La Presse Anarchiste

Crise du dollar ou la maladie sénile du capitalisme

[(La crise du cap­i­tal­isme a subi un nou­veau développe­ment dans le courant du mois d’août. Nous avons abor­dé les ques­tions moné­taires dans l’ar­ti­cle de la « Soli » du mois de juin ; « Marasme moné­taire, nou­velle crise du cap­i­tal ». L’ar­ti­cle ci-dessous n’en est que la suite ; il est à crain­dre que le feuil­leton ne soit pas fini et qu’il y ait encore beau­coup de « suite au prochain numéro»… Une fois de plus les tra­vailleurs doivent s’at­ten­dre à pay­er les pots cassés.)]

Le dollar morose

Quelques expli­ca­tions d’ensem­ble sont néces­saires. La mon­naie, dont une des fonc­tions est de per­me­t­tre les échanges, est émise par une banque cen­trale sous con­trôle de l’É­tat. Cette mon­naie a une valeur qui est garantie par un cer­tain poids d’or détenu par l’É­tat. La quan­tité de mon­naie mise en cir­cu­la­tion dépend, en principe, de la quan­tité d’or émise par l’État.

Le sys­tème théorique­ment en vigueur actuelle­ment s’ap­pelle le Gold Exchange Stan­dard (étalon de change or): une mon­naie émise par un pays est non seule­ment gagée sur une cer­taine quan­tité d’or, mais aus­si et en même temps par les devis­es d’une autre nation. Ain­si, au siè­cle dernier, un pays qui n’avait pas beau­coup d’or dans ses caiss­es pou­vait émet­tre de la mon­naie sur la base de ses réserves en ster­ling, la mon­naie forte du moment. C’est la crainte d’une pénurie de métal pré­cieux, et donc la néces­sité d’é­conomiser « l’usage de l’or par le main­tien de réserves sous formes de bal­ances à l’é­tranger » qui a sus­cité l’of­fi­cial­i­sa­tion de l’é­talon de change or.

Mais un tel sys­tème implique comme con­di­tions qu’il n’y ait qu’un seul pays à mon­naie de réserve (aujour­d’hui le dol­lar) et que cette mon­naie de réserve soit échange­able à tout moment par ses déten­teurs con­tre de l’or. Sinon, on n’est plus en régime d’é­talon or, mais en régime d’é­talon dollar.

Or, en mars 1968, à la suite de la plus fan­tas­tique spécu­la­tion sur l’or jamais vue, le Sénat améri­cain vote d’ur­gence la sup­pres­sion de la cou­ver­ture or du dol­lar : le dol­lar n’est plus con­vert­ible en or, nous sommes en régime d’é­talon dollar.

En déci­dant de sus­pendre la con­vert­ibil­ité du dol­lar en or, Nixon n’a fait qu’of­fi­cialis­er une sit­u­a­tion de fait : le stock d’or des États-Unis était descen­du au-dessous du seuil des 10 mil­liards de dol­lars (min­i­mum légal) et le mon­tant des dol­lars détenus à l’é­tranger était six fois supérieur en valeur au stock d’or détenu à Fort Knox.

Pra­tique­ment, cela sig­nifi­ait que si les déten­teurs de dol­lars venaient tous réclamer leur con­trepar­tie en or, ils ne pour­raient être sat­is­faits qu’à con­cur­rence de 10 mil­lions de dol­lars ; et même pas car les réserves de la tré­sorerie des E.-U. ne peu­vent pas, par déci­sion du gou­verne­ment, descen­dre au-dessous de 10 mil­liards de dol­lars. Les déten­teurs de dol­lars ne pour­raient donc pra­tique­ment pas être rem­boursés du tout. Ils ne peu­vent donc que con­sid­ér­er qu’ils ont prêté cette somme aux États-Unis, somme qui ne sera jamais rem­boursée et qui entre autres aura servi aux USA à financer la guerre du Viet­nam, à financer l’achat par les Améri­cains d’en­tre­pris­es en Europe et au Japon, etc.

La diminu­tion des devis­es en or des E.-U. est la con­séquence du grave déficit budgé­taire et du déficit de la bal­ance des paiements : 62 mil­liards de dol­lars pour les six pre­miers mois de 1971.

La bal­ance des paiements, c’est la com­para­i­son des entrées et des sor­ties d’ar­gent d’un pays pen­dant un temps déter­miné. Cette bal­ance des paiements com­prend : la bal­ance com­mer­ciale (impor­ta­tions-expor­ta­tions), les mou­ve­ments de cap­i­taux (entrées et sor­ties de cap­i­taux autres que celles cor­re­spon­dant aux presta­tions de marchan­dis­es et de ser­vices) et la bal­ance des « indivisibles ».

Depuis longtemps, la bal­ance des mou­ve­ments de cap­i­taux était défici­taire, à cause des énormes investisse­ments faits à l’é­tranger et de l’en­tre­tien de forces mil­i­taires à l’ex­térieur. (Cf. « S.O. » de juin, page 3, « l’im­péri­al­isme US et déficit budgé­taire ».) Mais jusqu’à main­tenant, le déficit de la bal­ance des cap­i­taux était com­pen­sé par l’ex­cé­dent de la bal­ance com­mer­ciale : l’é­conomie européenne, endom­magée par la guerre, ne pou­vait con­cur­rencer celle des USA, ces pays donc achetaient plus qu’ils ne vendaient aux USA.

Mais depuis dix ans, les États-Unis se heur­tent à la fois à l’ac­croisse­ment des dépens­es impro­duc­tives (guerre du Viet­nam, etc.) et à la con­cur­rence crois­sante de l’Eu­rope et du Japon. Le résul­tat, c’est que pour la pre­mière fois depuis dix ans, les États-Unis con­nais­sent un déficit com­mer­cial : 782 mil­lions de dol­lars ces trois derniers mois. Le remède « nor­mal », lors d’un déficit de la bal­ance des paiements est la déval­u­a­tion : la mon­naie déval­uée est échangée con­tre une moin­dre quan­tité d’or ; par rap­port aux autres pays, les pro­duits du pays qui a déval­ué sont moins chers, ce qui favorise l’ex­por­ta­tion. Ces pro­duits sont moins chers sur les marchés étrangers ; les pro­duits étrangers sont moins com­péti­tifs sur le marché nation­al ; il y a donc diminu­tion des importations.

Mais, comme nous l’avons vu, le dol­lar est util­isé comme mon­naie de réserve. Lorsque les autres pays ont un déficit dans leur bal­ance des paiements, ils peu­vent, pour y faire face, puis­er dans leurs réserves d’or, mais aus­si dans leurs réserves de dol­lars. Cela est val­able aus­si pour les États-Unis, ce qui fait qu’ils règ­lent leur déficit par leur pro­pre mon­naie… C’est-à-dire en faisant fonc­tion­ner la planche à bil­lets. Dans un cer­tain sens, on peut donc dire que les États-Unis sont les plus fan­tas­tiques fab­ri­cants de fausse mon­naie de l’his­toire puisqu’ils pou­vaient fab­ri­quer des dol­lars pour éponger leur déficit.

Néan­moins les expé­di­ents envis­agés ont des lim­ites et les USA se sont trou­vés devant deux pos­si­bil­ités : con­train­dre les pays européens et le Japon à réé­val­uer leur mon­naie ; ou déval­uer le dollar.

Obtenir que les autres pays réé­val­u­ent, c’est les pouss­er à un qua­si-sui­cide économique. De plus, oblig­er une dizaine d’É­tats à pren­dre de telles mesures en même temps posait des prob­lèmes… D’autre part, une déval­u­a­tion impor­tante du dol­lar entraîn­erait une déval­u­a­tion de toutes les autres mon­naies (cf. « S.O. » de juin : « le proces­sus spécu­latif »), ce qui ne saurait man­quer à terme d’être dan­gereux aus­si pour l’é­conomie améri­caine ; en effet, les expor­ta­tions améri­caines s’en trou­veraient ralen­ties et les bien­faits de la déval­u­a­tion du dol­lar se trou­veraient annulés. C’est une solu­tion moyenne qui a été adop­tée, une déval­u­a­tion déguisée : sur­taxe de dix pour cent sur les impor­ta­tions de cer­tains pro­duits, blocage des salaires et des prix. Comme le prési­dent Nixon refuse d’in­stau­r­er un con­trôle et s’en remet à la bonne volon­té des patrons, les tra­vailleurs améri­cains en fer­ont les frais car il est tou­jours plus facile de faire mon­ter les prix en douce que d’obtenir des aug­men­ta­tions de salaires.

Conséquences de la crise

La sur­taxe de 10 % sur les impor­ta­tions des États-Unis vont per­me­t­tre à ceux-ci d’ex­porter leur chô­mage, assez élevé, vers l’Eu­rope. Ce chô­mage touche en par­ti­c­uli­er les jeunes et les Noirs, caté­gories par­ti­c­ulière­ment remuantes. Par quels mécan­ismes le chô­mage sera-t-il exporté ?

La sur­taxe de 10 % réduira les impor­ta­tions améri­caines. Le con­som­ma­teur améri­cain achètera plus de pro­duits « made in USA ». Cela favoris­era l’in­dus­trie améri­caine au détri­ment des indus­tries européennes, ce qui per­me­t­tra d’élever le niveau de l’emploi, et donc de résor­ber le chô­mage (rel­a­tive­ment).

Mais inverse­ment, si les USA importeront moins, l’Eu­rope va moins exporter. La pro­duc­tion européenne va dimin­uer, donc aus­si le niveau de l’emploi en Europe. En effet, une baisse d’un pour cent dans le chiffre de nos ventes à l’é­tranger provoque une sup­pres­sion de 20.000 emplois…

Il va donc y avoir un trans­fert de chô­mage des États-Unis vers les autres pays indus­tri­al­isés. Mais ces pays, pour faire face à l’in­fla­tion, vont être ten­tés d’im­pos­er à leur tour une sur­taxe à leurs impor­ta­tions (la France importe deux fois plus des États-Unis qu’elle n’y exporte) afin de réex­porter ailleurs le chô­mage qui leur vient des États-Unis.

Les « parte­naires » des USA vont donc exporter le chô­mage vers les pays du tiers monde, où il existe à l’é­tat endémique.

Mais les mesures pris­es par Nixon peu­vent se retourn­er con­tre les États-Unis. Elles peu­vent, en appau­vris­sant l’Eu­rope et le Japon, provo­quer la baisse des ventes de marchan­dis­es « made in USA ». On sait que l’une des raisons invo­quées par Nixon est le rétab­lisse­ment de la bal­ance com­mer­ciale, défici­taire de 23 mil­liards de dol­lars. Mais si les impor­ta­tions des États-Unis provenant d’Eu­rope et du Japon vont baiss­er, les expor­ta­tions des USA vers ces pays vont baiss­er aus­si, ce qui ne règle pas le prob­lème du déficit invoqué. 

On sait aus­si que depuis le XIXe siè­cle, les USA pra­tiquent une poli­tique de hauts salaires par rap­port au reste du monde. Cette poli­tique place les pro­duits améri­cains, sur le marché US lui-même et sur le marché inter­na­tion­al, en mau­vaise posi­tion par rap­port aux pro­duits européens, puisque les hauts salaires provo­quent de hauts prix de revient et donc de hauts prix de vente.

Pour pro­téger leur économie, les gou­verne­ments améri­cains ont pra­tiqué des tar­ifs douaniers afin de com­penser les désa­van­tages que subis­saient leurs pro­duits. Or, cer­tains théoriciens affir­ment que l’in­térêt bien com­pris des pays rich­es et en par­ti­c­uli­er des USA n’est pas de se pro­téger de la con­cur­rence des pays à bas salaires. Philippe Simon­not, dans « le Monde » du 24 août, dit : « Si en effet ils accep­taient franche­ment cette con­cur­rence, ils pour­raient se débar­rass­er au prof­it des pays pau­vres de leurs indus­tries de main‑d’œuvre et à tech­nolo­gie tra­di­tion­nelle, qui freinent leur pro­grès économique, et se spé­cialis­er dans les indus­tries gross­es util­isatri­ces de cap­i­tal et à tech­nolo­gie avancée où juste­ment leur avan­tage est le plus grand. »

La place nous manque pour dévelop­per ce qu’une telle analyse implique, en par­ti­c­uli­er un écart crois­sant entre pays rich­es et pau­vres. Tou­jours est-il que cette analyse, si elle est juste, révèle Implicite­ment l’in­ca­pac­ité du cap­i­tal­isme à résoudre ses pro­pres contradictions.

Un autre fait impor­tant mérite d’être retenu : le sys­tème moné­taire est l’un des piliers du cap­i­tal­isme, défenseur du libre échange. Or, un régime de libre échange ne peut exis­ter que s’il y a un sys­tème de libre con­vert­ibil­ité des mon­naies. En sup­p­ri­mant, même momen­tané­ment, ce sys­tème, le cap­i­tal prou­ve qu’il creuse sa pro­pre tombe.

La Com­mis­sion économique


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