I. Pourquoi cette étude — Coup d’œil sur l’heure présente
Nous vivons à une époque de dépression physique, intellectuelle et morale, telle qu’il n’en fut jamais enregistré de pareille depuis que par l’écriture sont fixés les faits des peuples et des nations.
Certes, je sais qu’en écrivant cela, j’accouche d’une banalité, j’émets un truisme et me sers d’un cliché terriblement fatigué, mais ce qui n’est ni une banalité, ni un truisme, ni un cliché, c’est de constater que plus de trois ans se sont écoulés depuis que la voix du brutal s’est tue, et que la régression, conséquence fatale du carnage mondial, s’accuse, en cet avril 1922, encore plus profonde et plus lamentable qu’on ne l’eût cru et que ne l’annoncèrent les plus pessimistes au cours de la guerre et au lendemain du jour où l’armistice fut signé.
De la réaction vitale et salutaire que certains annonçaient prochaine et décisive, pas le moindre symptôme n’apparaît et nous ne voyons, au contraire, que des signes d’aggravation assombrissant de jour en jour le pronostic.
Le mal a frappé les corps comme les esprits ; l’intelligence est atteinte non moins que la conscience et la raison. La débâcle morale l’emporte, et de beaucoup, sur la catastrophe matérielle dont elle est née. Outre les irréparables hécatombes des légions nouvelles de syphilitiques, de tuberculeux et de tarés incurablement, s’ajoutent aux légions anciennes, déjà si nombreuses, empoisonnent et empoisonneront longtemps encore le sang des générations à qui incombera cependant l’œuvre colossale de réparation.
Les yeux encore remplis des épouvantes du carnage, la chair encore saignante, l’âme encore meurtrie par d’inconsolables deuils, beaucoup de femmes continueront à refuser leurs flancs aux maternités douloureuses, et cela jusqu’au jour où elles auront la certitude que le fruit de leurs entrailles ne sera pas voué aux travaux forcés ou au canon.
Mens sana in corpore sano. La vigueur de l’esprit, la force de l’intelligence tiennent presqu’entières dans la santé du corps ; le vieil adage n’est-il pas illustré par l’indigence de notre production littéraire et artistique, par la pauvreté non moins grande de notre vie scientifique ? Dans le théâtre, dans le roman, dans la poésie, comme dans les arts plastiques, la nuit continue toujours presqu’aussi sombre et stérile que pendant la guerre ; et c’est à peine si nos savants se réveillent à la lueur einsteinienne qui pénètre dans leurs laboratoires lamentablement privés de tout.
Encore plus profonde et plus redoutable s’accuse la crise de la conscience et de la raison.
Frappée à mort par la catastrophe qu’elle a déchaînée, la bourgeoisie capitaliste s’agite dans le délire de l’agonie, et les remèdes extravagants que ses médecins lui font prendre empirent encore son mal.
Elle ne retrouve un peu de force et de logique que pour lutter contre l’étreinte révolutionnaire dont elle se sent de plus en plus enserrée.
Heureusement pour elle, le prolétariat subit, comme elle et autant qu’elle, la triple dépression physique, intellectuelle et morale engendrée par la formidable boucherie.
La faiblesse et l’incohérence de l’effort tenté par lui depuis trois ans pour conquérir son indépendance et son intégrale émancipation prouvent cela surabondamment : tentatives de grève générale, mal conçues et avortées, trahisons des chefs, défections et maladresses d’une prétendue élite, dont la médiocrité n’a d’égal que sa sotte vanité ; et comme conséquences : éparpillement des forces, divisions multiples en clans et chapelles, haines, défiances, rivalités. Tout cela n’explique-t-il pas suffisamment pourquoi l’agonie du régime abhorré dure encore et peut durer encore longtemps. De cette maladie grave, de cette dépression physique, intellectuelle et morale que subit, comme tous les autres d’ailleurs, le prolétariat organisé de France, et qui frappe plus particulièrement ses chefs, je trouve une manifestation profondément attristante dans ce que j’appellerai le « cas » de Sébastien Faure, l’infatigable militant, l’apôtre révolutionnaire dont la vieillesse méritait mieux.
À l’heure où la société capitaliste, ayant juré la perte de ce redoutable démolisseur, lui tendait, avec l’aide de ses sbires et de ses chats-fourrés, les plus odieux, les plus abominables, les plus machiavéliques guet-apens, à l’heure où, avec une âpreté diabolique, elle voulait et cherchait pis que sa mort : son déshonneur, on le laissa seul, avec la courageuse mais hélas trop peu nombreuse avant-garde du Libertaire et des groupements anarchistes, se débattre dans les mailles d’un exécrable complot.
Et pourtant nul n’ignorait que, pour mater un tel adversaire, la bourgeoisie capitaliste ne reculerait devant rien.
Or donc, depuis longtemps indigné par cet abandon d’une grande partie de la soi-disant élite prolétarienne, j’éprouve aujourd’hui une joie sans mélange à prendre en main sa défense contre tous ; oui, il me plaît de silhouetter, ici, cette noble figure, de dresser avec le calme et l’impartialité du philosophe, le bilan de sa vie et de son apostolat, afin de le mettre, sous les yeux non seulement de ses innombrables ennemis, mais aussi et surtout de tous ceux : faux-frères tartufes, iscariotes et renégats, qui laissèrent s’accomplir contre lui l’œuvre de basse vengeance, sans pousser le moindre cri de colère et de protestation.
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J’étudierai d’abord la vie de Sébastien Faure en insistant quelque peu sur les heures décisives et les crises morales qui, de l’apostolat religieux auquel il semblait d’abord voué, l’amenèrent à l’apostolat révolutionnaire, auquel depuis trente-cinq ans, sans répit ni trêve, il a consacré ses jours ; puis je résumerai les phases diverses de cet apostolat dont la Ruche d’attendrissante mémoire, fut, en même temps que le point culminant, la plus belle, la plus noble manifestation. J’aborderai enfin son œuvre parlée et son œuvre écrite, m’attachant à établir l’apport de l’orateur, du conférencier et de l’écrivain au triomphe de l’idéal communiste et libertaire qu’il n’a jamais cessé de poursuivre et qu’il poursuivra jusqu’à sa mort.
Oui, encore une fois, il m’est doux, au soir de ma vie, de fixer ainsi les traits de ce Christ laïque, dont les lèvres ont trempé dans la coupe amère, après avoir connu, parfois, le sourire ineffable que la Fée des nobles chimères met à celle de ses amants.
Ce faisant, j’oublierai bien des vilenies dont je fus le témoin. Mon regard se reposera des traîtres, des farceurs, des sceptiques, de tous les ambitieux insincères que j’ai rencontrés sur ma route, depuis le jour déjà lointain où, renonçant aux privilèges de ma caste, à la gloriole littéraire et politique, aux collaborations grassement rétribuées du Figaro, du Temps, des grandes revues bourgeoises qui publièrent mes œuvres, suivant ainsi un chemin contraire à celui que tant d’autres ont suivi, j’ai consacré ma parole et ma plume à défendre les petits, les humbles, les déshérités, toutes les victimes de la Force, tous les vaincus de la Vie, et à hâter ainsi, de mon faible effort, l’aurore libératrice des temps nouveaux.
II. La crise religieuse
Sébastien Faure a 65 ans. Il est issu d’une vieille famille bourgeoise et profondément catholique de Saint-Étienne, la ville des « gueules noires », devenu le fief électoral de Briand.
Dès sa naissance, une lourde hérédité de mysticisme religieux pesa donc sur lui. Son âme enfantine se développa au cœur de ce Forez dont les entrailles recèlent tant de forces latentes accumulées, au cours des millénaires géologiques, par le soleil, et que des centaines et des centaines de pauvres diables sont tenus d’extraire, sans répit ni trêve, à la sueur de leur front, pour assurer le pain de tous et embellir l’existence de quelques-uns.
Il grandit au milieu de ces paysages étrangement montueux, mamelonnés qui, après avoir souri par leurs prairies verdoyantes où babillent les clairs ruisselets, montrent plus loin l’austérité de leurs pentes ravinées que les fleurettes de la bruyère et du genêt ne parviennent pas à égayer, pour s’assombrir franchement, de-ci, de-là, sous le manteau presque noir de leurs forêts. Pays curieux, troublant où, à côté du prolétariat de la mine depuis longtemps conscient et en mal d’émancipation, vît une masse paysanne toujours docile et soumise aux vieilles forces du passé, s’inclinant encore sous la main du prêtre resté puissant. Pays d’un pittoresque prenant et moyenâgeux où, de ces mille villages et hameaux, tantôt enfouis dans des trous profonds, tantôt juchés sur le faîte de ses collines, des milliers d’églises cossues, dressent vers le ciel, l’insolence de leurs clochers. Pays bizarre et tourmenté, chanté par Barbey d’Aurevilly, et où le fougueux romancier catholique se complut à placer, en un de ces villages profonds, sans soleil et endormis dans le passé, le drame d’amour et de mysticisme religieux le plus sombre, le plus poignant qui ait jamais bouleversé la vie d’une vieille famille et torturé l’âme d’une innocente créature ici-bas.
C’est d’un tel milieu, où, depuis l’Angelus auroral jusqu’à celui du crépuscule, on vit les yeux fixés sur le doux crucifié, que le jeune Sébastien Faute partit pour aller faire ses éludes chez les Jésuites.
Il était encore enfant et pourtant son cerveau n’avait encore été éclairé que par de vagues lueurs mystiques. Comme Renan quittant la maison paternelle de Tréguier pour Saint-Sulpice, son front était encore mouillé par les baisers d’un père pieux et d’une mère ardemment dévote ; ses yeux qui n’avaient encore rien vu de la vie, brillaient d’une extase maladive, et dans ses oreilles bruissaient sans trêve, dans toute leur attendrissante niaiserie, les échos des saints cantiques.
Et l’emprise, je pourrais dire le pétrissage jésuitique commença. Il s’annonçait si facile, jamais pâte aussi malléable ne s’offrit aux mains expertes des disciples de Loyola.
Elle était encore toute chaude de l’empreinte maternelle et merveilleusement travaillée par le levain du mysticisme ancestral.
Et les années passèrent, prises par la prière, la méditation, remplies aussi par de fortes études gréco-latines et hagiologiques, propres à assurer la vocation. Et l’élève donnait à ses maîtres les plus belles satisfactions. Il était doux, docile, enthousiaste des choses sacrées, il serait un saint ; son intelligence alerte, souple, s’assimilait la leçon la plus ardue aussi facilement que l’abeille le suc des plus odorantes fleurs, il serait un jésuite illustre ; son verbe surtout s’annonçait facile, harmonieux ; on en ferait un éloquent prédicateur…
Et cela faillit être ainsi, puisque Sébastien Faure franchit le seuil du noviciat.
Oui, encore un pas, et une belle intelligence, après tant d’autres, allait pour toujours sombrer dans la profonde nuit du Gesu. Mais voici que l’heure du réveil a sonné ; des forces vives, des énergies latentes qui déconcertent les psychologues les plus subtils et les plus pénétrants ont lutté entre elles, dans le mystère du subconscient. Une à une se mettent à tomber les bandelettes, sous lesquelles, des prêtres plus habiles que les embaumeurs de l’antique Égypte ont momifié la Raison. Des lueurs sortent d’elle et lui arrivent à travers le voile opaque si patiemment tissé, autour d’elle, dans les ténèbres du tombeau.
Il n’est pas de prison mystique si bien gardée, si bien verrouillée, pas de portes et de clôtures conventionnelles, si massives soient-elles, à travers lesquelles ne finisse par pénétrer un rayon de l’esprit du siècle, un peu de cette claire lumière émanant du cerveau humain toujours épris de causalité et en perpétuel travail d’émancipation. Il faut alors fort peu de chose pour que s’anime la momie dont le prêtre croyait avoir assuré l’éternel sommeil : la lecture d’un livre prohibé, une conversation pendant les vacances à ce sujet avec un ami qui en procurera d’autres plus documentés et décisifs et voilà la noble prisonnière qui désormais se sentira étouffée dans son tombeau, dans ce tombeau qui naguère encore lui paraissait un lieu de délices tout embaumé d’odeurs célestes et où brillait, radieux et immarcescible, le flambeau divin de la vie.
Voilà ce qui advint à Sébastien Faure au cours de son noviciat à la Compagnie de Jésus. Et la grande crise commença…
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Ah ! cette crise religieuse à laquelle Sébastien Faure fut en proie, d’autres parmi les plus éminents de nos contemporains la traversèrent presque à la même heure de la vie, dans les mêmes conditions que lui, et, comme lui, après d’indicibles ébranlements de tout leur être physique et moral, en sortirent victorieux, bien décidés à combattre jusqu’à leur dernier souffle la grande Erreur mystique à laquelle ils avaient failli succomber, et qui, depuis des siècles, tient les masses sous le joug des lâches résignations !
Outre Renan dont l’apostasie compte parmi les plus grands bienfaits intellectuels du siècle défunt, je citerai, pour les avoir personnellement connus et avoir même reçu, à certains moments, quelques-unes de leurs confidences. Clovis Hugues, le doux poète socialiste qui, jusqu’à sa mort, resta naïf comme le peuple qu’il aimait tant ; Ledrain. le savant hébraïsant qui, voici 35 ans, accueillit mon premier livre chez le grand éditeur du passage Choiseul et qui partit de l’Oratoire pour illustrer, au Louvre, la chaire d’Assyriologie ; enfin le grand romancier cévenol Ferdinand Fabre qui fut l’ami de ma famille, étant né à l’ombre d’un clocher voisin du mien.
De ces trois aînés, je tiens qu’il n’est pas, qu’il ne peut y avoir, dans la vie intérieure d’un homme, de drame plus poignant et plus angoissant. Et c’est pourquoi je devine où plutôt je sais ce qu’a éprouvé, ce qu’a souffert Sébastien Faure à cette heure décisive de sa vie.
Tenez ! je n’oublierai jamais le mot plein d’émotion calme et de colère contenue qui s’exhala des lèvres de Clovis Hugues, un jour qu’on discutait, à la Chambre, je ne sais plus quelle loi anti-religieuse, à laquelle il apportait l’appui de son verbe éloquent. Un royaliste, dont le nom m’échappe, lui décocha cette épithète qu’il croyait atrocement injurieuse : « Défroqué ! » Clovis Hugues s’interrompit, pâlit un peu, et, le regardant bien en face, lui répondit simplement : « Imbécile!…»
— Oui. imbécile, me disait-il quelques instants après, encore tout ému, et en me prenant le bras à la porte du Palais-Bourbon, imbécile ; il n’y a pas d’autre épithète pour qualifier des êtres aussi obtus, aussi barbares, et qui jamais ne comprendront ce qu’ont coûté d’efforts et de souffrances et de virilité l’émancipation intégrale d’un cerveau, la libération complète d’une âme pétrie, dès la plus tendre enfance, par la main du prêtre tenace, habile et patient…»
Et le dévisageant alors, je vis qu’il avait une larme au coin des yeux.
Et Ledrain ! mon vieil ami regretté ! Tenu, par ses fonctions délicates de « lecteur », de veiller au bon renom littéraire d’une grande firme d’édition alors célèbre, que de fois il lui arriva de se voir décocher la même épithète, souvent même renforcée dans la missive d’un jeune auteur refusé. Et chaque fois, comme Clovis Hugues, il pâlissait ; indifférent aux plus basses injures, il ne le fut jamais à celle-là.
Un jour, au « cinq-à-six » d’Alphonse Lemerre, où j’avais l’honneur d’être admis, et où, autour de Leconte de Lisle, se réunissaient Paul Bourget, Edmond de Concourt, Léon Cladel, Anatole France, de Hérédia, François Fabié, Auguste Dorchain, d’autres encore aujourd’hui disparus et pour qui la gloire ne sera même pas le « Soleil des morts », l’auteur du Bouscassier et de la Fête votive racontait, de sa forte voix rocailleuse une histoire de son Quercy rocailleux. Près de lui se tenait, ce jour-là, Barbey d’Aurevilly qui, le feutre toujours sur l’oreille, sa taille encore fine, cambrée sous son pourpoint de coupe louis-quartorzième, l’écoutait avec attention.
Entre Ledrain, avec son allure timide d’homme d’Église, dont il ne se défit jamais. Cladel, qui l’aimait beaucoup, l’interrompt pour lui tendre amicalement la main.
— Tiens ! voilà l’apostat!… grogne assez haut le père des Diaboliques qui ne pouvait pas sentir l’ex-oratorien.
Ledrain tressaute, ajuste d’une main tremblante son binocle, et d’une voix qui, elle, ne tremble pas :
— Monsieur, lui répond-il, mon apostasie a cent fois plus de valeur morale que votre catholicisme frelaté dont vous tirez tant de profit. »
Barbey d’Aurevilly ne broncha pas. Et les rieurs ne furent pas de son côté, car la plupart restaient sceptiques sur la sincérité de ses convictions religieuses et de l’ultramontanisme dont il s’était établi le paladin.
Une autre fois, par un doux crépuscule de septembre, nous étions assis, prenant l’apéritif, à la terrasse du Napolitain. Ledrain avait trouvé dans son courrier une de ces lettres bassement rageuses dont je parlais plus haut, dans laquelle, un quelconque apprenti romancier psychologue, dont le « chef‑d’œuvre » avait été par lui refusé, lui décochait l’injure de tradition. Il me la montra, et avant de la déchirer :
— Ah ! murmura-t-il, les simples d’esprit, comme je les plains ! Comment diable, avec une telle mentalité, pourront-ils voir clair dans les rouages secrets de l’intelligence et les arcanes du cœur humain!…»
— Mais pourquoi donc, lui dis-je, après un moment de silence, ne consacreriez-vous pas un livre à cette terrible crise religieuse que vous traversâtes victorieusement, pour en faire comprendre la haute et douloureuse portée morale à ces barbares et à ces béotiens ? »
— Hé ! mon ami, me répondit-il, j’y ai songé bien souvent, j’ai même pris quelquefois la plume, mais je la déposais aussitôt, songeant que Renan avait déjà écrit ses Souvenirs et Ferdinand Fabre : Ma vocation.
Et j’approuvai son abstention, car j’avais lu et relu Ma vocation, dont l’auteur était mon compatriote comme je l’ai dit plus haut. Sa famille avait vécu intimement avec la mienne ; il avait, avant d’entrer au Petit Séminaire de Saint-Pons, puis au Grand Séminaire de Montpellier, gaminé sous les châtaigniers de l’Escaudorgue, où je devais moi-même gaminer plus tard ; il avait grimpé, cueillant l’orange et la morille, poursuivant le merle aux flancs des combes cévenoles, où, trente ans après la sienne, s’est déroulée ma vie d’enfant. Sur mes treize ans j’avais vu, chez les miens, sa bonne et douce figure, gardant encore les traits d’un séminariste paisible et appliqué ; j’avais entendu sa voix restée onctueuse appuyée par un geste sacerdotal, racontant les âpres débuts de la bataille littéraire qu’il venait d’engager avec les Courbezon, incompris, puis, un peu plus tard, le grand succès de l’Abbé Tigrane qui vint enfin récompenser son dur labeur. Avant d’en faire ce merveilleux livre qui s’appelle Ma vocation, il nous avait raconté le drame moral qui bouleversa son âme au moment où il secoua la poussière de ses sandales sur le seuil du Grand Séminaire de Montpellier, et je comprenais en conséquence le découragement de mon vieil ami Ledrain devant ce chef‑d’œuvre resté cependant inconnu.
Quant à la crise religieuse par laquelle passa Renan en quittant le séminaire de Saint-Sulpice pour écrire les Origines du Christianisme et la Vie de Jésus, je crois bien qu’il n’existe, dans aucune littérature, des pages plus belles que celles où, au cours de ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, il a classé les angoisses de son âme et les transes de son esprit. Pour bien comprendre ce que fut cette crise et ce qu’elle doit être dans toutes les âmes bien nées, il faut lire et relire les chapitres consacrés à Saint-Nicolas du Chardonner, au Séminaire d’Issy, à Saint-Sulpice et aux Sulpiciens.
Pour moi, il y a longtemps que je sais par cœur la Prière sur l’Acropole, l’ayant apprise dans le même adorable petit bouquin.
Sur les bords de la mer latine, où ma santé m’oblige à finir mes jours, et où j’écris cette étude sur Sébastien Faure, quand le soleil, avant de mourir caresse les blancs promontoires de Provence et jette non dernier sourire à l’azur calmé des flots, je n’ai qu’à clore un instant mes paupières pour voir surgir dans leur vétusté divine, les colonnes du Parthénon.
Et alors mes lèvres instinctivement s’agitent et tandis que, sur mes cheveux avec la brise légère du soir, je sens passer le frisson du Beau, je répète :
« Ô noblesse, ô beauté simple et vraie ! déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi, dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j’arrive tard au seuil de tes mystères ; j’apporte à ton autel beaucoup de remords. Pour le trouver, il m’a fallu des recherches infinies. »
Et, arrivé au passage de la Prière où le nouvel hiérodule d’Athéna a mis l’écho harmonieux et mélancolique de ses angoisses religieuses d’antan, plus pieusement encore je murmure :
«… Des prêtres d’un culte étranger venu des Syriens de Palestine, prirent soin de m’élever. Ces prêtres étaient sages et saints. Ils m’apprirent les longues histoires de Chronos, qui a créé le monde et de son fils, qui a, dit-on, accompli un voyage sur la terre. Leurs temples sont trois fois hauts comme le tien, ô Eurythmie, et semblable à des forêts ; seulement, ils ne sont pas solides ; ils tombent en ruine au bout de cinq ou six cents ans ; ce sont des fantaisies de barbares qui s’imaginent qu’on peut faire quelque chose de bien en dehors des règles que tu as tracées à tes inspirés, ô Raison. Mais ces temples me plaisaient ; je n’avais pas étudié ton art divin ; j’y trouvais Dieu. On y chantait des cantiques dont je me souviens encore : « Salut, étoile de la mer… reine de ceux qui gémissent en cette vallée de larmes » ou bien : « Rose mystique, Tour d’Ivoire, Maison d’or, Étoile du matin…» Tiens, déesse, quand je me rappelle ces chants, mon cœur se fond, je deviens presque apostat. Pardonne-moi ce ridicule, tu ne peux te figurer le charme que les magiciens barbares ont mis dans ces vers et combien il m’en coûte de suivre la raison toute nue ! »
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Plus encore que ce sacerdote du Verbe à qui notre littérature doit des pages que Flaubert, seul, égala, plus encore que Ferdinand Fabre, le bon romancier rustique, plus que Ledrain, le disert historien d’Israël, plus enfin que le poète Clovis Hugues, Sébastien Faure eut du mérite a sortir victorieux de la lutte, à libérer son intelligence en émancipant sa raison.
— Et pourquoi donc ? me direz- vous ?
— Parce que en ce qui concerne Renan et Ledrain, ils n’eurent qu’à vaincre l’emprise des Oratoriens, des Sulpiciens, prêtres paisible », presqu’exclusivement adonnés aux études scientifiques, et dont certain même nous apparaissent comme des libéraux sous la plume enchanteresse de l’auteur des Souvenirs. Également pour Clovis Hugues et Ferdinand Fabre dont la jeune cerveau fut façonné par des prêtres séculiers toujours en contact forcé avec le monde, avec le « Siècle », comme ils disent.
Tandis que Sébastien Faure, lui, a dû subir ce que j’ai appelé plus haut le pétrissage des Jésuites.
Or nul n’ignore ce qu’ont été, dans le passé et ce que sont dans le présent ces incomparables manieurs d’âmes. Tout le monde sait que l’empreinte dont ils frappent les jeunes cerveaux est considérée, par certains, comme ineffaçable. Et pour leur donner raison, il n’y a qu’à revivre l’affaire Dreyfus, à voir le rôle qu’y joua leur général, le R.-P. Dulac et aussi à jeter un coup d’œil sur la rue des Postes.
Songez aussi que le cerveau puissant de Descartes conserva cette empreinte jusqu’à sa mort Songez enfin que leur élève Arouet, devenu Voltaire, ne parvint jamais à se libérer de leur souvenir et leur resta sympathique, puisque, s’il ne les défendit pas publiquement quand ils furent persécutés, comme le prétendirent certains, notamment, si ma mémoire est fidèle. Salomon Reinach, dans son Histoire générale des religions, du moins il ouvrit à quelques-uns de ses anciens maîtres, un asile sûr dans son ermitage princier de Ferney.
Or, c’est de ce joug effroyable que Sébastien Faure parvint à s’affranchir complètement. Ajoutons cependant qu’il y fut aidé matériellement du moins par une circonstance douloureuse, la mort de son père survenue, à ce moment…
Le voilà donc en route vers l’idéal de toutes les libertés. Parti de la Foi religieuse, c’est-à-dire de l’Autorité absolue, il marchera sans répit ni trêve, pour ne s’arrêter qu’à l’Anarchisme, c’est-à-dire à la négation même de l’Autorité.
Nous allons le suivre dans ce « pèlerinage passionné » à travers cet apostolat qui dure depuis déjà 35 ans. Chemin faisant, nous apprécierons ses actes d’apôtre, avec sympathie, sans doute, comme mérite tout effort humain désintéressé, mais avec une sympathie qui ne sera exclusive ni de justice ni d’impartialité.
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