La Presse Anarchiste

De la pagaille à l’organisation

Bien des évé­ne­ments ont secoué le mou­ve­ment anar­chiste… Inutile de le res­sas­ser, inutile de se le cacher… Fon­te­nis… etc., etc.

Et, comme par le pas­sé, après les der­niers « évé­ne­ments », il est tou­jours des mil­liers et des mil­liers de gens en France qui se réclament de l’a­nar­chisme dans ses aspects sociaux, éco­no­miques, tac­tiques, éthiques et révo­lu­tion­naires tout à la fois ; et, seule­ment une petite mino­ri­té d’entre eux militent vrai­ment. Ce qui fait que le mou­ve­ment liber­taire est tou­jours riche d’i­dées, et même de fan­tai­sie, vivant, bien vivant, beau­coup plus que ne le pensent ou ne le croient cer­tains, quoique moins fort que d’autres l’i­ma­ginent, et, qu’il n’a tou­jours pas l’am­pleur et les moyens que lui don­ne­raient une vie tel­le­ment plus féconde et lui per­met­trait, au-delà du « témoi­gnage » que consti­tue, dans cette socié­té, la pré­sence de liber­taires et des valeurs éthiques appli­cables dès main­te­nant par cha­cun pour lui-même et dans ses rela­tions avec les proches, de se livrer à une pro­pa­gande suf­fi­sante et effi­ciente.

Voi­ci donc deux consta­ta­tions qui s’im­posent à tous les mili­tants qui doivent se pen­cher sur les pro­blèmes de l’a­nar­chisme, l’une extrê­me­ment posi­tive et l’autre lar­ge­ment néga­tive, je pense :
– d’une part l’a­nar­chisme a su et pu conser­ver ses carac­tères propres et reje­ter tout ce qui, par­ti­cu­liè­re­ment ces quinze der­nières année, a ten­té et tente encore, volon­tai­re­ment ou non, de le pour­rir : le « com­mu­nisme liber­taire » de Fon­te­nis, les diverses formes ou fan­tai­sies d’« anar­cho-com­mu­nisme » si ce n’est d’« anar­cho-mar­xisme » ou de cryp­to-situa­tio­nisme, maintes formes d’ex­hi­bi­tion­nisme petit-bour­geois d’in­tel­lec­tua­listes plus exa­cer­bées d’un cer­tain indi­vi­dua­lisme « nou­velle vague ».
– d’autre part il n’a pu émer­ger jus­qu’à jouer enfin un rôle effi­cace, ni même jouer à nou­veau le rôle qu’il a eu par­fois anté­rieu­re­ment, res­tant replié sur lui-même et l’af­faire, somme toute, de quelques indi­vi­dus sans influence réelle et tan­gible sur la masse de leurs semblables.
– « Il y a cent ans que l’A­nar­chisme pié­tine ? Une orga­ni­sa­tion étof­fée, ayant étu­dié les rai­sons et tiré les leçons de ces échecs, n’a­bou­ti­rait sûre­ment pas à des conclu­sions moroses pour l’a­ve­nir. Mais hors du déve­lop­pe­ment d’une orga­ni­sa­tion solide et pour­tant aus­si dif­fé­rente d’un par­ti que le jour l’est à la nuit, il est abso­lu­ment impos­sible de faire le moindre pro­grès, et, si nous pou­vons conti­nuer à ali­men­ter les milieux liber­taires en anec­dotes. nous ne modi­fie­rons pas l’his­toire ». (« le monde liber­taire », organe de la F.A., N°77, février 1962).

Et c’est jus­te­ment l’ab­sence de cette orga­ni­sa­tion véri­table, vivante dans les faits, et non en prin­cipe ou en appa­rence, le « vague » dans lequel flotte le mou­ve­ment anar­chiste, qui est la cause pre­mière du manque d’ef­fi­ca­ci­té, des ten­ta­tives tou­jours renou­ve­lées de dévia­tions, de l’a­pa­thie et de l’hé­mor­ra­gie conti­nue des mili­tants et des sympathisants.
– Manque d’ef­fi­ca­ci­té qui, s’il ne nous a pas mis à l’a­bri des ten­ta­tives poly­cardes ou autres, nous confine beau­coup dans notre « ghetto ».
– Ten­ta­tives de dévia­tions tou­jours renou­ve­lées, venant de notre opa­ci­té orga­ni­sa­tion­nelle et idéo­lo­gique per­met­tant de se récla­mer de nos idées et de venir nous intoxi­quer à quelques sno­bi­nards, qui viennent atti­rés par une inter­pré­ta­tion nihi­liste cor­res­pon­dant à une phase de leur évo­lu­tion per­son­nelle. Dans l’im­mense majo­ri­té des cas il est impos­sible de (leur) faire admettre… la néces­si­té d’une dis­ci­pline intel­lec­tuelle ou morale qui implique soit une méthode de for­ma­tion théo­rique en « doc­tri­naire », soit l’ac­cep­ta­tion et la pra­tique d’un ensemble de normes de com­por­te­ments cor­res­pon­dant aux idées qu’ils pré­tendent pro­fes­ser… Et géné­ra­le­ment, pour ne pas dire tou­jours, les adhé­rents ne réa­li­sant pas l’ef­fort néces­saire pour connaître à fond les idées dont ils se réclament, inter­prètent ces der­nières au gré de leur fan­tai­sie, avec une assu­rance qui n’a d’é­gale que le vide de leur pen­sée et les dimen­sions de leur igno­rance (G. Leval, in « Cahiers de l’hu­ma­nisme liber­taire » nou­velle série, n°138, novembre 1967).
– Hémor­ra­gie conti­nue des mili­tants aux­quels on ne pro­pose aucune pos­si­bi­li­té d’ac­tion col­lec­tive tan­gible et qui finissent par finir un milieu sté­rile et inepte comme, liber­taires, ils fini­raient un milieu où on leur impo­se­rait déci­sion et véri­té au rythme d’une baguette ou à l’ombre d’un sceptre.

Et rien n’est pré­ci­sé­ment plus pro­pice à l’ac­ca­pa­re­ment par cer­tains d’une auto­ri­té de fait, vite insup­por­table aux autres cama­rades, que l’ab­sence de struc­tures, le « flou » dans lequel vivote le mouvement.

Auto­ri­té de fait de celui qui fait le plus, et pas tou­jours, qui engendre vite les riva­li­tés, ou le départ du plus grand nombre, l’in­com­pré­hen­sion par cer­tains de ce qu’est réel­le­ment l’a­nar­chisme, bref, la sté­ri­li­té presque totale ren­dant le mou­ve­ment qua­si-inutile. Rien n’est plus pro­pice à la nais­sance et à la mul­ti­pli­ca­tion des dévia­tions et des dévia­tion­nistes, qui, même d’im­por­tance mineure, nous fait le plus grand mal.

Car il est de fait que beau­coup de nou­veaux mili­tants qui sem­blaient devoir deve­nir très capables, s’é­par­pillent et se perdent, soit dans la « nature », soit dans des mou­ve­ments étran­gers aux nôtres, soit encore, et c’est le plus grave, dans les groupes se récla­mant à un quel­conque niveau d’un « anar­chisme » défi­gu­ré, déna­tu­ré, pros­ti­tué, dévié. Un grand nombre d’« anciens », de mili­tants beau­coup plus mûrs, qui, sans avoir été de ces « cham­pions » qui marquent leur géné­ra­tion et les sui­vantes, ont sou­vent don­né la preuve de leur capa­ci­té, vivent aujourd’­hui com­plè­te­ment en dehors du mou­ve­ment qu’ils ont quit­té, sou­vent déçus, écœu­rés par les déchi­re­ments épi­so­diques ou, par­fois, après s’être enga­gés, de bonne foi, dans une voie erro­née, et sans issue, mais qui leur sem­blait devoir faire sor­tir l’a­nar­chisme des « ornières où il se trouve ».

À tout cela, je pense qu’il y a une grande cause : l’im­pos­si­bi­li­té pour tous ces gens de par­ti­ci­per (je ne dis pas à des­sein, et com­pre­nez l’op­po­si­tion essen­tielle : s’in­té­grer) à une struc­ture orga­ni­sée pour la bonne rai­son qu’elle n’existe pas. Enten­dons-nous bien je ne dis pas qu’il fau­drait que l’in­di­vi­du pour agir vala­ble­ment soit cor­se­té dans des cadres de fer préa­la­ble­ment éta­blis de façon immuable et dont l’élé­ment dyna­mique serait la sou­mis­sion de l’adhé­rent à une auto­ri­té par lui choi­sie ou non. Bien au contraire les struc­tures de l’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste révo­lu­tion­naire, tou­jours modi­fiable, l’or­ga­ni­sa­tion liber­taire ne devant jamais être un mythe ou un but en soi, mais un outil, doivent être les ins­tru­ments qui per­mettent à l’in­di­vi­du d’agir au sein de la col­lec­ti­vi­té de ses cama­rades et d’exer­cer avec aux sa sou­ve­rai­ne­té dans ce qu’elle a de com­pa­tible avec la vie et l’ac­tion com­munes.

C’est ici, évi­dem­ment, et il convient de ne pas le cacher, qu’ap­pa­raît ce qui nous sépare d’autres cama­rades et qui devra bien un jour néces­si­ter un choix. Choix qui ne se fera pas entre deux ou plu­sieurs ten­dances cris­tal­li­sées mais entre deux concep­tions glo­bales de l’a­nar­chisme. La divi­sion, plus ou moins arti­fi­cielle en « ten­dances spé­ci­fiques » entraîne d’ailleurs une par­cel­la­ri­sa­tion néfaste de notre pen­sée et nous enten­dons, nous, ne pas être des anar­chistes de telle ou telle ten­dance, dans tel ou tel rayon, mais l’être glo­ba­le­ment, fai­sant nôtre tous les aspects essen­tiels de la pen­sée, de la vie, de l’i­déo­lo­gie et de l’ac­tion libertaire.

En effet des cama­rades indi­vi­dua­listes pensent que les struc­tures orga­ni­sa­tion­nelles sont, évi­dem­ment, au sein même du ras­sem­ble­ment, du mou­ve­ment, un frein à la liber­té de l’in­di­vi­du, une limite, une entrave.

Nous pen­sons, au contraire, qu’elles sont indis­pen­sables pour que cha­cun puisse jouir, tou­jours au sein du mou­ve­ment, des fruits de sa liber­té de pen­sée, d’ac­tion, d’être, liber­té indis­so­ciable de l’é­ga­li­té et de la soli­da­ri­té abso­lues, de la fra­ter­ni­té, dont l’or­ga­ni­sa­tion liber­taire doit être garante.

Cer­tains cama­rades se déclarent par­ti­sans d’une « fédé­ra­tion inor­ga­ni­sée ». Il nous semble qu’une telle solu­tion est lourde de pos­si­bi­li­tés auto­ri­taires. Les res­pon­sables nom­més n’ayant d’autres choix, comme l’a dit si jus­te­ment Fayolle, qu’entre être des « fac­teurs ou des dic­ta­teurs » aucune « cour­roie de trans­mis­sion » exis­tant entre eux et les cama­rades qui les ont délé­gués, ou sont sen­sés l’a­voir fait. C’est ce prin­cipe de « fédé­ra­tion inor­ga­ni­sée » qui est la cause de l’exis­tence de tous ces petits « caïds » ou aspi­rants caïds notam­ment en pro­vince, res­pon­sables devant per­sonne, puis­qu’il n’y a pas d’or­ga­ni­sa­tion véri­table et cepen­dant inves­tis « de fac­to » de cer­tains pou­voirs au détri­ment de leurs cama­rades que dénonce remar­qua­ble­ment Leval dans son étude, aux conclu­sions et consi­dé­ra­tions per­son­nelles qui n’en­gagent que lui, mais que tout anar­chiste doit lire et médi­ter, sur la « crise per­ma­nente de l’a­nar­chisme » (« cahier de l’hu­ma­nisme libertaire »).

Il va sans dire que si la res­pon­sa­bi­li­té de ces cama­rades était enga­gée devant ceux qui les auraient délé­gués et qui auraient , quant à l’exé­cu­tion des tâches com­munes tout pou­voir sur eux, cela ne se pro­dui­rait pas et ren­drait bien plus « res­pi­rable » et liber­taire l’am­biance de notre milieu, tout en confé­rant une plus grande pos­si­bi­li­té d’at­trac­tion et une plus grande effi­ca­ci­té à notre notre mou­ve­ment. Et je ne pense pas que nos cama­rades « anti-orga­ni­sa­tion­nels » pour­ront nous repro­cher de sacri­fier quoi que ce soit au prin­cipe abject « la fin jus­ti­fie les moyene » après avoir lu ces quelques lignes…

[/​Daniel Flo­rac./​]

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