La Presse Anarchiste

L’incident de Raon-sur-plaine

Quand paraî­tront ces lignes le nou­veau conflit fran­co-alle­mand aura pro­ba­ble­ment eu son issue diplomatique.

N’im­porte, il est bon d’exa­mi­ner le mal­heu­reux inci­dent de Raon-sur-plaine et le jugeant sans arrière pen­sée nous deman­der s’il jus­ti­fie bien les criaille­ries dérou­lé­distes, et si au contraire tout ce tapage n’est pas entre­te­nu par la presse bour­geoise dans l’es­poir qu’il redon­ne­ra un peu de vita­li­té au patrio­tisme que le bon sens du peuple com­mence à mettre sur la même ligne que les super­sti­tions reli­gieuses. Nous sommes d’au­tant mieux à même de pro­non­cer avec impar­tia­li­té que nous fai­sons nôtre l’a­pho­risme d’Er­nest Renan : « là ou le socia­lisme appa­rait, le patrio­tisme disparaît. »

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Et d’a­bord n’en­re­gistre-t-on pas jour­nel­le­ment des faits qui rap­pellent par bien des côtés celui qui nous occupe ?

Il ne se passe pas de mois qu’un sol­dat en fac­tion, dans une pri­son, un fort, etc., ne tire sur un pas­sant sans avoir un sem­blant de rai­son à allé­guer. Sim­ple­ment parce que c’est la consigne, et qu’il lui est ordon­né de tirer sur un être humain – comme sur un lapin – si par impru­dence ou igno­rance, il s’est mis à la por­tée de son fusil. En fouillant les faits divers de ces der­nières années, nous trou­ve­rons le récit de l’as­sas­si­nat d’un pauvre diable. Le sol­dat en tirant fai­sait son devoir, en ver­tu de ce prin­cipe d’a­bru­tis­se­ment aus­si mons­trueux que bête : l’o­béis­sance passive !

Pen­dant qua­rante-huit heures, quelques rou­blards du radi­ca­lisme font du bruit autour de ce cadavre, allèguent des phrases ron­flantes sur le mili­ta­risme, partent en guerre contre l’o­béis­sance pas­sive… et puis tout est oublié… jus­qu’à la prochaine.

Ici c’est un fran­çais qui est tué par un sol­dat fran­çais, au lieu de l’être par un sol­dat alle­mand. J’a­voue que pour ce mal­heu­reux, aucun de ces deux modes de pas­ser de vie à tré­pas, n’est plus avan­ta­geux que l’autre.

Dans ces deux cas les cri­mi­nels ne sont pas les sol­dats, chez qui le ser­vice mili­taire a réveillé les ins­tincts féroces de l’a­ni­mal humain ; on leur a don­né une consigne, ils la rem­plissent, sans atté­nuer sa bru­ta­li­té par leur rai­son­ne­ment — ce qui leur est impos­sible grâce à leur manque d’ins­truc­tion. Pre­nons-nous en aux bar­bares ins­ti­tu­tions qui barrent la route à l’hu­ma­ni­té et sur­tout à ceux qui les incarnent et en sont comme la repré­sen­ta­tion vivante. Sur­tout, ne tom­bons pas dans le piège que nous ten­dant les abru­tis­seurs patentes du peuple, c’est assez de subir les néfastes ins­ti­tu­tions qui nous écrasent, sans aller nous faire tuer pour les défendre.

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Sup­po­sons main­te­nant qu’au lieu de s’être passe sur la fron­tière fran­co-alle­mande, l’in­ci­dent de Raon-sur-plaine se soit dérou­lé à la fron­tière espa­gnole ou italienne.

Il eut, c’est indis­cu­table, ému l’o­pi­nion publique. Mais tous eussent vu dans ce mal­heu­reux évé­ne­ment ce qu’il y a réel­le­ment, une absurde obser­va­tion de la consigne, et nul n’eut son­gé à y voir un casus bélli.

Cette dif­fé­rence d’in­ter­pré­ta­tion d’un fait iden­tique, qu’il se passe ici ou là, n’est-il pas la preuve évi­dente de la mau­vaise foi des poli­ti­queurs et bour­geois ; et ne vient-il pas appuyer ce que nous disions en commençant 

Ce que cherchent nos exploi­teurs c’est par un habile déri­va­tif enrayer les idées d’é­man­ci­pa­tion qui vont en se déve­lop­pant rapi­de­ment au sein des masses affa­mées. Pas de meilleur moyen que de faire vibrer la corde patrio­tique, atti­ser des ran­cunes, réveiller de vieilles haines, et par ce moyen faire perdre au pro­lé­ta­riat la notion de ses inté­rêts. Les peuples sont faits pour ses don­ner la main, leurs aspi­ra­tions sont iden­tiques et leurs enne­mis sont les mêmes.

Déjouons donc, ces machia­vé­liques pro­jets, prou­vons à nos maîtres que doré­na­vant nous ne vou­lons plus être dupes et pro­cla­mons bien haut que nous n’at­ten­dons qu’une occa­sion pour prendre notre revanche… mais pas sur les allemands.

Le Bour­geois pour nous voi­là l’en­ne­mi, qu’il soit fran­çais ou allemand.

Et afin qu’on ne nous lance pas dans une aven­ture dont les suites ne peuvent être pré­vues et qui ferait cou­ler des flots de sang, disons fer­me­ment à nos maîtres que nous refu­sons de les suivre, ne vou­lant pas por­ter les armes contre des hommes dont le seul crime est d’être nés un peu plus à l’Ouest que nous.

Qu’ils sachent que s’ils déclarent la guerre à nos voi­sins nous la ferons à nos enne­mis et que nous ser­rons d’au­tant plus sans pitié que c’est à eux que nous devrons l’invasion.

Quant au peuple alle­mand, il sau­ra lui aus­si quand le moment sera venu cou­rir sus à ses bour­geois et leur faire rendre gorge.

Cette besogne d’as­sai­nis­se­ment accom­plie, alle­mands et fran­çais ne seront plus expo­sés à s’en­tré­gor­ger pour satis­faire les caprices de quelques dou­zaines de scélérats.

La Presse Anarchiste