[/Florence, août 1946./]
Mon cher E. Armand,
… En ce qui me concerne, je partage pleinement la conception anarchique de Novatore. Nos individualismes se ressemblaient. Avec une seule différence. Pour Novatore l’attitude individuelle de révolte restait éternellement l’apanage d’une élite de types d’exception et ne pouvait se généraliser parce que les masses seront toujours grégaires et que l’histoire se déroulera toujours égale. Je pense, au contraire — que l’expérience, passée et présente, ne peut nous rensigner que sur les hommes, et l’espace de temps qu’elle embrasse, mais qu’elle ne peut nous informer quant à l’avenir. Rien ne prouve que ne puisse se produire un. réveil de cette tendance à la liberté innée chez tous les hommes et étouffée jusqu’ici par l’action soporifique des religions et des morales. Nous aurions l’Anarchie universelle, où les individus, libérés de toute entrave spirituelle et matérielle — et ne pouvant. Vivre dans une solitude absolue — développeraient des rapports nouveaux, s’affirmant de toutes sortes de façons et basés sur des besoin des, instincts, des sentiments et des idées qui se manifesteraient hors de toute contrainte. L’équilibre entre ces hommes libres ne pourrait être déterminé par l’amour comme l’enseignent les anarchistes chrétiens (Tolstoï) ou christianisants (Kropotkine, Malatesta, Gori, etc.), parce qu’il est impossible qu’un sentiment unique puisse dominer sur tous les autres. Cet équilibre ne pourrait non plus être établi par une morale utilitaire (Benjamin Tucker, E. Armand), parce qu’il est également impossible que tous les individus, qui pensent et sentent diversement, acceptent tous la même règle de conduite. L’équilibre, selon moi, ne pourrait résulter que de la force. Chaque individu ayant conquis sa propre liberté, développerait au maximum ses forces pour la conserver. Or, quand tous sont forts, tous se respectent parce que tous se craignent, et ils n’affrontent le péril de la lutte que dans des cas exceptionnels, alors que dans les autres cas, ils préfèrent l’entente, d’autant plus qu’ils peuvent le faire de toutes sortes de façons adaptées aux divers tempéraments et besoins de l’individu. Comme tu vois, je ne nie pas l’entente, je ne nie pas l’association, pourvu qu’elle soit volontaire et révocable. C’est pourquoi je n’accepte pas ton point de vue. « Pas de rupture unilatérale du pacte ». Je pense qu’il échet à l’individu de rester dans l’association tant qu’il trouve utile ou agréable d’y demeurer et dangereux d’en sortir, mais quand il veut la quitter, il peut le faire, même si les autres veulent le retenir. Autrement, s’il me faut le consentement des autres où est ma liberté ?
Cependant si mon départ ayant lieu à l’improviste cause un tort à mes associés, je les indemnise ou passe un accord avec eux d’une façon quelconque. C’est, je crois, ta façon de voir ?
[/Enzo