La Presse Anarchiste

Un monde sans pitié

Quand on dit que « le rire est le pro­pre de l’homme », il faudrait bien pré­cis­er : de l’homme libre ― car un peu­ple ne goûte l’hu­mour, ne pense avec humour, que dans la mesure où les plus vives intel­li­gences qui le com­posent peu­vent s’ex­primer hors de tout con­formisme. Le sens humoris­tique, pro­duit d’une société aux com­posants forte­ment indi­vid­u­al­isés — indi­vid­u­al­istes — ne se con­serve et ne prospère qu’avec la lib­erté, ne s’é­ti­ole et ne décroît que sans elle. On peut dire que la qual­ité de l’hu­mour d’une nation est un sûr critère de la lib­erté indi­vidu­elle dont jouis­sent ses com­posants, du respect dont « l’u­nique » est l’ob­jet dans ses cou­tumes et dans ses lois. Ain­si en va-t-il de l’An­gleterre et de l’Amérique, pays dont l’or­gan­i­sa­tion sociale a tous les défauts du monde cap­i­tal­iste, mais où l’in­di­vidu est encore respec­té plus que partout ailleurs. Notons en pas­sant que ce sont ces pays qui four­nissent leurs plus forts con­tin­gents aux mou­ve­ments paci­fistes et de fra­ter­nité humaine, et qui recon­nais­sent l’ob­jec­tion de con­science ; — ceci ne sort pas de mon propos.

On peut con­sid­ér­er l’hu­mour comme l’arme par excel­lence de la réac­tion de « l’Un » con­tre le pou­voir. Les hommes de gou­verne­ment sont d’au­tant moins sen­si­bles ou ridicules qu’ils s’avèrent plus médiocres et plus omnipo­tents. Or c’est un fait actuel que les médiocres et les nuls s’élèvent, prospèrent, s’in­crus­tent au pou­voir. Et non con­tents d’abuser d’une puis­sance acquise, à la foire d’empoigne, faut-il encore qu’ils se fassent quo­ti­di­en­nement encenser par une presse tris­te­ment vénale. En face de la per­pétuelle et crois­sante infla­tion de la vérité, de l’abus du super­latif dont jour­nal­istes et politi­ciens se ren­dent coupables, l’homme libre réag­it par l’hu­mour caus­tique. D’un côté de la rampe il y a les guig­nols, et de l’autre le Titi qui se gausse d’eux.

Cette réac­tion indi­vidu­elle et pop­u­laire dis­paraît dans la mesure exacte où les guig­nols se font pren­dre au sérieux par leur peu­ple. En Alle­magne nazie, en Ital­ie fas­ciste, la car­i­ca­ture des puis­sants du jour est inter­dite. Alors qu’en Angleterre, en pleine guerre, les humoristes poli­tiques por­tent des coups féro­ces à Churchill, en pays total­i­taires, les dessi­na­teurs de l’ironie offi­cielle réser­vent leurs traits aux enne­mis extérieurs. Là où dis­paraît l’ex­pres­sion d’une pen­sée orig­i­nale indi­vidu­elle, dis­paraît aus­si l’hu­mour pour faire place à la Pro­pa­gande qui n’en est que la car­i­ca­ture. Comme la pein­ture, le théâtre, la musique, le ciné­ma au ser­vice des mots d’or­dre éta­tiques sont la car­i­ca­ture de ces mêmes arts à l’é­tat libre. La pro­pa­gande tue toute expres­sion indi­vidu­elle. L’hu­mour et l’o­rig­i­nal­ité n’ont pas cours, per­dent même toute audi­ence, là où la lib­erté dis­paraît. Les généra­tions for­mées par ces méth­odes que Kœstler nous dépeint si bien, arriveront à ne plus attach­er aucun sens à ces mots, et c’est bien la pire dégra­da­tion que l’homme puisse subir.

Que le milieu lib­er­taire, dernier refuge de l’e­sprit indi­vid­u­al­iste dans un monde de plus en plus con­formiste, soit aus­si le refuge de l’hu­mour et son foy­er ardent ! L’hu­mour se défend tout seul, en exis­tant sim­ple­ment, en s’ex­erçant. Il est, du rire puis­sam­ment sar­cas­tique de Juvé­nal au sourire incisif ou bon enfant. d’un Bref­fort ou d’un Cam­pi­on, l’arme de l’in­tel­li­gence vive et légère con­tre la lour­deur des puis­sances en place qui l’op­pressent à tra­vers les temps. Un monde sans humour serait un monde d’au­to­mates indignes du nom d’hommes.

Con­stant Whar


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