[( Qui, parmi les anciens lecteurs de « l’en-dehors » ne se souvient des « lettres impies » d’Albérix, dont la troisième, paru dans le fascicule de mai 1939 (no330) de ce périodique ? En possession du manuscrit complet, nous en reprenons la publication.)]
Quatrième lettre
[/À Madame V. M./]
Vous pourriez me reprocher, Madame, de ne vous avoir entretenu, dans ma dernière lettre, que des familles appartenant à la grande et la petite bourgeoisie. Je voudrais aujourd’hui vous parler de celles qui, par leur haute situation dans l’échelle sociale et par leur piété religieuse, devraient ou auraient dû donner l’exemple des vertus familiales dont les dirigeants du peuple, laïques et confessionnels, les créditent à plaisir en vue de justifier la supériorité morale des bergers sur le troupeau : je veux dire les familles royales.
Je ne prélèverai mes exemples que parmi les familles des rois « qui, en mille ans firent la France », celles de tous les autres pays offrant, comme elles, les mêmes « modèles de toutes les vertus » et surtout de cet « esprit de famille » qui donne au « foyer conjugal » son caractère de sainteté, de pureté, de solidarité et d’unité tant vanté par les apologistes du genre de M. Maurois. Nous allons voir dans quelle mesure les familles royales de France en ont été les fidèles gardiennes.
Mais pourquoi, m’objecterez-vous, évoquer de vieilles histoires d’un régime qui a cessé d’exister ? Précisément pour répondre à cette affirmation de M. Maurois que la famille est « durable » et « irremplaçable ». Si ce postulat était vrai, pour lui imprimer le caractère de pérennité qu’implique le mot « durable », il faudrait dire que les révolutions successives qui ont aboli l’ancien régime en France, dont les dirigeants avaient de la famille la conception qu’ils s’en étaient faite et qu’ils avaient si victorieusement réalisée pendant mille ans, ont eu grand tort de rompre une tradition consacrée par les siècles, alors surtout que pendant mille ans le peuple s’était familiarisé avec elles sans s’indigner des mœurs familiales des, rois et des reines de France, parce que, dirait M. Maurois, il les considérait, lui aussi, comme « durables ». En bonne logique, — mais la logique nous conduirait cette fois à l’absurde — nous devrions jeter bas la République — et n’était-ce pas le vœu secret de tous ceux qui ambitionnèrent de forcer les portes de l’Académie Française — pour restaurer la royauté en engageant les futurs rois de France à reprendre les traditions familiales tout infusées d’«esprit de faucille » et si chères aux trois grandes dynasties, les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens. Je vais les exhumer à l’adresse et pour l’édification de ceux qui, croyant à la pérennité de la famille, oublient qu’elle n’a pas toujours offert, dans tous les milieux sociaux, de la base au sommet, le spectacle d’une harmonie parfaite, d’une solidarité exemplaire, d’une morale même relative et de cette unité qui constitue sa raison d’être.
Vous me pardonnerez de faire un tableau complet des « douceurs » dont les chroniqueurs et les historiens français nous disent qu’elles étaient comme acclimatées dans les familles royales. Si je limitais mon énumération à quelques-unes d’entre elles seulement, vous pourriez m’accuser de dérober à vos yeux, pour les besoins de ma démonstration, une partie de la vérité, prétextant qu’un grand nombre, peut-être même la majorité des familles royales de France, infirment ma thèse par l’exemple qu’elles ont donné de la pureté de leurs mœurs, de leur solidarité et des plus nobles vertus conjugales, paternelles et filiales. Jugez-en et ayez le courage, en dépit du dégoût que vous éprouverez à me suivre, d’aller jusqu’au bout de l’exhumation que je vais faire des horreurs royales, si semblables et si variées à la fois, et si monotones aussi par les considérations familiales qui les ont provoquées.
1. Les Mérovingiens
La famille de Clovis ― La reine Clotilde, femme de Clovis, premier roi de France, appliquant à sa manière le principe de solidarité qui doit présider à l’harmonie entre les membres d’une même famille, recommande en mourant. à ses enfants, de venger la mort des siens, égorgés par ses ennemis. Son « esprit de famille » lui faisait un « devoir de famille » d’exposer ses fils à la mort en suscitant parmi leurs victimes « l’esprit de vengeance » et de représailles. Ainsi, cette bonne reine subordonnait son amour filial à la haine implacable qu’elle avait vouée aux meurtriers de ses parents. Bien qu’elle eût contrevenu à l’ordre de Jésus-Christ, son Dieu, de ne pas tuer, l’Église l’a élevée au rang de sainte.
La famille de Clotaire Ier — Assassin de ses neveux, enfants de Clodomir, il entretient six femmes dans sa maison, épouse deux sœurs, Jugonde et Arégonde ; viole publiquement la veuve de Clodomir, dont il avait égorgé les enfants ; et la belle Radegonde, sa captive, liée par ses ordres dans son lit, est contrainte de recevoir les caresses du meurtrier de son frère. Il abuse même de la femme de son fils Charamé. Indigné, celui-ci se révolte contre son père. Vaincu par lui, il est attaché nu sur un banc, frappé de verges, ensuite enfermé avec sa femme et ses enfants dans une chaumière où l’on mit le feu.
La famille de Caribert — I1 répudie sa femme Ingoberge pour épouser sa maîtresse Miroflide ; puis, ayant conçu pour sa propre sœur une passion incestueuse, il l’arrache au monastère où elle avait pris le voile. Il quitte sa sœur pour épouser une bergère qu’il avait violée dans les champs.
La famille de Chilpéric Ier ― Chilpéric fait assassiner son frère Childebert, répudie sa femme Audonere pour épouser Galzwinthe. À l’instigation de sa concubine Frédégonde, il fait assassiner sa femme, et lui-même est tué par Landry, l’amant de sa maîtresse. Brunehaut, femme du fils de Sigebert, pour conserver son pouvoir sur les princes d’Austrasie, pourvoit elle-même à leurs honteux plaisirs et partage leurs débauches afin de faire signer aux princes, dans les moments d’ivresse, l’ordre d’égorger les hommes sages qui les auraient fait rougir de leurs dépravations. Elle fait assassiner les deux fils de Thierry, roi de Bourgogne, et elle-même écrase le plus jeune contre la muraille. Thierry avait conçu pour sa nièce un amour incestueux, Brunehaut. l’empoisonne de sa main.
La famille de Clotaire II ― Frédégonde étant tombée entre ses mains, après une bataille, Clotaire lui reproche la mort de dix rois ou fils de rois et, après l’avoir livrée pendant trois jours aux outrages de ses soldats (elle avait plus de 80 ans), il la fait lier par les cheveux, un pied et un bras, à la queue d’un cheval indompté, et ses membres furent disloqués par les coups de pied et la promptitude de la course du cheval. Clotaire ordonne la mort des quatre fils de Thierry.
La famille de Dagobert — Pour demeurer seul roi, Dagobert fait empoisonner le fils de son frère Caribert. Comme son père, il s’abandonne à tous les excès de la débauche et de l’intempérance. Il remplit son palais de concubines, répudie la reine Gomatrude et épouse trois femmes à la fois. Il fait enlever pour ses orgies toutes les jeunes filles dont la beauté attire ses regards, et il prodigue ses trésors pour donner des fêtes somptueuses à ses courtisanes et à ses mignons ; après quoi, il se réfugie dans une chapelle où, les mains jointes, il récite son rosaire. Pour cet acte de contrition, les prêtres l’enterrent dans l’église de Saint-Denis, devenus, depuis, la sépulture des rois de France non moins que lui affectés de tous les vices que la religion condamne — en principe.
2. Les Carolingiens
La famille de Charlemagne — Charlemagne commence son règne en usurpant les droits de ses neveux, les fils de Carloman, son frère, héritiers légitimes. La chronique du Monastère de Lorch témoigne des désordres de la cour du grand empereur. Pasquier l’accuse d’avoir souillé la couche de ses filles.
La famille de Louis le Débonnaire ― Louis fait crever les yeux à son neveu Bernard, petit-fils de Charlemagne. Vaincu par son fils Lothaire, celui-ci veut le déshonorer à tout jamais en le forçant de faire, vêtu d’un habit de pénitent, une confession publique de ses fautes. Il passe ses dernières années à combattre ses fils et ses petits-fils.
La famille de Charles le Chauve ― Charles prend pour concubine Richilde, qui le fait empoisonner par Boson, son frère et son amant.
La famille de Louis V — Louis V meurt empoisonné par Emma, sa mère, et par Blanche, sa femme, à l’instigation de Hugues Capet, le futur usurpateur de la couronne.
3. Les Capétiens
La famille de Robert le Pieux — Robert répudie sa femme Berthe, princesse vertueuse, pour épouser Constance, de mœurs dissolues. Hugues de Beauvais ayant exprimé un blâme sur sa conduite, elle le fait poignarder en présence du roi ; son sang rejaillit sur lui. Constance excite les deux fils que son mari avait eus de son mariage avec Berthe à se révolter contre leur père ; l’un se fait brigand de grand chemin, l’autre est par elle empoisonné.
La famille de Philippe Ier — Philippe répudie sa femme afin de prendre une maîtresse, Bertrade. Comme elle convoitait le trône, pour un fils qu’elle avait eu de Foulques, son premier mari, elle se livre contre le fils du roi à des tentatives d’empoisonnement que son royal époux lui pardonne. Sa vie de débauches ne le cède en rien à celle des reines qui l’avaient précédée.
La famille de Louis VII ― Éléonore, sa femme, entretient des amours incestueuses avec son oncle Raymond, et ses débauches avec un jeune Turc provoquent l’indignation des Croisés eux-mêmes.
La famille de Philippe-Auguste ― Philippe profite de l’absence de son bon frère Richard Coeur de Lion qui croisait à Jérusalem, pour partager ses dépouilles avec le frère du captif, l’indigne Jean Sans-Terre.
La famille de Saint-Louis ― Durant la minorité de ce roi, Blanche de Castille. sa mère, ambitionnant le pouvoir total, l’envoie en croisade dans l’espoir qu’il n’en reviendrait pas.
La famille de Louis le Hutin ― Sa femme, Marguerite de Bourgogne, ses belles-sœurs Jeanne et Blanche de Bourgogne, mariées chacune à un des fils de Philippe le Bel, se réunissent le soir dans la fameuse tour de Neslé où elles se livrent à des saturnales. Le lendemain, on trouve sur la berge les cadavres des jeunes filles et des infortunés qui avaient servi aux voluptés de ces princesses royales. Elles passent en jugement. La reine est étranglée. Gauthier et Philippe d’Aulnay, ses amants, sont mutilés des parties qui avaient péché, écorchés vifs et attachés à la queue d’un cheval qui fit trois fois le tour de la prairie de May-buisson ; après ce supplice, on leur tranche la tête et leurs corps sont pendus au gibet par dessous les aisselles.
La famille de Philippe V ― Lorsqu’il reçoit à Lyon l’heureuse nouvelle de la mort de son frère Louis, Philippe accourt à Paris, se fait régent, de son neveu, l’héritier présomptif que la femme du roi défunt venait de donner à la France et qui meurt empoisonné huit jours après sa venue au monde.
A) LES VALOIS
La famille de Jean le Bon ― Jean vend sa fille Isabelle à Galéas, duc de Milan, pour six cent mille florins qu’il alla dépenser à Londres avec la comtesse de Salisbury.
La famille de Charles VI ― Marié à Isabeau de Bavière, la nuit même de leurs noces, toute la cour, hommes et femmes, ivres de vin et de liqueurs, s’abandonnent, à la faveur d’un masque, à de grandes débauches. Madame la reine se livre incestueusement au duc d’Orléans, frère du roi. Celui-ci étant devenu fou, pour calmer sa démence, la reine, en pourvoyeuse de son mari, fait choix d’une jeune tille, Odette de Champdivers, qu’elle achète à ses parents pour la livrer aux caresses de son époux. De ce commerce naquit Marguerite de Valois, plus tard légitimée par Charles VII bâtard lui-même du duc d’Orléans. Le duc de Bourgogne ayant revendiqué la régence pendant la maladie du roi. Isabeau et son amant le font poignarder par leurs gens. Pour venger l’assassinat de son père et son propre honneur fort endommagé par le duc d’Orléans, qui se vantail d’avoir défloré sa jeune épouse, Jean-Sans-Peur résolut de se venger. Au détour de la rue Barbette, dans l’hôtel de ce nom, où la reine et son amant se livraient à des orgies nocturnes avec des mignons et des femmes perdues, il fait aposter une troupe, d’assassins. Ils guettent le duc, et à sa sortie de l’hôtel, ils lui fendent la tête à coups de hache. Indignés de la conduite de leur mère, Louis et Jean, ses deux fils, s’insurgent contre elle : ils meurent tous deux empoisonnés. Charles VII, son bâtard, ayant dénoncé les débauches de sa mère au roi, celui-ci surprend, au château de Vincennes sa femme sans vêtements dans les bras de son nouvel amant, Bois-Bourbon, auquel on fait subir la torture et que l’on jette dans un sac en Seine. Indigné à son tour contre son propre fils, Isabeau se réconcilie avec le nouveau duc de Bourgogne, et Jean-Sans-Terre devient l’amant de celle qui avait fait assassiner son père et dont il avait fait massacrer l’amant. Tandis que le roi agonise, son frère le duc d’Anjou, se tient dans la chambre voisine attendant le dernier soupir, pour mettre la main sur ses trésors, puis se rend au château de Melun où se trouvait la plus grande partie de sa fortune en lingots d’or et d’argent scellés au mur. Les maçons employés à ce travail disparurent, l’ouvrage achevé.
La famille de Charles VII — Sa femme. Marie d’Anjou, suivant la tradition de la plupart des reines de France ― et d’ailleurs — reçoit dans la couche royale ses amants d’un jour, sans que son mari en prenne ombrage, pendant que lui s’enferme au château de Chinon avec la belle Agnès Sorel. Le dauphin (le futur roi Louis XI) ayant empoisonné Agnès Sorel, il se console aussitôt dans les bras d’un nouvelle maîtresse, la baronne de Villequier, nièce de la défunte. Menacé d’être empoisonné par les partisans de son fils, il se laisse mourir de faim.
La famille de Louis XI ― Après avoir fait empoisonner Agnès Sorel, la maîtresse de son père, Louis XI fait empoisonner son propre frère, le duc de Guyenne et la dame de Montsoreau, la maîtresse de ce dernier. Puis, il fait juger, sans l’assistance des pairs, son cousin germain, le duc de Nemours, blâme l’indulgence des juges qui l’avaient fait sortir de sa cage pour l’interroger, exige qu’on lui donnât la question et, lorsqu’il fut décapité, qu’on plaça ses deux fils sous l’échafaud afin qu’ils fussent arrosés du sang de leur père.
La famille de Charles VIII ― bâtard de Louis XI. — L’historien Philippe de Commines ayant un jour reproché à la régente, sa mère, ses galanteries avec des seigneurs, des écoliers, voire même avec des dames de la cour, elle le fait enfermer dans une cage de fer au château de Loches. Elle tente même d’associer à la régence le duc d’Orléans (le futur roi Louis XII) en s’offrant à ses plaisirs.
La famille de Louis XII ― le père du peuple. ― Après la mort de sa deuxième femme, Anne de Bretagne, il épouse la sœur d’Henri VIII, Marie d’Angleterre, qui avait eu pour amant le duc de Suffolk. Les adultères avant et après la lettre étaient si fréquents dans la famille royale, qu’à la mort de chaque roi, si la reine avait survécu, il était d’usage qu’elle s’enfermât six semaines dans son appartement, et couchée, afin qu’on pût vérifier si elle était ou non en état de grossesse. Cette précaution, de pure forme, n’était qu’une manière de dissimuler au peuple l’illégitimité des naissances royales. Marie d’Angleterre se soumit à cette expertise et après qu’il fut constaté qu’elle n’était pas enceinte, François Ier en fit aussitôt sa maîtresse.
(à suivre)
Albérix