La Presse Anarchiste

Du verbalisme à l’action

Il en est de la Révo­lu­tion comme des espérances de sœur Anne : on a beau mon­ter au som­met de la plus haute tour et met­tre ses mains en visière devant les yeux pour mieux inter­roger l’horizon — rien ne s’y lève ! rien n’y point !

Qu’y poindrait-il, d’ailleurs, qui ne serait une illu­sion, une décep­tion ou un leurre ?…

Ten­ta­tives à peine ébauchées de trans­for­ma­tions idéales ; mou­ve­ments à peine esquis­sés par­o­di­ant l’émeute pop­u­laire, et qui avor­tent du reste mis­érable­ment, dans l’indifférence, qua­si générale ; essais timides — préludes douloureux aus­si, puisqu’ils révè­lent toute la faib­lesse organique d’une action sociale désor­don­née et qui dans l’esprit de maint utopiste doivent présager le Grand Soir, mais que l’aube nou­velle sur­prend tou­jours dans le tumulte de com­plots impuis­sants, voilà pour l’instant toute l’action révo­lu­tion­naire actuelle, faite de ver­bal­isme grandil­o­quent, et par­fois out­re­cuidant puisqu’il dépasse nos espérances de réalisation.

Certes, cette action — puérile quant aux résul­tats décisifs qu’on en attend — peut, si on l’envisage d’un point de vue tout spé­cial, paraître pos­séder au moins une ver­tu, qui serait de tenir con­stam­ment en haleine l’esprit fron­deur de la masse, réveiller ses instincts com­bat­ifs affadis par une apathie dan­gereuse, tout en main­tenant vivaces et con­tin­uelles, au sein d’une bour­geoisie tim­o­rée, la crainte et l’épouvante d’une révo­lu­tion qui, pour l’heure, ne s’est con­crétisée à ses yeux que dans la mor­bidesse des cauchemars qu’elle en éprou­ve. Mais quelle est la valeur exacte d’une action qui ne s’exalte elle-même que des clameurs furieuses qu’elle sus­cite, qui se borne à canalis­er les trans­ports de colère et d’enthousiasme, et qui les com­prime quand ils men­a­cent de faire explo­sion, impétueuse­ment ? Faut-il en déduire que nos révo­lu­tion­naires, eux-mêmes, trem­blent devant l’éventualité d’un événe­ment dont ils sem­blent red­outer les con­séquences, et qu’ils y com­mu­nient avec la bour­geoisie dans une même ter­reur salu­taire ? Le Fan­tôme de Marat, assis à leur chevet, y reste-t-il en per­ma­nence ? et Pro­tée ironique et facétieux, revêt-il les formes les plus hideuses et les plus fan­tas­magoriques afin de don­ner une excuse à leur pusillanimité ?

Mais qui donc, en dehors des lam­en­ta­bles déchets de la société cap­i­tal­iste, hormis les parias et les déshérités frap­pés dans leur chair et dans leur âme, et sur qui pèse l’interdit ou l’anathème des priv­ilégiés, dont les jouis­sances, éclos­es sur le charnier putres­cent, l’imposture et le crime, sont comme une éclabous­sure et le luxe une insulte per­pétuelle ; qui donc, hormis les mis­érables qui traî­nent pénible­ment une exis­tence boueuse par­mi la mag­nif­i­cence dorée, dis­pendieuse, la lux­u­re et le stupre effréné des maîtres qui les sub­juguent, qui donc aspire ardem­ment à ce haut idéal­isme répara­teur qui est la source de toute réno­va­tion, de toute régénéres­cence : la Révo­lu­tion. La Révo­lu­tion libéra­trice, promesse latente d’émancipation qui emplit le cœur d’une espérance prodigieuse de tous les ilotes en détresse, figés dans l’attente d’un Messie qui devrait emprunter la défroque humaine de Spar­ta­cus ?… Oui, qui donc, hormis les vic­times bafouées de cette société inique, souhaite sincère­ment la Révo­lu­tion ? Est-ce ceux qui en appel­lent à Elle avec cette vir­u­lence qui les cat­a­logue, dans l’esprit bour­geois, par­mi les plus sin­istres des incen­di­aires et des bour­reaux qui sont sor­tis de 93 ? Est-ce ceux qui la prêchent avec cette apparence de con­vic­tion et de foi qui les fait appa­raître comme les apôtres d’un nou­v­el évangile, sorte d’illuminés prostrés dans leur rêve exta­tique comme des fakirs dans leur pose hiéra­tique ?… Les vrais révo­lu­tion­naires savent met­tre moins d’ostentation dans leur désir. Ils sont plus dis­crets. Ils acceptent la Révo­lu­tion d’où qu’elle vienne, ménageant leur cri­tique, laque­lle n’est, au fond, qu’un désaveu, une sorte de dis­crédit d’autant plus red­outable que la cri­tique paraît sincère.

Une révo­lu­tion a tou­jours quelque chose d’auguste en elle-même qui mar­que au front les indi­vidus qui se sont recueil­lis en elle. C’est un acte for­mi­da­ble accom­pli par une généra­tion, qui aura sa réper­cus­sion uni­verselle et fatale et dont le béné­fice ne sera jamais per­du à tra­vers les âges. Elle est une étape réal­isée dans la lente évo­lu­tion humaine vers la per­fec­tion future. Bien ou mal faite — qu’elle vive ou qu’elle meure — une révo­lu­tion est donc tou­jours respectable car elle est une lueur — fugi­tive si on veut — de la con­science humaine en réveil ; dans tous les cas, une preuve con­stante de la pos­si­bil­ité, pour les indi­vidus, de se libér­er du long esclavage qu’ils subis­sent volontairement.

Je ne veux pas dire évidem­ment, que le mutisme et la dis­cré­tion sont des ver­tus révo­lu­tion­naires au pre­mier chef, ni même qu’ils sont un gage de sincérité. Le sen­ti­ment révo­lu­tion­naire, que cha­cun porte en soi d’ailleurs, plus ou moins, dévelop­pé, n’est pas un mono­pole exclusif à l’usage d’une caté­gorie d’individus. Je déplore seule­ment — et le scep­ti­cisme de la masse provient en grande par­tie de cela — que d’aucuns croient devoir en cein­dre leur front comme d’une auréole et en fassent un éta­lage aus­si impu­dent. Je déplore toutes ces dis­ser­ta­tions savantes, toutes ces arguties, tous ces sophismes et tous ces dis­cours sur un sujet aus­si déli­cat dont l’irréalisation est une nou­velle souf­france et une nou­velle insulte à la douleur des mal­heureux, dupes de leurs pro­pres espérances, et qu’on déçoit trop sou­vent déjà avec dés­in­vol­ture. Les mal­heureux sont des naïfs qui pensent tou­jours que la Révo­lu­tion jail­li­ra du sol, spon­tané­ment à la façon des gey­sers crevant la terre d’un jet irré­sistible. à les en croire, les pavés sont tou­jours près de sor­tir tout seuls de leur alvéole pour se con­stituer bénév­ole­ment en bar­ri­cades. Il n’est qu’à voir le besoin fréné­tique qui les agite, aux jours de vocif­éra­tions col­lec­tives, pour com­pren­dre quels instincts furieux les ani­me. Ah ! Si à la place de pâles dis­coureurs offi­ciant et s’enrouant à la tri­bune offi­cielle ; d’histrions habiles qui se désar­tic­u­lent et se démè­nent fébrile­ment sur les tréteaux atten­dant tout de la masse et rien d’eux-mêmes qu’un geste inutile et vain : si à la place de ces tri­bunes en mal d’exhibition qui exul­tent, chez les autres, un sen­ti­ment qu’ils n’éprouvent point — qu’ils réprou­vent tout bas — il y avait des hommes d’action que la peur ne décol­ore pas, que n’obtiendrait-on point de l’enthousiasme exas­péré de la masse ? Mais à quoi bon faire la part des hypothèses ?…

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Il y a bien des façons — sauf la bonne bien enten­du — de prêch­er la Révo­lu­tion, comme il y a bien des manières de paraître révo­lu­tion­naire, et ce qui est un comble, de le paraître sincère­ment, jusqu’à ce qu’un événe­ment imprévu démon­tre le con­traire. Les exem­ples abon­dent qui ren­dent le choix dif­fi­cile, et nous avons assez enreg­istré de défec­tions reten­tis­santes à la Cause, pour être désor­mais fixés sur la nature des voca­tions révo­lu­tion­naires qui s’affichent osten­si­ble­ment et avec com­plai­sance. Il y aurait toute une étude de com­pi­la­tion à faire sur ce sujet qui n’est pas près d’être épuisé, et qui ten­tera peut-être le dilet­tan­tisme dés­abusé de quelque vieux cheval de retour quelque jour.

En général quand nos tri­buns ont émis quelques idées qui leur parais­sent neuves sur la Révo­lu­tion, et expliqué, eu quelques pages, leurs con­cep­tions per­son­nelles, ils se tien­nent pour quittes et sat­is­faits. Leur part de con­tri­bu­tion, dans l’accomplissement de l’acte révo­lu­tion­naire, s’arrête là — et leurs attri­bu­tions aus­si. Leur apos­to­lat se réduit à l’élaboration d’une sorte de catéchisme et ils se gar­dent bien de prêch­er d’exemple car leur théorie ne descend jamais à cette pra­tique, qui, si elle ne déshon­ore pas, n’en enlève pas moins le pres­tige et le mys­tère dont ils ont besoin pour influ­encer occul­te­ment les foules qui les déi­fient à défaut d’autres idol­es. Foudres révo­lu­tion­naires dans l’Olympe qu’ils se sont choisi, ils ne con­sen­tent à en descen­dre sous aucun pré­texte. À eux l’explication tumultueuse des principes fon­da­men­taux et l’obscur tra­vail de cette exégèse nébuleuse sur laque­lle repose leur révo­lu­tion­nar­isme. Le reste regarde la masse qui doit pren­dre sur elle l’exécution des vastes des­seins qu’ils ont conçus et qui hantent leur cerveau gigan­tesque. Il n’y a rien d’étonnant, à ce compte, à ce que l’idée révo­lu­tion­naire n’ait gag­né qu’en imag­i­na­tion et qu’elle ne soit qu’en surface.

Mais qu’est-ce qu’en somme la Révo­lu­tion ? Est-ce la prise de pos­ses­sion, par la vio­lence, du Pou­voir, par une frac­tion de la société ? la dic­tature du Pro­lé­tari­at ? la fin du régime d’iniquités, d’injustice, d’oppression, de servi­tudes sociales ? la dis­pari­tion des tares poli­tiques et de la poli­tique elle-même ? le niv­elle­ment des sit­u­a­tions indi­vidu­elles par l’affranchissement général et l’égalité ? Est-ce le tri­om­phe du Droit et de la Lib­erté sur les ruines de l’abjection et de l’hérésie ? Est-ce enfin la trans­for­ma­tion totale des mœurs et des insti­tu­tions sociales ? Est-ce aus­si le tri­om­phe de l’individualisme en com­plet épanouisse­ment d’égoïsme sur la col­lec­tiv­ité ou bien la coopéra­tion oblig­a­toire des indi­vidus aux charges et aux devoirs soci­aux ?… Nous n’en savons trop rien, du moins une par­tie de la masse l’ignore.

Si nous tenons compte de ce qui se dif­fuse, se propage, s’écrit et se proclame, il faut recon­naître que la plu­part des révo­lu­tion­naires se ren­con­trent et se con­fondent dans un rêve iden­tique : l’avènement d’une ère nou­velle, qui serait, par oppo­si­tion à la société actuelle, comme une per­fec­tion idéale. Or, s’il y a iden­tité dans le rêve, il n’y a rien d’analogue dans la con­cep­tion réal­isatrice, ni même dans la manière de procéder qui est aus­si diverse qu’il y a de var­iétés de sys­tèmes. Le révo­lu­tion­nar­isme, qui dans l’espèce est un principe fon­da­men­tal indi­vis­i­ble, est devenu une sorte d’école d’idéologie aux enseigne­ments mul­ti­ples et néga­teurs, frap­pés de tous les vices réd­hibitoires. Dépouil­lé de sa ver­tu prin­ci­pale, dis­séqué, amputé, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Il est devenu une méth­ode empirique à laque­lle on a recours dans les sit­u­a­tions dés­espérées pour insuf­fler un peu de vie à la foi moribonde.

Autant de sys­tèmes autant de chefs.

Il y a les antic­i­pa­teurs pour qui la Révo­lu­tion est tou­jours immi­nente. Ils fer­ment les yeux, leur imag­i­na­tion fer­tile va son train. Elle par­court en une minute des étapes fan­tas­tiques. En moins de rien, ils ont changé la face des choses et du monde ani­mé. Ils les ouvrent, et leur rêve con­tin­ue. La Révo­lu­tion est là, sous leur main con­crète, pal­pa­ble. Jour et nuit ils spécu­lent sur elle. Chaque jour qui s’écoule a fait la Révo­lu­tion. Chaque jour qui vient en fait une autre. Ce sont les plus heureux des révo­lu­tion­naires, car extérieure­ment ils ont réal­isé leur rêve. Ils s’y sont incor­porés ils y sont béat­i­fiés. Ah ! ceux-là n’éprouveront plus de décep­tions, ils ont aboli en eux le passé et le présent. Ils vivent d’une vie illu­soire et chimérique, mais ils vivent, cepen­dant qu’à côté d’eux la souf­france, qui halète sous la réal­ité, con­tin­ue de panteler

Il y a les soci­o­logues plus ou moins dis­tin­gués pour qui l’économie sociale d’un pays est un indice infail­li­ble et qui, à l’aide d’analyses savantes, vous prou­vent, clair comme le jour, que la sit­u­a­tion est ou n’est pas révo­lu­tion­naire. De déduc­tions en déduc­tions, ils vous con­duisent jusqu’à l’éclatante démon­stra­tion d’une vérité infrangible.

Il y a les pro­fesseurs de révo­lu­tion qui dépensent des tré­sors d’érudition et qui écrivent des chapitres lumineux sur la façon de faire une révo­lu­tion ; mais qui n’ont jamais écrit une ligne sur la façon de s’y pren­dre pour ne pas la faire.

Il y a les philosophes en qui s’est réfugiée l’imminente sagesse et qui du passé, tirent cet enseigne­ment sig­ni­fi­catif qui fait penser que la philoso­phie est une bien belle chose ; qu’elle est en tous cas, l’argument suprême — l’ulti­ma ratio et même l’unique — de ce qui n’a pas besoin d’être démon­tré : l’évidence.

Il y a les bateleurs pour qui la révo­lu­tion le spé­ci­fique uni­versel, le remède sou­verain de toutes les tares, de toutes les plaies sociales, dont ils sont loin d’être immu­nisés eux-mêmes.

Il y a ceux qui veu­lent la Révo­lu­tion en lui infligeant le sup­plice du « proces­sus naturel », le long mar­tyre des étapes glo­rieuses, divisée en douze sta­tions ana­logues à un cal­vaire. Ils appel­lent cela du trans­formisme et de l’évolution, mots mir­i­fiques, mais qui ne sig­ni­fient pas grand chose pour le pro­lé­taire adap­té à son milieu. Belliqueux ils le sont n’en doutez pas, quoique ce soit à leur façon, c’est-à-dire par un dosage savant de bel­lic­ité, de mod­éran­tisme et de paci­fisme, 1e tout appuyé d’une argu­men­ta­tion incol­ore et spé­cieuse. Ceux-là sont les plus dan­gereux des sophistes. Non seule­ment ils s’obstinent dans leur erreur red­outable, mais ils entraî­nent les autres, s’attachant à réfrén­er les instincts généreux de la masse qu’ils finis­sent par dévir­ilis­er. L’œuvre de décom­po­si­tion à laque­lle ils se sont voués a des con­séquences incal­cu­la­bles, et peut-être ne s’en aperçoivent-ils pas. Sans qu’ils s’en doutent, ce sont les aux­il­i­aires les plus appré­ciés du Pou­voir, lequel n’est pas avare de sourires, à leur égard. La Presse cap­i­tal­iste elle-même leur ménage des faveurs spé­ciales soit qu’elle leur décerne des éloges qui sont autant de coups de pioche dans l’intelligence bornée du tra­vailleur, lecteur assidu et fer­vent de jour­naux bour­geois, soit qu’elle extraie de larges cita­tions de la lit­téra­ture lénifi­ante cou­tu­mière à ce révo­lu­tion­nar­isme qu’on nous démon­tre comme plein de sagesse et de bon sens.

Il y a enfin, ceux qui n’y croient plus, les scep­tiques et les déçus qui mili­tent encore, soit que toute espérance ne les ait pas aban­don­nés, soit qu’un reste de fer­veur ou d’exaltation les ani­me en dépit de leur scep­ti­cisme et de leur amer­tume, mais dont la con­vic­tion n’est pas assez ardente pour s’imposer autour d’eux. Leur apos­to­lat n’a pas don­né de fruits. Leur rig­orisme s’en est accru, et ne pou­vant plus faire du prosé­lytisme, tombés dans le plus grossier des matéri­al­ismes qui soit, ils envelop­pent l’humanité dans une sorte de mépris sou­verain qui est un baume à leur misanthropie.

Ne par­lons pas de ceux que le dés­espoir pousse à l’acte suprême qui leur fera une auréole sanglante. La bour­geoisie qui les red­oute, les assim­i­le à des mal­fai­teurs. Mais nous savons, nous, que ces sincères sont surtout des meurtris.

Ils se trompent en usant d’une vio­lence stérile, qui s’égare le plus sou­vent et n’engendre que l’épouvante et la répro­ba­tion. Mais la pas­sion fatale qui les pousse au sac­ri­fice, si elle n’en fait pas des héros selon le sens qu’on attache à ce mot, ne les élève pas moins au-dessus d’une Human­ité trop asservie, et surtout trop étrangère aux grands sen­ti­ments de beauté, pour com­pren­dre com­bi­en un altru­isme trop dévelop­pé peut con­tenir en lui de dévoue­ment et d’abnégation. Je ne fais pas leur apolo­gie, mais j’avoue que les Vail­lant et les Émile Hen­ri sont loin de me paraître des mal­fai­teurs que la honte souille d’un éter­nel stig­mate on des égoïstes cristallisés dans la con­tem­pla­tion muette d’un moi exagéré. Leur sac­ri­fice ne suf­fit peut-être pas au Tri­om­phe de leur cause ; mais l’idéal qui le leur inspire, évite à leur nom un con­tact trop bru­tal, dans les fastes de la crim­i­nolo­gie, avec le nom de vul­gaires assas­sins qui sont le plus bel orne­ment de la société capitaliste.

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Au fond, le révo­lu­tion­nar­isme offi­ciel et bavard ne donne pas trop d’inquiétudes aux poten­tats qui savent bien que cotte épée de Damo­clès, sus­pendue à des câbles d’acier, n’est faite que de car­ton-pâte. La tolérance dont on fait preuve, à son égard le démon­tre assez. Le jour où il men­ac­era sérieuse­ment l’existence du Pou­voir rég­nant, on pren­dra des mesures autrement red­outa­bles que ces mesquines per­sé­cu­tions sous lesquelles on paraît vouloir l’accabler et qui ne sont que des mal­adress­es. Quelques exaltés s’y lais­sent pren­dre certes, mais la masse, qu’il ne pénètre pas, con­tin­ue à rester indif­férente et sourde.

Quant à la pro­pa­gande révo­lu­tion­naire, aus­si inten­si­fiée qu’elle soit, elle est loin de suf­fire à la tâche. Elle ini­tie peut-être, mais cette ini­ti­a­tion n’est que super­fi­cielle et trop sou­vent restric­tive. Elle éduque, soit ; mais elle n’insuffle pas cette audace et cette volon­té sans lesquelles on ne réalise rien. Il y a des éner­gies red­outa­bles au cœur des mass­es ; mais elles y sont à l’état léthargique. — Elles y som­no­lent, émoussées par l’inaction. L’enseignement amor­phe qu’on s’efforce à repren­dre avec cet entête­ment qui n’a d’égal que sa sot­tise et que l’expérience ne rend pas clair­voy­ant, ne con­tribue en rien au réveil prob­lé­ma­tique de la con­science pop­u­laire frap­pée de paralysie au moins partielle.

Autre chose est cet enseigne­ment vir­il qui prend toute la valeur d’un exem­ple. Un indi­vidu qui s’est affranchi de toutes tutelles et de toutes servi­tudes sociales, qui a libéré son esprit des préjugés et des scrupules qui l’alourdissaient, en se met­tant en état de révolte per­pétuelle avec la société cap­i­tal­iste, fait plus pour la Révo­lu­tion que tous les pro­fesseurs de soci­olo­gie et de philoso­phie human­i­tariste qui, à force de vieux clichés, de sophismes et de scholas­tique, ont frap­pé la Révo­lu­tion d’une sorte de carence. L’un fait de l’action ; les autres, de l’analyse. L’action a tou­jours une con­séquence directe. Elle impose l’attention, réveille l’esprit d’imitation, sec­oue l’inertie, sus­cite l’admiration ou l’enthousiasme. À quoi sert l’analyse ? Sinon à refroidir cet ent­hou­si­asme, surtout quand il a cessé d’être juvénile ? — Car la jeunesse en lequel il fleu­rit et s’épanouit, jouit de cet heureux priv­ilège de ne pas réfléchir.

En résumé, si la pro­pa­gande est néces­saire — et je n’en ai jamais con­testé ou nié l’utilité — il est encore plus néces­saire de l’appuyer sur le geste et sur l’action. Loin de moi la pen­sée de légitimer en quoi que ce soit, l’attentat indi­vidu­el qui, encore une fois, ne réalise rien et fait subir aux esprits une sorte de régres­sion fatale. Par action, j’entends l’action col­lec­tive des mass­es qu’on peut soulever à son gré, quoi qu’on pré­tende et qu’on dise. Les pré­textes ne man­quent pas.

Nos frères ital­iens en s’emparant des usines et les spar­tak­istes, en Alle­magne, seuls ont paru com­pren­dre l’utilité de cette action organ­isée des mass­es, action directe et dili­gente qui frappe le Pou­voir d’impuissance et le fait chancel­er. Ils étaient dans la bonne voie, et leur tort est de n’y avoir pas per­sévéré coûte que coûte, dût le Pro­lé­tari­at y périr tout entier. La pas­siv­ité du pro­lé­tari­at anglais et français qui a per­mis l’étranglement de la Révo­lu­tion en Alle­magne, se fût peut-être réveil­lé de la con­ti­nu­ité d’un effort qui eût néces­saire­ment entraîné l’intervention déci­sive de la Russie sovié­tique. Sans la traîtrise crim­inelle des chefs du syn­di­cal­isme et du social­isme français, avant les deux scis­sions, la Révo­lu­tion était un fait accom­pli en Europe. Mais, étran­glée en Alle­magne à l’aide du mil­i­tarisme français, noyée dans le sang, en Ital­ie par la réac­tion forcenée du fas­cisme momen­tané­ment vic­to­rieux, elle est plus vivante que jamais — et ce doit être une leçon pour les pro­lé­taires de tous les pays — car elle a su résis­ter tri­om­phale­ment en Russie aux assauts répétés de la réac­tion mon­di­ale l’assiégeant comme une forter­esse inex­pugnable, au blo­cus assas­sin organ­isé autour d’elle, comme elle résiste à la famine épou­vantable dev­enue l’alliée du cap­i­tal­isme furieux et qu’elle saura vain­cre comme elle a vain­cu tous ses enne­mis coal­isés con­tre elle, stipendiés ou non.

Une autre erreur du révo­lu­tion­nar­isme actuel est de croire pou­voir le régen­ter ou le dis­ci­plin­er avec de la mod­éra­tion, du calme et de la réflex­ion. Ces ver­tus ont acquis un cer­tain lus­tre, mais c’est aux dépens de la sagesse et de la vérité. En réal­ité, elles font à la Révo­lu­tion un tort con­sid­érable, parce que, au point de vue révo­lu­tion­naire, elles ne sont qu’un reflet de la pusil­la­nim­ité et de la lâcheté de ceux qui, trop poltrons pour oser affron­ter le dan­ger en face, se réfugient der­rière je ne sais quels sophismes pour jus­ti­fi­er leur inac­tion et leur inca­pac­ité notoire. Vouloir trans­former la société actuelle à l’aide de la douceur et de la per­sua­sion, c’est non seule­ment une utopie dan­gereuse, qu’on pour­rait excuser à la rigueur si on était de bonne foi ; mais c’est surtout un men­songe, fla­grant, abom­inable de la part de ceux qui le répan­dent ; car ils savent, ils ne peu­vent pas ne pas savoir que rien ne s’acquiert que par la vio­lence, et qu’il n’est pas un Pou­voir ou un État con­sti­tué qui n’y ait assis sa puis­sance éphémère ou non.

Une vérité aus­si élé­men­taire peut paraître para­doxale, elle n’en reste pas moins une vérité pre­mière, essen­tielle, fondamentale.

Tout le reste n’est que vent, argutie, dialec­tique ou casuistique.

Mais il serait bon qu’on par­lât moins de révo­lu­tion et, qu’on pen­sât davan­tage aux moyens de la réaliser.

[/Eug. Sal­duc­ci./]


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