduise mieux à l’avenir.
Stephen T. Byington, le traducteur en anglais de « l’Unique et sa propriété », adopta également le principe du jury, mais dans Ego d’avril 1921, au cas où la défense arguait que l’action reprochée était justifiable et concevable, il préconisait deux verdicts : le premier jugeant si l’action avait été perpétrée de telle façon qu’à première vue on la regarde comme criminelle, aucune excuse ou justification ne pouvant être invoquée à sa décharge — le second jugeant s’il existait une justification ou excuse valable quelconque. En cas de désaccord entre les deux verdicts, l’acquittement en résultait. D’ailleurs S. T. Byington pensait que l’existence de deux jurys, jugeant simultanément, serait préférable.
Dans sa Philosophy of Egoism (chapitre XIII) James L. Walker ne se différencie pas de l’attitude individualiste an-archiste généralement adoptée, qu’il s’agisse du fou dangereux (dangerous madman) ou de l’homme sensé, mais dangereux (dangerous sane man). « Pas de recours à la casuistique si nous ayons décidé qu’il est nuisible à notre sécurité de courir le risque de les laisser vivre l’un et l’autre. Les Égoïstes ne laisseront pas s’échapper l’agresseur en s’embarrassant de détails techniques ou de scrupules s’ils jugent nécessaire de l’expulser ou de le mettre à mort. Si donc quelqu’un en tue un autre, l’enquête aura à déterminer si oui ou non le meurtrier n’a fait que devancer l’intelligent verdict d’un jury…» (thus, too, if one has killed anonther, the enquiry will be as to whether or not the slayer mezrely anticipated an intelligent verdict by a jury)
Il reste bien entendu qu’il ne s’agit dans tout cela que de l’agresseur, de l’empiéteur, du fauteur de trouble, du rupteur de contrat, du violateur du pacte de « l’égale liberté ». L’individualisme an-archiste ne se préoccupe pas de la vie personnelle des membres de l’association volontaire ni de la façon dont ils arrangent leur existence, qu’il s’agisse des isolés ou de la famille, naturelle ou élective, etc. Il n’intervient que lorsque les faits et gestes de l’individu, de la famille, etc., deviennent un danger ou une menace pour l’association et ceux qui la constituent.
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Nous voici loin de Stirner et de « l’Unique et sa propriété », s’écrieront peut-être certains qui ne se sont jamais souciés de la partie constructive de cet ouvrage. Je me propose de montrer par les quelques citations qui vont suivre que l’accord est parfait entre le point de vue stirnerien et celui des Tucker et autres théoriciens de l’individualisme an-archiste (donc le nôtre, à quelques modifications près).
Nous savons qu’il la place de la « société humaine », Stirner propose l’association ou plutôt l’union des Égoïstes (Verein der Egoisten), et que dans cette association, il voit la dissolution de la « société ». Notre auteur n’ignore pas qu’une association à laquelle il s’attache lui enlève force liberté (manche Freiheit), mais qu’en revanche elle en garantit d’autres (dafür gewaehrt sie aber andere Freiheiten) ― qu’alors peu lui importe qu’il soit privé de telle ou telle liberté, par exemple par un contrat quelconque (z. B. durch jeden Kontract) ― il sait bien qu’on ne peut nulle part éviter une certaine limitation de la liberté, (Beschraenkung der Freiheit), car il est impossible de s’affranchir de tout ― le concept de la liberté en soi, la liberté absolue comme idéal, est la conséquence des prétentions absurdes de la religion ― si on peut considérer l’association comme procurant une nouvelle liberté, du fait qu’on y échappe à la contrainte de l’État ou de « la société humaine », cela ne veut pas dire qu’y manqueront restrictions à la liberté et à la volonté (aber der Unfreiheit und Unfreiwilligkeit wird es gleichwohl und genug enthalten) ― Stirner n’ignore pas non plus qu’on lui objectera que l’accord conclu avec ses co-associés peut devenir gênant, entraver ou limiter sa liberté, qu’il en revient en somme au principe du sacrifice d’une partie de sa liberté dans l’intérêt de la communauté (Jeder um des Allgemeinen willen einen Teil meiner Freiheit opfern müsse), mais il réplique que ce n’est nullement par amour pour la communauté ou de qui que ce soit qu’il à passé l’accord ou l’entente (Uebereinkuft), c’est dans son intérêt et même s’il sacrifiait quelque chose, ce serait dans son intérêt, par égoïsme personnel (Eigennutz). À vrai dire, en fait de sacrifice, il ne renonce, dans le pacte conclu avec ses coassociés, qu’à ce qui n’est pas en son pouvoir ou lui échappe ; en réalité, il ne sacrifie rien du tout.
Ce qui préoccupe Stirner, au sein de l’association, ce ne sont pas les obligations du contrat librement consenti, mais la conservation, la préservation de son individualité, de sort « uniquité » (Eigenheit). Or, étant venu librement à l’association, la considérant — à l’instar de ses co-associés — comme son œuvre, sa chose, sa propriété, sa créature, sa force multipliée, sachant qu’il peut la quitter, selon les termes du contrat d’association, le stirnerien constatera qu’il n’y a aucune analogie entre elle et la « société humaine », sa contrainte et sa morale imposées.
D’autre part, Stirner et les siens, pour voir autour d’eux des visages souriants, sont prêts à payer un prix équitable aux infirmes, aux malades, aux vieillards, pour qu’ils ne soient pas privés de leur présence par la faim et la misère. Quand il voit souffrir celui qu’il aime, il souffre avec lui et il n’a de repos qu’il n’aie tout tenté pour le consoler et l’égayer. Quand il le voit joyeux, sa joie le rend joyeux à son tour (Sehe ich den Geliebten leiden, so leide ich mit, und es laesst Mir keine Ruhe bis ich Alles versucht habe, um ihn zu troesten und aufzuheiterne ; sehe Ich ihn froh, so werde auch Ich uber seine Freude froh).
Lorsqu’en 1920, nous définissions la camaraderie comme une « association volontaire que souscrivent entre eux certains individualistes pour s’épargner toute souffrance inutile et évitable », nous demeurions fidèles à l’esprit stirnerien. Nous continuons à le faire en englobant la compassion, voire la pitié, dans la camaraderie et en en excluant le tant-pis pour toi.
On comprend que les coparticipants aux associations stirneriennes veuillent défendre leur œuvre, leur créature, leur propriété, leur force multipliée, contre les intrus, les envahisseurs, les agresseurs, les empiéteurs, les fauteurs de trouble de tout poil et de tout acabit, et que là où échouent raisonnement, persuasion et esprit de conciliation, ils aient recours à des moyens radicaux pour se débarrasser de ceux qui les attaqueraient et les mettre hors d’état de nuire.
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Abordons maintenant un sujet dont on ne parle guère en dehors de « l’Unique » — celui des unions ou associations d’ordre affectif, sentimental, amoureux, etc. ― unicistes ou plurales.
Il ne s’agit pas de défendre ou affirmer une quelconque propriété de l’homme sur la femme ou vice versa. Il s’agit des pactes, contrats, accords que des individus, des « Uniques » peuvent passer dans le domaine des relations affectives, sentimentales, amoureuses, etc.
Qu’il s’agisse d’unicistes ou de pluralistes à notre façon (qui considère chaque amie ou ami comme son ami ou amie unique et n’envisage les ententes conclues à ce sujet que durables — on connaît notre thèse), qu’il s’agisse d’autres formes d’associations, on ne voit pas pourquoi les unes et les autres échapperaient aux prescriptions du « droit anarchiste », tel que l’entendent en général les individualistes anarchistes. On ne voit pas pourquoi ces unions, associations, etc., ne défendraient pas ce qui constitue leur raison d’être, leur bonheur, contre les agresseurs, les fauteurs de trouble, les destructeurs d’harmonie, d’affinités électives. On ne voit pas non plus pourquoi ces tentatives de destruction, ainsi que les ruptures unilatérales des contrats ou pactes affectifs, sentimentaux, amoureux ne seraient pas l’objet de l’attention de jurys ou de cours d’arbitrage, chargés — lorsque l’accord est muet à cet égard — de déterminer les compensations, les équivalences, etc., destinées à équilibrer le tort causé, la souffrance occasionnée, la perle infligée, etc.
Dans ce domaine-là comme dans les autres, une promesse est faite pour être tenue, un pacte pour être exécuté.
On me dira qu’il existe des camarades qui, en cette matière, ne veulent ni passer de contrat, ni jurer de pacte ; d’accord, mais qu’ils ne s’attaquent pas à ceux qui n’opinent pas comme eux et laissent en repos leurs unions, familles d’élection, etc.
À titre de document, citons G. Mirchaud (Ce Qu’il Faut Dire, nº de septembre), excluant, de son « village agricole » … « Les sexuels venus pour y pécher les compagnes des autres»… « Les femmes qui sont des linottes capables de faire la révolution avec leurs cuisses et d’impressionner leurs mâles par des jérémiades qui sèment la discorde partout ». Ces bases clairement posées, on comprend que les participants à cette entreprise se défendent contre les intrus qui voudraient apporter le trouble parmi eux, sexuellement parlant.
On m’objectera les instincts irrésistibles, l’invincible passion et autres arguments de ce genre destinés à justifier certains comportements quand ce n’est pas certaines obsessions maladives (tout cela ne nous regarda pas dès lors que nous et ceux que nous aimons sommes à l’abri des conséquences de ces comportements.) Je répondrai en citant à nouveau Stirner : « La culture m’a rendu puissant » (Gewaltigen), cela ne souffre aucun doute. Elle m’a donné pouvoir sur tout ce qui impulse, aussi bien sur les impulsions de ma nature que sur les violences et les assauts du monde extérieur. Je sais que rien ne m’oblige à me laisser contraindre (zwingen zu lassen brauchen) par mes désirs, mes appétits et mes passions, et la culture m’a donné la force de les vaincre. Je suis leur Maître (Ich bin ihr Herr) [[Sans doute Stirner veut-il aller plus loin, mais il n’entend rien rejeter en abandonner (wergwerfen und aufgeben) de ce que les siècles de culture lui ont acquis)]]»
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Venons-en pour finir aux modalités de la rupture ou résiliation du pacte ou contrat lorsqu’aucune précision nette et claire n’y figure — ce qui est bien regrettable ― et quel que soit l’objet de la promesse ou de l’agrément.
La promesse ne cesse d’avoir effet, selon nous, que lorsque celle ou celui à qui elle a été faite délie de son serment celle ou celui qui a promis. Il convient de se souvenir qu’une promesse est bi-latérale et que la rompre (sauf cas tout à fait exceptionnel), sans l’assentiment de celui envers lequel on s’est engagé, est un geste d’autorité, un acte autoritaire, une violation de la liberté de ce dernier, une exploitation de sa confiance. Voilà pourquoi « l’individualiste à notre façon », qui attache tant de prix à la dignité et la loyauté de son comportement, tant d’importance aux conséquences proches ou lointaines de ses agissements ne rompra pas contrat ou pacte, à moins de clause formelle (avec, préavis, évidemment, comportant dédit d’un genre ou d’un autre) de résiliation, sans avoir amené celui avec lequel il s’était entendu à lui rendre sa parole. Sinon, s’il impose la rupture, il acceptera sans regimber les réactions de sa victime. Nous continuons à penser qu’entre camarades à notre façon toutes précautions seront prises, l’impossible sera tenté pour éviter souffrance, amertume, rancœurs, désire de représailles.
Certains individualistes qui ont en horreur les sanctions répressives proposent, en la société anarchiste, la formation et le fonctionnement de sociétés d’assurances, de mutuelles, garantissant leurs membres contre tous les dommages résultant de la rupture unilatérale ou de l’inobservation des clauses des pactes ou volants conclus volontairement. Ces sociétés ou mutuelles seraient organisées de telle sorte qu’elles fourniraient à la victime l’équivalent ou le remplacement de ce qu’on lui a enlevé, de ce dont elle a été frustrée ou privée, etc.
Il y a enfin les idéalistes qui aspirent à ce que le rupteur de contrat ou le violateur de promesse répare de lui-même le tort qu’il a causé et n’est de cesse qu’il ait indemnisé ou compensé celui qu’il a lésé ou privé ou placé dans une situation désastreuse.
Il ne faut pas oublier que la rupture du contrat, l’inobservation des clauses du pacte relèvent trop fréquemment de l’exploitation économique ou sentimentale du cocontractant lésé. On a beau jeu ensuite d’invoquer l’incapacité de volonté, le changement de conceptions, la modification d’opinions. Tout cela peut être vrai, sans doute, mais peut être également sujet à cautions. C’est pourquoi tout accord doit prévoir toutes les difficultés qui peuvent s’opposer à sa réalisation ou survenir en cours d’exécution.
Quoi qu’il en soit, Proudhon, Tucker, Mackay, Byington, Walker et autres ne pouvaient se placer que sur un plan réaliste, puisqu’il était question de « droit ».
J’entends parler de bien des côtés de mettre en pratique les thèses qui sont exposées ici. En voici deux qui pourraient se réaliser, dès lors qu’elles se cantonneraient sur un plan strictement éthique (c’est-à-dire excluant toute opération commerciale ou industrielle, etc.): la formation et le fonctionnement de sociétés ou mutuelles d’assurances ou de garanties (les adhésions étant volontaires) telles qu’elles ont été énoncées plus haut ; le fonctionnement de jurys ou cours d’arbitrage destinées à examiner les cas qui lui seraient soumis, volontairement s’entend, et à y apporter une solution.