La Presse Anarchiste

Entre paysans

Quant à moi, je ne crois ni à Dieu, ni à toutes les his­toires des prêtres, parce que de de toutes les reli­gions, dont les prêtres pré­ten­dent être en pos­ses­sion de la vérité, aucune ne peut fournir de preuves en faveur des dogmes qu’elle affirme. Moi aus­si je pour­rais, si je voulais inven­ter un tas de sor­nettes et dire que celui qui ne me croira pas et ne m’obéi­ra pas sera con­damné aux peines éter­nelles. Vous me trai­teriez d’im­pos­teur, mais si je pre­nais un enfant, si je lui dis­ais tou­jours la même chose sans que per­son­ne pût lui dire le con­traire, évidem­ment il croirait en moi, de même que vous croyez en votre curé.

Mais, en somme, vous êtes libres de croire si bon vous sem­ble ; cepen­dant ne venez pas me racon­ter que c’est Dieu qui veut que vous tra­vail­liez et souf­friez de la faim, que vos fils devi­en­nent mai­gres et malades faute de pain et de soins, que vos filles soient exposées à devenir les maîtress­es de votre patron, parce qu’alors je dirais que votre Dieu est un assassin.

Si Dieu existe, ce qu’il veut, il ne l’a dit à per­son­ne. Pen­sons donc à faire dans ce monde notre bon­heur et celui de nos sem­blables. S’il y avait un dieu dans l’autre monde, et que ce dieu fut juste, il ne nous en voudrait pas d’avoir lut­té pour faire du bien, au lieu d’avoir fait souf­frir ou per­mis qu’on fit souf­frir les hommes, qui, d’après ce que dit le curé, sont toutes des créa­tures de Dieu et par con­séquent nos frères.

Et puis, croyez moi, aujour­d’hui que vous êtes pau­vre, Dieu vous con­damne au labeur le plus pénible ; si demain vous réus­sis­sez à gag­n­er beau­coup d’ar­gent par un moyen quel­conque, même en com­met­tant l’ac­tion la plus vile, vous acquer­rez immé­di­ate­ment le droit de ne plus tra­vailler, de rouler car­rossé, de mal­traiter les paysans, de séduire les filles du pau­vre… et Dieu vous lais­sera faire, comme il laisse faire votre patron.

Jacques. — Par ma foi ! depuis que tu as appris à lire et à écrire et que tu fréquentes les citadins lu es devenu si beau par­leur que tu embrouillerais un avo­cat. Et à te par­ler franc tu as dit des choses qui m’ont pro­duit une cer­taine impres­sion… Fig­ure toi que ma fille Rosine, est déjà grande. Elle a trou­vé un bon par­ti, un brave jeune homme qui l’aime, mais tu com­prends, nous sommes pau­vres ; il faudrait fournir le lit, le trousseau et un peu d’ar­gent pour lui ouvrir une bou­tique ; car le gars est ser­ruri­er, et s’il pou­vait sor­tir de chez le patron qui le fait tra­vailler presque pour rien, et se met­tre à snu compte, il aurait les moyens d’élever la famille qu’il se créerait. Mais je n’ai rien, lui non plus. Le patron pour­rait m’a­vancer un peu d’ar­gent que je lui rendrais peu à peu. Eh bien ! le croirais-tu ? Quand je lui ai par­lé de la chose, il m’a répon­du en ricanant que c’é­taient des affaires de char­ité et que cela regar­dait son fils. Le jeune patron, en effet, est venu nous trou­ver, il a vu Rosine, lui a caressé le men­ton et nous a dit que juste­ment il avait à sa dis­po­si­tion un trousseau qui avait été fait pour une autre ; Rosine n’avait qu’à venir le chercher elle même. Et il avait dans ses yeux, tan­dis qu’il dis­ait cela, au tel regard que j’ai fail­li faire un mal­heur… Oh ! si ma Rosine… Mais lais­sons cela…

Je suis vieux et je sais que le monde est infâme, mais ce n’est pas une rai­son pour que nous aus­si nous deve­nions des coquins… Enfin, est-il vrai, oui ou non, que vous voulez pren­dre leurs biens à ceux qui les possèdent ?

Pierre. — À la bonne heure ! voilà comme je vous aime. Quand vous voudrez savoir quelque chose intéres­sant les pau­vres, ne le deman­dez point aux messieurs.

(à suiv­re)