La Presse Anarchiste

Ce qui se passe

Un ami, ins­ti­tu­teur, qui, sans être pré­ci­sé­ment anar­chiste, mani­feste beau­coup de sym­pa­thie pour l’idéal dont nous sommes les infa­ti­gables pro­pa­ga­teurs, me confiait tout récem­ment ses peines.

— « Comme tu le sais, me disait-il, je n ai pas évo­lué autant que toi, mais j’abhorre la socié­té actuelle et les mons­trueuses ins­ti­tu­tions sur les­quelles elle repose.

« La guerre me répugne et je vou­drais être assez puis­sant pour en empê­cher à jamais le retour.

« J’ai la convic­tion qu’un jour — quand ? je ne puis le dire — un monde meilleur nai­tra et fera place à cette hor­rible mégère qu’on inti­tule civi­li­sa­tion moderne.

« Mon rêve serait d’assister à l’avènement de cette cité du bon­heur et de la paix et d’y vivre, avant de mou­rir, ne fut-ce que quelques années.

« je pense, je crois que ce n’est que par l’enfant, seul, que nous arri­ve­rons à culbu­ter le vieux monde où la misère, l’ignorance et la guerre, règnent en souveraines.

« la révo­lu­tion, à mon humble avis, ne sera, ne pour­ra être que l’effet, le résul­tat d’un long mais fécond tra­vail d’éducation.

« Aus­si suis-je quelque peu cha­grin de consta­ter — et je suis bien pla­cé pour m’en rendre compte — que l’école actuelle ne réa­lise pas du tout mes, ou plu­tôt nos aspi­ra­tions, puisqu’elle est, somme toute, au ser­vice de la bour­geoi­sie régnante.

« Quel crève-cœur pour moi de de ne pou­voir m’ouvrir comme je le dési­re­rais, aux enfants pla­cés sous ma tutelle. Sans suivre à la lettre le pro­gramme — triste pro­gramme — qu’on nous impose, nous devons, du moins, en res­pec­ter les grandes lignes.

« En ce qui me concerne, je souffre bien cruel­le­ment de ne pou­voir faire péné­trer la lumière dans le cer­veau et la conscience de mes élèves.

« Ayant l’ultime cer­ti­tude que l’idéal pour lequel je com­bats, au sor­tir de la classe, est un idéal de beau­té, d’amour, de jus­tice et de véri­té, je suis au déses­poir de ne pou­voir ver­ser dans le cœur de mes jeunes bons­hommes tous les tré­sors de véri­té que je recèle en moi.

« La situa­tion se semble grave bien grave et les ins­ti­tu­teurs — nom­breux — qui pensent comme moi, com­pren­dront com­bien il est pénible à un édu­ca­teur de ne pou­voir for­mer que de « bons citoyens ».

Ain­si par­la mon ami. Je suis per­sua­dé qu’il a rai­son et c’est pour­quoi je n’hé­site pas à consi­gner ses doléances dans notre jeune Revue Anar­chiste.

Comme lui, je suis convain­cu que nous avons beau­coup — sinon tout — à attendre de l’éducation des jeunes.

Et je com­prends et je par­tage d’autant plus sa tris­tesse qu’autour de moi, je ne vois — au seul point de vue moral — que cer­veaux faus­sés, indi­vi­dus rai­son­nant mal et, par suite, mul­ti­tude néces­saire et pro­fi­table aux gouvernants.

Il est cer­tain que nos cama­rades ins­ti­tu­teurs ne peuvent comme il serait sou­hai­table qu’ils le fissent, don­ner libre cours à leur pensée.

Mou­char­dés, espion­nés, tra­qués, sous le regard per­ma­nent des nom­breux ins­pec­teurs de l’enseignement pri­maire, la besogne qu’ils vou­draient pou­voir faire ne peut être exé­cu­tée et ils sont condam­nés, leur vie durant à n’enseigner que la « véri­té officielle ».

Pour­tant, dans le pro­chain numé­ro de la « Revue », je m’essaierai à prou­ver qu’aux édu­ca­teurs de bonne volon­té — plus nom­breux qu’on ne pense — la vic­toire peut sourire.

[/​le pion éman­ci­pé./​]

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