La Presse Anarchiste

Essai philosophique sur l’anarchisme

Sin­cé­ri­té, sim­pli­ci­té, com­plexi­té, liber­té : voi­là la richesse de l’a­nar­chiste à tra­vers le vaste monde.

Com­prendre cette chose et cette idée réclame un faible effort intel­lec­tuel pour avoir une vue d’en­semble dont il fau­dra, ensuite, par paliers suc­ces­sifs, gagner les détails.

Faire connaître ce qu’est l’a­nar­chisme, mot gran­diose, à des esprits qui, jusque-là, n’ont guère prê­té l’at­ten­tion à ce terme englo­bant un immense domaine, demande qu’on par­coure quelques pré­li­mi­naires étapes.

[| * * * *|]

Au pied de l’in­com­pré­hen­sion, l’a­nar­chisme, pour un bour­geois ignare et confi­né dans le confor­misme, appa­raît comme une sorte de scep­ti­cisme, pous­sé à l’ex­trême, une néga­tion de tout, même de soi-même. De cette concep­tion pré­con­çue, le bour­geois et d’autres se croient auto­ri­sés à conclure que la liber­té qui résulte de ce nihi­lisme est une licence, un déver­gon­dage effré­né et sans limi­té dans les stu­pé­fiants et les éclats des explosifs.

Ain­si conçu, l’a­nar­chisme devient un sys­tème dia­bo­lique et malé­fique, une sorte de dés­in­té­gra­tion d’où ne doivent sor­tir que l’hor­reur et l’af­flic­tion et qui doit être mis hors d’é­tat de nuire.

L’a­depte d’une telle doc­trine, ain­si posé, devient un être devant lequel le « bien-pen­sant » se signe en s’a­bri­tant der­rière son gen­darme, sou­tien de l’au­to­ri­té, son dic­tion­naire lui ayant dési­gné sous le terme « anar­chie » un gâchis effroyable sans direc­tion, contrai­re­ment à la si belle défi­ni­tion d’É­li­sée Reclus : « L’A­nar­chie est la plus haute expres­sion de l’ordre ».

[|* * * *|]

Si l’en­gin nucléaire ato­mique expé­ri­men­té au Japon et à Biki­ni n’é­tait pas une inven­tion savante réa­li­sée par la finance com­man­di­taire de la grosse indus­trie, la bombe ato­mique, figure magni­fique de la dévas­ta­tion pous­sée à la der­nière des pos­si­bi­li­tés humaines, méri­te­rait. — au sens « bour­geois » — d’en­trer dans l’ar­se­nal ter­ro­riste comme l’en­gin idéal d’un « anar­chiste mili­tant » pra­ti­quant l’ac­tion directe.

Ain­si rai­sonnent les Philistins.

Et voi­ci com­ment par igno­rance et mau­vaise géné­ra­li­sa­tion de l’in­com­pré­hen­sion se créent et se pro­pagent des légendes et des idées gra­tui­te­ment fan­tai­sistes, étayées sur le sou­ve­nir de la « période héroïque » où, dans la tran­quilli­té bour­geoise, explosent les noms de Rava­chol et d’É­mile Henry.

[|* * * *|]

Pour une com­pré­hen­sion pro­gres­sive de l’a­nar­chisme, lais­sons là ces visions aveugles, tous ces fan­tômes qui ne son que les taches obs­cures d’une ima­gi­na­tion imbé­cile, c’est-à-dire trop faible au sens latin du mot.

L’a­nar­chie, esquis­sée dans les actes de cer­tains ani­maux intel­li­gents indo­mes­ti­cables, est un pro­ces­sus de libé­ra­tion natu­rel et non point d’i­ma­gi­na­tion théo­rique humaine.

L’a­nar­chisme, qui en est la doc­trine, est, comme créa­tion et réa­li­sa­tion humaines au cours des époques, sujette à erreur, mais aus­si à per­fec­tion­ne­ment. Tou­jours plus loin : dans le mieux et la conquête de l’in­con­nu est la for­mule de l’anarchisme.

Pour la conduite de l’homme dans la vie, cet anar­chisme dont l’é­ty­mo­lo­gie grecque serait « sans direc­tion » est la direc­tive la plus sûre, la plus saine et la plus com­plète, car elle apporte sin­cère satis­fac­tion par l’é­vi­dence, la sim­pli­ci­té, la liber­té de ses moyens.

Dans les réa­li­tés confuses, l’in­cer­ti­tude des évé­ne­ments, l’obs­cu­ri­té mon­diale com­plète, la pra­tique de l’a­nar­chisme, loin d’être une marche aveugle, est une lumi­neuse méthode de recherche de la bonne voie, en direc­tion natu­relle des faits natu­rels spon­ta­nés mon­trant la route.

Que l’a­nar­chiste soit par tem­pé­ra­ment ou étude un sen­sua­liste, maté­ria­liste, spi­ri­tua­liste, mys­tique ou rai­son­nant, syn­cré­tiste ou je-m’en-fou­tiste, l’a­nar­chiste véri­ta­ble­ment anar­chiste est un cri­tique, du fait qu’il n’ac­cepte pas d’emblée la direc­tion conforme imposée.

Ain­si s’ac­quiert le tré­sor des faits d’ob­ser­va­tions liés les uns aux autres réel­le­ment ou par apparence.

Ain­si s’ob­tient un ensemble son­dé par déter­mi­nisme : une cause entraî­nant sa conséquence.

Ain­si, en pre­mière ana­lyse, l’a­nar­chiste qui a repous­sé a prio­ri toute direc­tion impo­sée pense décou­vrir les har­mo­nies uni­ver­selles, la com­pen­sa­tion du mal par le bien dans les actes de nature.

Ce pre­mier acquis pris sur le monde ser­vi­ra à l’a­nar­chiste, pour­sui­vant lui-même sa voie sans obli­ga­tion ni sanc­tion humaine ou divine, de bâton d’a­veugle dans une obs­cu­ri­té deve­nue moins obs­cure dès ces pre­miers tâtonnements.

À ce stade de début, nar­guant les élu­cu­bra­tions stu­pides du bour­geois, les quatre rubriques des pères de la doc­trine : Vrai, Beau, Bien, Juste, ouvrent les voies de la science, de l’art, de l’é­thique à l’homme qui refu­sa le gaba­rit d’en­trée de la bana­li­té moyenne. Deve­nu artis­to­crate, il aura les joies pures que donne la recherche d’une vie façon­née comme une œuvre d’art.

[|* * * *|]

– Mais un anar­chiste peut-il se lier et deve­nir l’es­clave d’une direc­tion, même naturelle ?

– Arri­vé aux paliers pri­maires de son ascen­sion, la lim­pide allé­gresse des jeunes recherches ne sau­rait le satis­faire. Il pro­gresse et étu­die pous­sant tou­jours plus loin, tou­jours plus haut.

Les hori­zons s’é­lar­gissent avec l’as­cen­sion. Péné­trées par l’a­na­lyse, les lignes de l’ho­ri­zon pri­mor­dial s’a­niment d’in­con­nues, deviennent moins certaines.

La fai­blesse actuelle de nos moyens de pros­pec­tion en direc­tion de l’in­fi­ni­ment grand et de l’in­dé­fi­ni­ment petit se heurte à l’indéterminable.

Nous voi­là dans l’in­cer­ti­tude des preuves à don­ner. On ne dit plus. c’est évident mais c’est pro­bable. Et cette pro­ba­bi­li­té elle-même s’é­va­nouit dans l’in­cer­ti­tude de l’ag­nos­tique énigme, qu’il va fal­loir main­te­nant péné­trer. Nous sommes réel­le­ment dans le vrai domaine de l’a­nar­chie, de la conquête sur l’in­con­nu : Exemple de la nature anar­chique, c’est-à-dire libre et sans plan divin où l’homme veut trou­ver une « archi », une direc­tion, exemple d’un monde qui se dérobe au joug d’une sys­té­ma­ti­sa­tion vou­lant lui attri­buer des prin­cipes trop étroits.

Ain­si va la marche de la science actuelle. Ayant jadis conquis la méthode, l’ou­til nou­veau de l’ex­pé­rience, de l’ob­ser­va­tion des faits rai­son­nés, la science croyait avoir acquis la lumière et pos­sé­der la com­pré­hen­sion com­plète de l’u­ni­vers sous une image presque dog­ma­tique. Aujourd’­hui, sur des ter­rains nou­veaux décou­verts au cours de leurs recherches, la science dans ses savants est obli­gée à de nou­velles directions.

Dépas­sant l’homme de science achar­né à ses posi­tives recherches de phy­sique et ultra­phy­sique, l’a­nar­chiste pour­suit sa route.

Ce n’est pas le scep­ti­cisme phi­lo­so­phique du sophiste, mais le doute de la pro­bi­té men­tale qui l’en­traîne à péné­trer plus avant dans des conquêtes intellectuelles.

Dépouille­ra-t-il les voiles d’I­sis ? Attein­dra-t-il à ce som­met où dans les nuages se cache la Véri­té ? II n’en sait rien et ne s’en sou­cie. Il avance en toute liberté.

Han Ryner qui incarne une des lumières de l’a­nar­chie, voit le sage per­ché comme l’I­bis sacré. Toth Her­mès Tris­mé­giste, au som­met d’une pyra­mide sym­bo­lique où l’hu­ma­ni­té, par les quatre pentes des sens, du cœur, du cer­veau et de l’in­tel­li­gence, cherche à atteindre le point de conver­gence où on domine l’har­mo­nie universelle.

Là se trouvent réunies dans la spa­gy­rique, l’a­na­lyse et la syn­thèse des détails : la science complète.

[|* * * *|]

Quelle est la récom­pense des efforts de celui qui, ayant refu­sé d’o­béir à l’im­pé­ra­tif banal, atteint à ce som­met où deve­nu sage satis­fait il est bien près de prendre le sou­rire du sphinx ? C’est l’ac­quis du résul­tat suprême de la connais­sance humaine. Au com­man­de­ment : « Sais », la réponse est : « Je sais que je ne sais rien et ne sau­rais rien ni plus ni moins que les autres hommes ou surhommes ».

Nous sommes tous égaux en igno­rance d- prin­cipe suprême, quant à présent.

Dès lors, à quoi sert de se gour­mer devant la cer­ti­tude de l’in­cer­ti­tude ? Ne vaut-il pas mieux jouir des joies pures et naïves de la bioes­thé­tique libre et en puis­sance de toutes les pos­si­bi­li­tés de bon­heur, en une éthique dépour­vue de sanc­tion et obli­ga­tion, au spec­tacle de toutes les mer­veilles que nous offre la vie uni­ver­selle dans ses rela­tives lai­deurs et beautés ?

Voi­là pour nous ce qu’est l’a­nar­chisme : l’ac­qui­si­tion de la libre clar­té de l’é­vi­dence dans l’obs­cu­ri­té où se joue le prin­cipe d’au­to­ri­té, de la tra­gi­co­mé­die humaine en la dou­leur uni­ver­selle des non-anarchistes.

En plus de la satis­fac­tion idéo­lo­gique et d’une com­plète aisance, l’a­nar­chisme a l’a­van­tage pra­tique d’im­mu­ni­ser et de sous­traire son adepte — pos­ses­seur du bien uni­ver­sel : la liber­té de pen­ser et d’a­gir — aux jeux divers où comme des quilles les hommes, pas­si­ve­ment, sont heur­tés bru­ta­le­ment et fau­chés par des déci­sions com­mi­na­toires, convo­ca­tions, sanc­tions et autres inven­tions de l’i­ma­gi­na­tion humaine en mal de dominance.

Ceux qui tirent la ficelle de cette de cette sym­bo­lique tou­pie, ceux-là répondent bien au tableau phi­lis­tin de l’a­nar­chisme tel que le brosse le bour­geois stu­pide ruais obser­va­teur. Nous les anar­chistes les igno­rons dans notre mépris.

[|* * * *|]

Lorsque, aidés des cama­rades et gui­dés par ceux qu’on appelle les Grands Ancêtres, le palier libé­ra­teur est atteint — plus rien ne nous fera descendre. 

Atta­chés à cette bonne prise, il y a lieu, s’ils le dési­rent, de tendre la main à ceux qui sont encore dans les obs­tacles de l’as­cen­sion. Toute figure de rhé­to­rique, épaisse prose, tra­duit mal cet envol de liber­té dans la lumière au-des­sus des sale­tés sociales, qu’est cette ascen­sion anar­chiste de celui qui, mépri­sant l’a­no­ny­mat, la clan­des­ti­ni­té, la crainte des repré­sailles, la mort, l’au-delà et ses énigmes, ne compte plus que sur lui-même pour conqué­rir cette liberté.

Être mal­gré tout et mal­gré tous ! Être soi, seul et avec les copains, com­pa­gnons de vie, c’est-à-dire hommes, ani­maux, plants, miné­raux, en toute liber­té car tel est mon plaisir !

Avoir la joie de vivre, uni­té per­due dans l’im­mense nature et cen­trée dans la per­son­na­li­té indi­vi­duelle de l’anarchiste. 

[/​Dr Hen­ri Dal­mon [[L’au­teur serait heu­reux de rece­voir des obser­va­tions. Lui écrire au Groupe Anar­chiste, 27 ave­nue des Cor­de­liers, La Rochelle (Ch.-Mar.).]]./]

La Presse Anarchiste