La Presse Anarchiste

Un apôtre de l’idéal communiste libertaire : Sébastien Faure

I. Pourquoi cette étude — Coup d’œil sur l’heure présente

Nous vivons à une époque de dépres­sion phy­sique, intel­lec­tuelle et morale, telle qu’il n’en fut jamais enre­gis­tré de pareille depuis que par l’écriture sont fixés les faits des peuples et des nations. 

Certes, je sais qu’en écri­vant cela, j’accouche d’une bana­li­té, j’émets un truisme et me sers d’un cli­ché ter­ri­ble­ment fati­gué, mais ce qui n’est ni une bana­li­té, ni un truisme, ni un cli­ché, c’est de consta­ter que plus de trois ans se sont écou­lés depuis que la voix du bru­tal s’est tue, et que la régres­sion, consé­quence fatale du car­nage mon­dial, s’accuse, en cet avril 1922, encore plus pro­fonde et plus lamen­table qu’on ne l’eût cru et que ne l’annoncèrent les plus pes­si­mistes au cours de la guerre et au len­de­main du jour où l’armistice fut signé.

De la réac­tion vitale et salu­taire que cer­tains annon­çaient pro­chaine et déci­sive, pas le moindre symp­tôme n’apparaît et nous ne voyons, au contraire, que des signes d’aggravation assom­bris­sant de jour en jour le pronostic.

Le mal a frap­pé les corps comme les esprits ; l’intelligence est atteinte non moins que la conscience et la rai­son. La débâcle morale l’emporte, et de beau­coup, sur la catas­trophe maté­rielle dont elle est née. Outre les irré­pa­rables héca­tombes des légions nou­velles de syphi­li­tiques, de tuber­cu­leux et de tarés incu­ra­ble­ment, s’ajoutent aux légions anciennes, déjà si nom­breuses, empoi­sonnent et empoi­son­ne­ront long­temps encore le sang des géné­ra­tions à qui incom­be­ra cepen­dant l’œuvre colos­sale de réparation.

Les yeux encore rem­plis des épou­vantes du car­nage, la chair encore sai­gnante, l’âme encore meur­trie par d’inconsolables deuils, beau­coup de femmes conti­nue­ront à refu­ser leurs flancs aux mater­ni­tés dou­lou­reuses, et cela jusqu’au jour où elles auront la cer­ti­tude que le fruit de leurs entrailles ne sera pas voué aux tra­vaux for­cés ou au canon.

Mens sana in cor­pore sano. La vigueur de l’esprit, la force de l’intelligence tiennent presqu’entières dans la san­té du corps ; le vieil adage n’est-il pas illus­tré par l’indigence de notre pro­duc­tion lit­té­raire et artis­tique, par la pau­vre­té non moins grande de notre vie scien­ti­fique ? Dans le théâtre, dans le roman, dans la poé­sie, comme dans les arts plas­tiques, la nuit conti­nue tou­jours presqu’aussi sombre et sté­rile que pen­dant la guerre ; et c’est à peine si nos savants se réveillent à la lueur ein­stei­nienne qui pénètre dans leurs labo­ra­toires lamen­ta­ble­ment pri­vés de tout.

Encore plus pro­fonde et plus redou­table s’accuse la crise de la conscience et de la raison.

Frap­pée à mort par la catas­trophe qu’elle a déchaî­née, la bour­geoi­sie capi­ta­liste s’agite dans le délire de l’agonie, et les remèdes extra­va­gants que ses méde­cins lui font prendre empirent encore son mal.

Elle ne retrouve un peu de force et de logique que pour lut­ter contre l’étreinte révo­lu­tion­naire dont elle se sent de plus en plus enserrée.

Heu­reu­se­ment pour elle, le pro­lé­ta­riat subit, comme elle et autant qu’elle, la triple dépres­sion phy­sique, intel­lec­tuelle et morale engen­drée par la for­mi­dable boucherie.

La fai­blesse et l’incohérence de l’effort ten­té par lui depuis trois ans pour conqué­rir son indé­pen­dance et son inté­grale éman­ci­pa­tion prouvent cela sur­abon­dam­ment : ten­ta­tives de grève géné­rale, mal conçues et avor­tées, tra­hi­sons des chefs, défec­tions et mal­adresses d’une pré­ten­due élite, dont la médio­cri­té n’a d’égal que sa sotte vani­té ; et comme consé­quences : épar­pille­ment des forces, divi­sions mul­tiples en clans et cha­pelles, haines, défiances, riva­li­tés. Tout cela n’explique-t-il pas suf­fi­sam­ment pour­quoi l’agonie du régime abhor­ré dure encore et peut durer encore long­temps. De cette mala­die grave, de cette dépres­sion phy­sique, intel­lec­tuelle et morale que subit, comme tous les autres d’ailleurs, le pro­lé­ta­riat orga­ni­sé de France, et qui frappe plus par­ti­cu­liè­re­ment ses chefs, je trouve une mani­fes­ta­tion pro­fon­dé­ment attris­tante dans ce que j’appellerai le « cas » de Sébas­tien Faure, l’infatigable mili­tant, l’apôtre révo­lu­tion­naire dont la vieillesse méri­tait mieux.

À l’heure où la socié­té capi­ta­liste, ayant juré la perte de ce redou­table démo­lis­seur, lui ten­dait, avec l’aide de ses sbires et de ses chats-four­rés, les plus odieux, les plus abo­mi­nables, les plus machia­vé­liques guet-apens, à l’heure où, avec une âpre­té dia­bo­lique, elle vou­lait et cher­chait pis que sa mort : son déshon­neur, on le lais­sa seul, avec la cou­ra­geuse mais hélas trop peu nom­breuse avant-garde du Liber­taire et des grou­pe­ments anar­chistes, se débattre dans les mailles d’un exé­crable complot.

Et pour­tant nul n’ignorait que, pour mater un tel adver­saire, la bour­geoi­sie capi­ta­liste ne recu­le­rait devant rien.

Or donc, depuis long­temps indi­gné par cet aban­don d’une grande par­tie de la soi-disant élite pro­lé­ta­rienne, j’éprouve aujourd’hui une joie sans mélange à prendre en main sa défense contre tous ; oui, il me plaît de sil­houet­ter, ici, cette noble figure, de dres­ser avec le calme et l’impartialité du phi­lo­sophe, le bilan de sa vie et de son apos­to­lat, afin de le mettre, sous les yeux non seule­ment de ses innom­brables enne­mis, mais aus­si et sur­tout de tous ceux : faux-frères tar­tufes, isca­riotes et rené­gats, qui lais­sèrent s’accomplir contre lui l’œuvre de basse ven­geance, sans pous­ser le moindre cri de colère et de protestation.

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J’étudierai d’abord la vie de Sébas­tien Faure en insis­tant quelque peu sur les heures déci­sives et les crises morales qui, de l’apostolat reli­gieux auquel il sem­blait d’abord voué, l’amenèrent à l’apostolat révo­lu­tion­naire, auquel depuis trente-cinq ans, sans répit ni trêve, il a consa­cré ses jours ; puis je résu­me­rai les phases diverses de cet apos­to­lat dont la Ruche d’attendrissante mémoire, fut, en même temps que le point culmi­nant, la plus belle, la plus noble mani­fes­ta­tion. J’aborderai enfin son œuvre par­lée et son œuvre écrite, m’attachant à éta­blir l’apport de l’orateur, du confé­ren­cier et de l’écrivain au triomphe de l’idéal com­mu­niste et liber­taire qu’il n’a jamais ces­sé de pour­suivre et qu’il pour­sui­vra jusqu’à sa mort.

Oui, encore une fois, il m’est doux, au soir de ma vie, de fixer ain­si les traits de ce Christ laïque, dont les lèvres ont trem­pé dans la coupe amère, après avoir connu, par­fois, le sou­rire inef­fable que la Fée des nobles chi­mères met à celle de ses amants.

Ce fai­sant, j’oublierai bien des vile­nies dont je fus le témoin. Mon regard se repo­se­ra des traîtres, des far­ceurs, des scep­tiques, de tous les ambi­tieux insin­cères que j’ai ren­con­trés sur ma route, depuis le jour déjà loin­tain où, renon­çant aux pri­vi­lèges de ma caste, à la glo­riole lit­té­raire et poli­tique, aux col­la­bo­ra­tions gras­se­ment rétri­buées du Figa­ro, du Temps, des grandes revues bour­geoises qui publièrent mes œuvres, sui­vant ain­si un che­min contraire à celui que tant d’autres ont sui­vi, j’ai consa­cré ma parole et ma plume à défendre les petits, les humbles, les déshé­ri­tés, toutes les vic­times de la Force, tous les vain­cus de la Vie, et à hâter ain­si, de mon faible effort, l’aurore libé­ra­trice des temps nou­veaux.

II. La crise religieuse

Sébas­tien Faure a 65 ans. Il est issu d’une vieille famille bour­geoise et pro­fon­dé­ment catho­lique de Saint-Étienne, la ville des « gueules noires », deve­nu le fief élec­to­ral de Briand.

Dès sa nais­sance, une lourde héré­di­té de mys­ti­cisme reli­gieux pesa donc sur lui. Son âme enfan­tine se déve­lop­pa au cœur de ce Forez dont les entrailles recèlent tant de forces latentes accu­mu­lées, au cours des mil­lé­naires géo­lo­giques, par le soleil, et que des cen­taines et des cen­taines de pauvres diables sont tenus d’extraire, sans répit ni trêve, à la sueur de leur front, pour assu­rer le pain de tous et embel­lir l’existence de quelques-uns.

Il gran­dit au milieu de ces pay­sages étran­ge­ment mon­tueux, mame­lon­nés qui, après avoir sou­ri par leurs prai­ries ver­doyantes où babillent les clairs ruis­se­lets, montrent plus loin l’austérité de leurs pentes ravi­nées que les fleu­rettes de la bruyère et du genêt ne par­viennent pas à égayer, pour s’assombrir fran­che­ment, de-ci, de-là, sous le man­teau presque noir de leurs forêts. Pays curieux, trou­blant où, à côté du pro­lé­ta­riat de la mine depuis long­temps conscient et en mal d’émancipation, vît une masse pay­sanne tou­jours docile et sou­mise aux vieilles forces du pas­sé, s’inclinant encore sous la main du prêtre res­té puis­sant. Pays d’un pit­to­resque pre­nant et moyen­âgeux où, de ces mille vil­lages et hameaux, tan­tôt enfouis dans des trous pro­fonds, tan­tôt juchés sur le faîte de ses col­lines, des mil­liers d’églises cos­sues, dressent vers le ciel, l’insolence de leurs clo­chers. Pays bizarre et tour­men­té, chan­té par Bar­bey d’Aurevilly, et où le fou­gueux roman­cier catho­lique se com­plut à pla­cer, en un de ces vil­lages pro­fonds, sans soleil et endor­mis dans le pas­sé, le drame d’amour et de mys­ti­cisme reli­gieux le plus sombre, le plus poi­gnant qui ait jamais bou­le­ver­sé la vie d’une vieille famille et tor­tu­ré l’âme d’une inno­cente créa­ture ici-bas. 

C’est d’un tel milieu, où, depuis l’Ange­lus auro­ral jusqu’à celui du cré­pus­cule, on vit les yeux fixés sur le doux cru­ci­fié, que le jeune Sébas­tien Faute par­tit pour aller faire ses éludes chez les Jésuites.

Il était encore enfant et pour­tant son cer­veau n’avait encore été éclai­ré que par de vagues lueurs mys­tiques. Comme Renan quit­tant la mai­son pater­nelle de Tré­guier pour Saint-Sul­pice, son front était encore mouillé par les bai­sers d’un père pieux et d’une mère ardem­ment dévote ; ses yeux qui n’avaient encore rien vu de la vie, brillaient d’une extase mala­dive, et dans ses oreilles bruis­saient sans trêve, dans toute leur atten­dris­sante niai­se­rie, les échos des saints cantiques.

Et l’emprise, je pour­rais dire le pétris­sage jésui­tique com­men­ça. Il s’annonçait si facile, jamais pâte aus­si mal­léable ne s’offrit aux mains expertes des dis­ciples de Loyola.

Elle était encore toute chaude de l’empreinte mater­nelle et mer­veilleu­se­ment tra­vaillée par le levain du mys­ti­cisme ancestral.

Et les années pas­sèrent, prises par la prière, la médi­ta­tion, rem­plies aus­si par de fortes études gré­co-latines et hagio­lo­giques, propres à assu­rer la voca­tion. Et l’élève don­nait à ses maîtres les plus belles satis­fac­tions. Il était doux, docile, enthou­siaste des choses sacrées, il serait un saint ; son intel­li­gence alerte, souple, s’assimilait la leçon la plus ardue aus­si faci­le­ment que l’abeille le suc des plus odo­rantes fleurs, il serait un jésuite illustre ; son verbe sur­tout s’annonçait facile, har­mo­nieux ; on en ferait un élo­quent prédicateur…

Et cela faillit être ain­si, puisque Sébas­tien Faure fran­chit le seuil du noviciat.

Oui, encore un pas, et une belle intel­li­gence, après tant d’autres, allait pour tou­jours som­brer dans la pro­fonde nuit du Gesu. Mais voi­ci que l’heure du réveil a son­né ; des forces vives, des éner­gies latentes qui décon­certent les psy­cho­logues les plus sub­tils et les plus péné­trants ont lut­té entre elles, dans le mys­tère du sub­cons­cient. Une à une se mettent à tom­ber les ban­de­lettes, sous les­quelles, des prêtres plus habiles que les embau­meurs de l’antique Égypte ont momi­fié la Rai­son. Des lueurs sortent d’elle et lui arrivent à tra­vers le voile opaque si patiem­ment tis­sé, autour d’elle, dans les ténèbres du tombeau.

Il n’est pas de pri­son mys­tique si bien gar­dée, si bien ver­rouillée, pas de portes et de clô­tures conven­tion­nelles, si mas­sives soient-elles, à tra­vers les­quelles ne finisse par péné­trer un rayon de l’esprit du siècle, un peu de cette claire lumière éma­nant du cer­veau humain tou­jours épris de cau­sa­li­té et en per­pé­tuel tra­vail d’émancipation. Il faut alors fort peu de chose pour que s’anime la momie dont le prêtre croyait avoir assu­ré l’éternel som­meil : la lec­ture d’un livre pro­hi­bé, une conver­sa­tion pen­dant les vacances à ce sujet avec un ami qui en pro­cu­re­ra d’autres plus docu­men­tés et déci­sifs et voi­là la noble pri­son­nière qui désor­mais se sen­ti­ra étouf­fée dans son tom­beau, dans ce tom­beau qui naguère encore lui parais­sait un lieu de délices tout embau­mé d’odeurs célestes et où brillait, radieux et immar­ces­cible, le flam­beau divin de la vie.

Voi­là ce qui advint à Sébas­tien Faure au cours de son novi­ciat à la Com­pa­gnie de Jésus. Et la grande crise commença…

[|* * * *|]

Ah ! cette crise reli­gieuse à laquelle Sébas­tien Faure fut en proie, d’autres par­mi les plus émi­nents de nos contem­po­rains la tra­ver­sèrent presque à la même heure de la vie, dans les mêmes condi­tions que lui, et, comme lui, après d’indicibles ébran­le­ments de tout leur être phy­sique et moral, en sor­tirent vic­to­rieux, bien déci­dés à com­battre jusqu’à leur der­nier souffle la grande Erreur mys­tique à laquelle ils avaient failli suc­com­ber, et qui, depuis des siècles, tient les masses sous le joug des lâches résignations !

Outre Renan dont l’apostasie compte par­mi les plus grands bien­faits intel­lec­tuels du siècle défunt, je cite­rai, pour les avoir per­son­nel­le­ment connus et avoir même reçu, à cer­tains moments, quelques-unes de leurs confi­dences. Clo­vis Hugues, le doux poète socia­liste qui, jusqu’à sa mort, res­ta naïf comme le peuple qu’il aimait tant ; Ledrain. le savant hébraï­sant qui, voi­ci 35 ans, accueillit mon pre­mier livre chez le grand édi­teur du pas­sage Choi­seul et qui par­tit de l’Oratoire pour illus­trer, au Louvre, la chaire d’Assyriologie ; enfin le grand roman­cier céve­nol Fer­di­nand Fabre qui fut l’ami de ma famille, étant né à l’ombre d’un clo­cher voi­sin du mien.

De ces trois aînés, je tiens qu’il n’est pas, qu’il ne peut y avoir, dans la vie inté­rieure d’un homme, de drame plus poi­gnant et plus angois­sant. Et c’est pour­quoi je devine où plu­tôt je sais ce qu’a éprou­vé, ce qu’a souf­fert Sébas­tien Faure à cette heure déci­sive de sa vie.

Tenez ! je n’oublierai jamais le mot plein d’émotion calme et de colère conte­nue qui s’exhala des lèvres de Clo­vis Hugues, un jour qu’on dis­cu­tait, à la Chambre, je ne sais plus quelle loi anti-reli­gieuse, à laquelle il appor­tait l’appui de son verbe élo­quent. Un roya­liste, dont le nom m’échappe, lui déco­cha cette épi­thète qu’il croyait atro­ce­ment inju­rieuse : « Défro­qué ! » Clo­vis Hugues s’interrompit, pâlit un peu, et, le regar­dant bien en face, lui répon­dit sim­ple­ment : « Imbécile!…»

— Oui. imbé­cile, me disait-il quelques ins­tants après, encore tout ému, et en me pre­nant le bras à la porte du Palais-Bour­bon, imbé­cile ; il n’y a pas d’autre épi­thète pour qua­li­fier des êtres aus­si obtus, aus­si bar­bares, et qui jamais ne com­pren­dront ce qu’ont coû­té d’efforts et de souf­frances et de viri­li­té l’émancipation inté­grale d’un cer­veau, la libé­ra­tion com­plète d’une âme pétrie, dès la plus tendre enfance, par la main du prêtre tenace, habile et patient…»

Et le dévi­sa­geant alors, je vis qu’il avait une larme au coin des yeux.

Et Ledrain ! mon vieil ami regret­té ! Tenu, par ses fonc­tions déli­cates de « lec­teur », de veiller au bon renom lit­té­raire d’une grande firme d’édition alors célèbre, que de fois il lui arri­va de se voir déco­cher la même épi­thète, sou­vent même ren­for­cée dans la mis­sive d’un jeune auteur refu­sé. Et chaque fois, comme Clo­vis Hugues, il pâlis­sait ; indif­fé­rent aux plus basses injures, il ne le fut jamais à celle-là.

Un jour, au « cinq-à-six » d’Alphonse Lemerre, où j’avais l’honneur d’être admis, et où, autour de Leconte de Lisle, se réunis­saient Paul Bour­get, Edmond de Concourt, Léon Cla­del, Ana­tole France, de Héré­dia, Fran­çois Fabié, Auguste Dor­chain, d’autres encore aujourd’hui dis­pa­rus et pour qui la gloire ne sera même pas le « Soleil des morts », l’auteur du Bous­cas­sier et de la Fête votive racon­tait, de sa forte voix rocailleuse une his­toire de son Quer­cy rocailleux. Près de lui se tenait, ce jour-là, Bar­bey d’Aurevilly qui, le feutre tou­jours sur l’oreille, sa taille encore fine, cam­brée sous son pour­point de coupe louis-quar­tor­zième, l’écoutait avec attention.

Entre Ledrain, avec son allure timide d’homme d’Église, dont il ne se défit jamais. Cla­del, qui l’aimait beau­coup, l’interrompt pour lui tendre ami­ca­le­ment la main.

— Tiens ! voi­là l’apostat!… grogne assez haut le père des Dia­bo­liques qui ne pou­vait pas sen­tir l’ex-oratorien.

Ledrain tres­saute, ajuste d’une main trem­blante son binocle, et d’une voix qui, elle, ne tremble pas :

— Mon­sieur, lui répond-il, mon apos­ta­sie a cent fois plus de valeur morale que votre catho­li­cisme fre­la­té dont vous tirez tant de profit. »

Bar­bey d’Aurevilly ne bron­cha pas. Et les rieurs ne furent pas de son côté, car la plu­part res­taient scep­tiques sur la sin­cé­ri­té de ses convic­tions reli­gieuses et de l’ultramontanisme dont il s’était éta­bli le paladin.

Une autre fois, par un doux cré­pus­cule de sep­tembre, nous étions assis, pre­nant l’apéritif, à la ter­rasse du Napo­li­tain. Ledrain avait trou­vé dans son cour­rier une de ces lettres bas­se­ment rageuses dont je par­lais plus haut, dans laquelle, un quel­conque appren­ti roman­cier psy­cho­logue, dont le « chef‑d’œuvre » avait été par lui refu­sé, lui déco­chait l’injure de tra­di­tion. Il me la mon­tra, et avant de la déchirer :

— Ah ! mur­mu­ra-t-il, les simples d’esprit, comme je les plains ! Com­ment diable, avec une telle men­ta­li­té, pour­ront-ils voir clair dans les rouages secrets de l’intelligence et les arcanes du cœur humain!…»

— Mais pour­quoi donc, lui dis-je, après un moment de silence, ne consa­cre­riez-vous pas un livre à cette ter­rible crise reli­gieuse que vous tra­ver­sâtes vic­to­rieu­se­ment, pour en faire com­prendre la haute et dou­lou­reuse por­tée morale à ces bar­bares et à ces béotiens ? »

— Hé ! mon ami, me répon­dit-il, j’y ai son­gé bien sou­vent, j’ai même pris quel­que­fois la plume, mais je la dépo­sais aus­si­tôt, son­geant que Renan avait déjà écrit ses Sou­ve­nirs et Fer­di­nand Fabre : Ma voca­tion.

Et j’approuvai son abs­ten­tion, car j’avais lu et relu Ma voca­tion, dont l’auteur était mon com­pa­triote comme je l’ai dit plus haut. Sa famille avait vécu inti­me­ment avec la mienne ; il avait, avant d’entrer au Petit Sémi­naire de Saint-Pons, puis au Grand Sémi­naire de Mont­pel­lier, gami­né sous les châ­tai­gniers de l’Escaudorgue, où je devais moi-même gami­ner plus tard ; il avait grim­pé, cueillant l’orange et la morille, pour­sui­vant le merle aux flancs des combes céve­noles, où, trente ans après la sienne, s’est dérou­lée ma vie d’enfant. Sur mes treize ans j’avais vu, chez les miens, sa bonne et douce figure, gar­dant encore les traits d’un sémi­na­riste pai­sible et appli­qué ; j’avais enten­du sa voix res­tée onc­tueuse appuyée par un geste sacer­do­tal, racon­tant les âpres débuts de la bataille lit­té­raire qu’il venait d’engager avec les Cour­be­zon, incom­pris, puis, un peu plus tard, le grand suc­cès de l’Abbé Tigrane qui vint enfin récom­pen­ser son dur labeur. Avant d’en faire ce mer­veilleux livre qui s’appelle Ma voca­tion, il nous avait racon­té le drame moral qui bou­le­ver­sa son âme au moment où il secoua la pous­sière de ses san­dales sur le seuil du Grand Sémi­naire de Mont­pel­lier, et je com­pre­nais en consé­quence le décou­ra­ge­ment de mon vieil ami Ledrain devant ce chef‑d’œuvre res­té cepen­dant inconnu.

Quant à la crise reli­gieuse par laquelle pas­sa Renan en quit­tant le sémi­naire de Saint-Sul­pice pour écrire les Ori­gines du Chris­tia­nisme et la Vie de Jésus, je crois bien qu’il n’existe, dans aucune lit­té­ra­ture, des pages plus belles que celles où, au cours de ses Sou­ve­nirs d’enfance et de jeu­nesse, il a clas­sé les angoisses de son âme et les transes de son esprit. Pour bien com­prendre ce que fut cette crise et ce qu’elle doit être dans toutes les âmes bien nées, il faut lire et relire les cha­pitres consa­crés à Saint-Nico­las du Char­don­ner, au Sémi­naire d’Issy, à Saint-Sul­pice et aux Sul­pi­ciens.

Pour moi, il y a long­temps que je sais par cœur la Prière sur l’Acropole, l’ayant apprise dans le même ado­rable petit bouquin.

Sur les bords de la mer latine, où ma san­té m’oblige à finir mes jours, et où j’écris cette étude sur Sébas­tien Faure, quand le soleil, avant de mou­rir caresse les blancs pro­mon­toires de Pro­vence et jette non der­nier sou­rire à l’azur cal­mé des flots, je n’ai qu’à clore un ins­tant mes pau­pières pour voir sur­gir dans leur vétus­té divine, les colonnes du Parthénon.

Et alors mes lèvres ins­tinc­ti­ve­ment s’agitent et tan­dis que, sur mes che­veux avec la brise légère du soir, je sens pas­ser le fris­son du Beau, je répète :

« Ô noblesse, ô beau­té simple et vraie ! déesse dont le culte signi­fie rai­son et sagesse, toi, dont le temple est une leçon éter­nelle de conscience et de sin­cé­ri­té, j’arrive tard au seuil de tes mys­tères ; j’apporte à ton autel beau­coup de remords. Pour le trou­ver, il m’a fal­lu des recherches infinies. »

Et, arri­vé au pas­sage de la Prière où le nou­vel hié­ro­dule d’Athéna a mis l’écho har­mo­nieux et mélan­co­lique de ses angoisses reli­gieuses d’antan, plus pieu­se­ment encore je murmure : 

«… Des prêtres d’un culte étran­ger venu des Syriens de Pales­tine, prirent soin de m’élever. Ces prêtres étaient sages et saints. Ils m’apprirent les longues his­toires de Chro­nos, qui a créé le monde et de son fils, qui a, dit-on, accom­pli un voyage sur la terre. Leurs temples sont trois fois hauts comme le tien, ô Euryth­mie, et sem­blable à des forêts ; seule­ment, ils ne sont pas solides ; ils tombent en ruine au bout de cinq ou six cents ans ; ce sont des fan­tai­sies de bar­bares qui s’imaginent qu’on peut faire quelque chose de bien en dehors des règles que tu as tra­cées à tes ins­pi­rés, ô Rai­son. Mais ces temples me plai­saient ; je n’avais pas étu­dié ton art divin ; j’y trou­vais Dieu. On y chan­tait des can­tiques dont je me sou­viens encore : « Salut, étoile de la mer… reine de ceux qui gémissent en cette val­lée de larmes » ou bien : « Rose mys­tique, Tour d’Ivoire, Mai­son d’or, Étoile du matin…» Tiens, déesse, quand je me rap­pelle ces chants, mon cœur se fond, je deviens presque apos­tat. Par­donne-moi ce ridi­cule, tu ne peux te figu­rer le charme que les magi­ciens bar­bares ont mis dans ces vers et com­bien il m’en coûte de suivre la rai­son toute nue ! »

[|* * * *|]

Plus encore que ce sacer­dote du Verbe à qui notre lit­té­ra­ture doit des pages que Flau­bert, seul, éga­la, plus encore que Fer­di­nand Fabre, le bon roman­cier rus­tique, plus que Ledrain, le disert his­to­rien d’Israël, plus enfin que le poète Clo­vis Hugues, Sébas­tien Faure eut du mérite a sor­tir vic­to­rieux de la lutte, à libé­rer son intel­li­gence en éman­ci­pant sa raison.

— Et pour­quoi donc ? me direz- vous ?

— Parce que en ce qui concerne Renan et Ledrain, ils n’eurent qu’à vaincre l’emprise des Ora­to­riens, des Sul­pi­ciens, prêtres pai­sible », presqu’exclusivement adon­nés aux études scien­ti­fiques, et dont cer­tain même nous appa­raissent comme des libé­raux sous la plume enchan­te­resse de l’auteur des Sou­ve­nirs. Éga­le­ment pour Clo­vis Hugues et Fer­di­nand Fabre dont la jeune cer­veau fut façon­né par des prêtres sécu­liers tou­jours en contact for­cé avec le monde, avec le « Siècle », comme ils disent.

Tan­dis que Sébas­tien Faure, lui, a dû subir ce que j’ai appe­lé plus haut le pétris­sage des Jésuites.

Or nul n’ignore ce qu’ont été, dans le pas­sé et ce que sont dans le pré­sent ces incom­pa­rables manieurs d’âmes. Tout le monde sait que l’empreinte dont ils frappent les jeunes cer­veaux est consi­dé­rée, par cer­tains, comme inef­fa­çable. Et pour leur don­ner rai­son, il n’y a qu’à revivre l’affaire Drey­fus, à voir le rôle qu’y joua leur géné­ral, le R.-P. Dulac et aus­si à jeter un coup d’œil sur la rue des Postes.

Son­gez aus­si que le cer­veau puis­sant de Des­cartes conser­va cette empreinte jusqu’à sa mort Son­gez enfin que leur élève Arouet, deve­nu Vol­taire, ne par­vint jamais à se libé­rer de leur sou­ve­nir et leur res­ta sym­pa­thique, puisque, s’il ne les défen­dit pas publi­que­ment quand ils furent per­sé­cu­tés, comme le pré­ten­dirent cer­tains, notam­ment, si ma mémoire est fidèle. Salo­mon Rei­nach, dans son His­toire géné­rale des reli­gions, du moins il ouvrit à quelques-uns de ses anciens maîtres, un asile sûr dans son ermi­tage prin­cier de Ferney.

Or, c’est de ce joug effroyable que Sébas­tien Faure par­vint à s’affranchir com­plè­te­ment. Ajou­tons cepen­dant qu’il y fut aidé maté­riel­le­ment du moins par une cir­cons­tance dou­lou­reuse, la mort de son père sur­ve­nue, à ce moment…

Le voi­là donc en route vers l’idéal de toutes les liber­tés. Par­ti de la Foi reli­gieuse, c’est-à-dire de l’Autorité abso­lue, il mar­che­ra sans répit ni trêve, pour ne s’arrêter qu’à l’Anarchisme, c’est-à-dire à la néga­tion même de l’Autorité.

Nous allons le suivre dans ce « pèle­ri­nage pas­sion­né » à tra­vers cet apos­to­lat qui dure depuis déjà 35 ans. Che­min fai­sant, nous appré­cie­rons ses actes d’apôtre, avec sym­pa­thie, sans doute, comme mérite tout effort humain dés­in­té­res­sé, mais avec une sym­pa­thie qui ne sera exclu­sive ni de jus­tice ni d’impartialité.

[/​P. Vigné d’Octon./​]

La Presse Anarchiste