La Presse Anarchiste

Entre paysans

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Pierre. — Et que me par­lez-vous d’hon­neur ! Les mes­sieurs, après nous avoir tout enle­vé, après nous avoir contraints à tra­vailler comme des ani­maux pour gagner un mor­ceau de pain, tan­dis qu’ils vivent, eux, de nos sueurs sans rien faire, dans la richesse et dans la débauche, les mes­sieurs viennent ensuite dire que nous devons, pour être d’hon­nêtes gens, sup­por­ter volon­tiers notre sort et les voir s’en­grais­ser à nos dépens. Si au lieu de cela nous nous rap­pe­lons, que nous sommes nous aus­si des hommes, et que celui qui tra­vaille a le droit de man­ger, alors nous sommes des ban­dits, les gen­darmes nous traînent en pri­son et les prêtres, par sur­croît, nous envoient en enfer. 

Lais­sez-moi vous le dire, Jacques, à vous qui n’a­vez jamais sucé le sang de votre sem­blable : les vrais ban­dits, les gens sans hon­neur sont ceux qui vivent d’op­pres­sion, ceux qui se sont empa­rés de tout ce qui est sous le soleil, et qui à force de per­sé­cu­tions, ont réduit le peuple à l’é­tat d’un trou­peau de mou­tons qui se laissent tran­quille­ment tondre et égor­ger. Et vous vous met­tez avec ces gens-là pour nous tom­ber des­sus ! Ce n’est donc pas assez qu’ils aient pour eux le gou­ver­ne­ment, qui, étant fait par les riches et pour les riches, ne peut que les sou­te­nir, font encore que nos propres frères, les tra­vailleurs, les pauvres se ruent sur nous, parce que nous vou­lons qu’ils aient du pain et de la liberté ? 

Ah ! si la misère, l’i­gno­rance for­cée, les habi­tudes contrac­tées pen­dant des siècles d’es­cla­vage n’ex­pli­quaient pas ce fait dou­lou­reux, je dirais que ce sont eux, qui sont sans hon­neur et sans digni­té, ces pauvres qui se font les sup­pôts des oppres­seurs de l’hu­ma­ni­té, et non pas nous qui sacri­fions ce misé­rable mor­ceau de pain et ce lam­beau de liber­té pour tâcher de réa­li­ser l’é­tat où tous seront heureux. 

Jacques. — Oui, cer­tai­ne­ment, tu dis de belles choses ; mais sans la crainte de Dieu on ne ferait rien de bon. Tu ne m’en feras pas accroire. J’ai enten­du par­ler notre saint homme de curé et il disait que toi et tes com­pa­gnons vous êtes une bande d’ex­com­mu­niés ; j’ai enten­du M. Antoine, qui a étu­dié et qui lit tou­jours les jour­naux, et lui aus­si pré­tend que vous êtes êtes des fous ou des ban­dits qui vou­driez man­ger et boire sans rien faire, et qui, au lieu de réa­li­ser le bien des tra­vailleurs, empê­chez les mes­sieurs d’ar­ran­ger les choses le mieux possible. 

Pierre. — Jacques, si nous vou­lons rai­son­ner, lais­sons en paix Dieu et les saints, parce que voyez-vous, le nom de Dieu sert de pré­texte et de jus­ti­fi­ca­tion à tous ceux qui veulent trom­per et oppri­mer leurs sem­blables. Les rois pré­tendent que Dieu leur a don­né le droit de régner et quand deux rois se dis­putent un pays, ils pré­tendent tous les deux être les envoyés de Dieu. Dieu cepen­dant donne rai­son à celui qui a le plus de sol­dats et les meilleures armes Le pro­prié­taire, l’ex­ploi­teur, l’ac­ca­pa­reur, tous parlent de Dieu. Le prêtre catho­lique, le pro­tes­tant, le juif, le turc, se disent aus­si repré­sen­tants de Dieu ; c’est au nom de Dieu qu’ils se font la guerre et essaient cha­cun de faire arri­ver l’eau à leur mou­lin. Du pauvre aucun d’eux ne s’in­quiète. À les entendre, Dieu leur aurait tout don­né et nous aurait condam­nés, nous à la misère et au tra­vail. À eux le para­dis dans ce monde et dans l’autre ; à nous l’en­fer sur cette terre, et le para­dis seule­ment dans l’autre monde, si tou­te­fois nous avons été des esclaves bien obéissants. 

Écou­tez, Jacques, dans les affaires de conscience, je ne veux pas entrer et cha­cun est libre de pen­ser comme il veut. 

(à suivre)

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