La Presse Anarchiste

À l’Union Syndicale de la Seine

Le 31 août se tenait à Paris le Comité Général de l’U­nion des Syn­di­cats. Voyons un peu ce qui y fut dit. Mais avant d’abor­der les harangues pronon­cées, il n’est pas inutile de dress­er, en quelques mots, le tableau de la salle où il se tient, ce qui per­me­t­tra au lecteur de réalis­er plus facile­ment l’am­biance dans laque­lle se déroula cette man­i­fes­ta­tion bur­lesque­ment théâtrale.

De suite en entrant on aperçoit au fond de la salle la tri­bune, flan­quée d’un superbe dra­peau tri­col­ore. À droite et à gauche de celle-ci, de larges cal­i­cots sur lesquels on peut lire notam­ment : « Pro­duire, c’est faire échec aux trusts. » À cela s’a­joutent des dra­peaux rouges sur­mon­tés de la fau­cille et du marteau. Ce dra­peau tri­col­ore, ces dra­peaux rouges sur­mon­tés de l’emblème sovié­tique, cet appel à la pro­duc­tion résu­ment en des for­mules ramassées et sai­sis­santes tout ce que les ora­teurs vont dire, — à l’ex­cep­tion de Sréhour qui demeure « con­fédéral » bon teint et fait preuve de courage.

Il manque cepen­dant une évo­ca­tion pic­turale qui com­pléterait bien le tableau : des tra­vailleurs à la besogne, sur­veil­lés par des gen­darmes, des gardes-chiourmes, des indus­triels, lev­ant des toasts avec des dirigeants syn­di­caux leur ten­dant frater­nelle­ment la main.

La séance s’ou­vre par un exposé, fait par l’un des secré­taires de l’U­nion, de ce que doit être l’ac­tiv­ité syn­di­cale. « D’abord faire tout pour le main­tien de la démoc­ra­tie et pour per­me­t­tre la renais­sance française. » « Châ­ti­ment pour les traîtres à la patrie. » Le cumul des man­dats poli­tiques et syn­di­caux ? Et pourquoi pas ? Ce qui compte avant tout, c’est de « déjouer le com­plot con­tre la république ». Aucune idée fon­da­men­tale­ment syn­di­cal­iste dans ce bavardage d’une heure.

Un délégué vient nous van­ter les bien­faits de la col­lab­o­ra­tion (qui devient ici de la frater­ni­sa­tion) entre le patronat et le salari­at. Et de pré­cis­er, pour que nul n’en ignore, qu’il faut, pour les salariés, se met­tre d’ar­rache-pied au, tra­vail. Il n’est plus temps de « faire le lézard » sur les chantiers, dans les ate­liers. « Finie l’époque où il était de bon ton de regarder l’heure avec impa­tience pour quit­ter au plus tôt le labeur et ren­tr­er chez soi ! En avons-nous eu, du mal, à faire com­pren­dre aux ouvri­ers qu’il fal­lait tra­vailler dur et renon­cer à cer­taines con­cep­tions de l’ac­tion syn­di­cale ! » Et à peu près ceci : « On com­mence à nous com­pren­dre, mais nous saurons néan­moins con­tin­uer d’être vig­i­lants ; nous veillerons de plus en plus à ce que l’idée de flâner­ie dis­paraisse à jamais du cerveau du salarié. »

L’o­ra­teur, après avoir stig­ma­tisé tous les méfaits du tra­vail à la tâche, en vient à van­ter les bien­faits du principe de la norme qui est déjà mis en appli­ca­tion dans cer­taines entre­pris­es et qui, cepen­dant, aboutit aux mêmes abus que le sys­tème qu’il vient de décrier et en est même une aggra­va­tion. En effet, cette « norme » con­siste en un ren­de­ment min­i­mum imposé au salarié s’il veut avoir droit au salaire min­i­mum de sa caté­gorie pro­fes­sion­nelle. Tant pis pour lui s’il est inféri­or­isé physique­ment par l’âge ou la mal­adie. Passé le ren­de­ment min­i­mum, toute une gamme de primes vient « encour­ager l’ou­vri­er à pro­duire tou­jours davan­tage. » (C’est, en fait, le stakhanovisme, le « tâcheronat » de Russie importé en France.)

À son tour, Rey­naud nous assure que, « la bataille de la pro­duc­tion n’est pas gag­née. » « Le prob­lème du rav­i­taille­ment ne sera pas résolu par des marchés avec l’Amérique. » Pour lui, il vaut mieux que les pro­lé­taires de ce pays con­tin­u­ent à se ser­rer la cein­ture plutôt que de « sub­or­don­ner l’é­conomie française à l’in­flu­ence des puis­sances étrangères ». Il est peu prob­a­ble que les salariés, qui ont faim, parta­gent une opin­ion aus­si sage­ment « écon­o­miste ». Par­i­ons que si, en l’occurrence, les marchés passés l’é­taient, avec l’U.R.S.S., Rey­naud ne serait pas si soucieux de « indépen­dance économique de la France ». (D’ailleurs, l’U.R.S.S. elle-même ne se fait pas faute de pass­er, avec les U.S.A., les marchés dont elle a besoin.).

Et il en arrive enfin à la. ques­tion qui préoc­cupe présen­te­ment tous les apoth­icaires de la ques­tion sociale : le ref­er­en­dum. « On accusera peut-être le mou­ve­ment syn­di­cal de faire de la poli­tique ? Mais qui osera dire que l’é­conomique peut se sépar­er du poli­tique ? Entorse aux statuts de la C.G.T.? Ils en ont vu d’autres, les statuts, et ils en ver­ront bien d’autres ! » Détails que tout cela auprès des néces­sités élec­torales. « Le mou­ve­ment syn­di­cal doit se pronon­cer en cette matière. » Et de con­clure : « Les vieux par­tis répub­li­cains doivent s’u­nir pour la défense de la démoc­ra­tie et de la république. » (Que de galanterie envers les rad­i­caux!) « À l’œuvre pour une Assem­blée pop­u­laire souveraine ! »

Voilà dans quelle mare poli­tique stagne le mou­ve­ment syn­di­cal parisien. À enten­dre tous ces sali­vauds, l’im­pres­sion est que l’on se trou­ve bien plus au milieu de chiens de garde de la classe ouvrière que par­mi ses défenseurs. Il n’y est ques­tion que d’amen­er à la rai­son les exploités qui ne voudraient pas s’as­sim­i­l­er la for­mule du jour : pro­duire avant toute chose.

Ain­si, de reniements en reniements, les représen­tants des grandes organ­i­sa­tions syn­di­cales devi­en­nent les gen­darmes des syn­diqués et les plus sûrs défenseurs de l’or­dre cap­i­tal­iste, — qu’ils ne par­lent plus de ren­vers­er. Il n’est plus ques­tion. de tir­er par­ti des défail­lances du régime actuel pour le sup­primer com­plète­ment, mais au con­traire de musel­er ceux qui penseraient encore en révolutionnaires.

Notre foi en la trans­for­ma­tion sociale n’en est cepen­dant pas ébran­lée. Car nous savons que si bon nom­bre de ceux qui se dis­ent les représen­tants des tra­vailleurs sont cor­rom­pus, la masse exploitée, elle, demeure saine. (Même chez les intel­lectuels.) C’est en elle que nous avons con­fi­ance. Et c’est pourquoi, mal­gré la tristesse que nous éprou­vons en con­statant l’in­flu­ence néfaste qu’ont sou­vent sur elle de bien mau­vais berg­ers, nous com­bat­tons avec elle au sein de la C.G.T.


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