La Presse Anarchiste

La mort des affections

Dans son plus récent ouvrage [[Marc Lan­val : Le conflit conju­gal. Ed. du Lau­rier, Bruxelles. En vente aux « Amis des Livres », 1, quai de Mon­te­bel­lo, Paris 5e.]], Marc Lan­val, auquel on doit une foule d’ou­vrages trai­tant de la ques­tion sexuelle envi­sa­gée sous de mul­liples facettes, consacre un cha­pitre à la ques­tion Pour­quoi meurent les couples, qui auraient pu tout aus­si bien trai­ter de la mort des affec­tions mul­tiples.

Si l’on devait s’en tenir à une impres­sion géné­rale, on trou­ve­rait que le motif dénon­cé par les couples en ins­tance de divorce est celui d’in­com­pa­ti­bi­li­té d’hu­meur, expres­sion vicieuse et qui lit­té­ra­le­ment ne signi­fie rien. L’hu­meur étant une chose essen­tiel­le­ment pas­sa­gère, il ne sau­rait logi­que­ment venir à l’i­dée de per­sonne d’in­vo­quer une mau­vaise humeur à l’ap­pui de la demande en sépa­ra­tion. Mais « incom­pa­ti­bi­li­té » est un terme géné­ral dans lequel le sens com­mun désire mettre tout et n’im­porte quoi, pour­vu que cela soit idoine à jus­ti­fier la rup­ture d’une union. « Incom­pa­ti­bi­li­té » est donc en quelque sorte syno­nyme de « désac­cord » et peut-être plus encore syno­nyme « d’im­pos­si­bi­li­té d’ac­cord », ce qui n’est pas la même chose et ferait sup­po­ser que l’in­com­pa­ti­bi­li­té est un mal sans remède.

Il y a quelques lustres à peine, alors que les couples se for­maient selon des pro­ces­sus archaïques et bour­geois qui ne lais­saient à la femme d’autre alter­na­tive que l’es­poir d’une réus­site conju­gale ou la rési­gna­tion chré­tienne devant un échec, les divorces étaient rares. Cer­tains mora­listes ont cru pou­voir en tirer la conclu­sion pré­ma­tu­rée que les ménages étaient de meilleure qua­li­té naguère et que la mora­li­té se dégrade au voi­si­nage des pro­grès sociaux.

Quel est le fac­teur déter­mi­nant de cette aug­men­ta­tion du nombre des divorces ?

Depuis des siècles — et je n’en ferai pas l’his­toire pour ne pas retour­ner au déluge — le com­por­te­ment de l’é­poux, résul­tante de la pré­do­mi­nance mas­cu­line, n’a guère chan­gé ou évo­lué, ce qui per­met de décla­rer que l’homme, dans le mariage, est une valeur constante.

À la suite de l’é­vo­lu­tion sociale sur le plan mon­dial, pré­ci­pi­tée par les bou­le­ver­se­ments de deux guerres qui ont secoué l’hu­ma­ni­té jusque dans ses fon­de­ments, l’é­man­ci­pa­tion de la femme s’est faite à pas de géant. Petit à petit, frac­tion par frac­tion, la cita­delle qui la main­te­nait pri­son­nière s’est déman­te­lée. Par­fois un pan abat­tu a été recons­truit, comme ce fut le cas dans les pays tota­li­taires, encore que cette régres­sion ait été la consé­quence du régime en lui-même, plu­tôt qu’une mesure diri­gée contre la condi­tion de la femme. Tou­jours est-il que celle-ci a conquis, au prix de durs sacri­fices, le droit de se haus­ser à une valeur qui, de fami­liale, est deve­nue sociale, et cette évo­lu­tion vers l’é­qui­va­lence des Droits de l’Homme, est encore en che­min et n’est pas ache­vée. La femme est donc une valeur humaine en évo­lu­tion.

Ces chan­ge­ments dans les rap­ports sociaux se sont réflé­chis dans les rap­ports conju­gaux et fami­liaux à la manière d’un boo­me­rang que l’on lance et qui revient, en tour­billon­nant, à son point de départ. La femme, deve­nant une valeur humaine à tarif plein, a conquis par là-même le droit à la dis­cus­sion, à l’i­ni­tia­tive et au refus, fai­sant naître ain­si des incom­pa­ti­bi­li­tés nou­velles qui ne font que croître et qui varient en nombre, impor­tance et consé­quences, en rai­son directe du degré de l’é­man­ci­pa­tion féminine.

Étu­dions de plus près les incom­pa­ti­bi­li­tés entre sexes.

D’a­près leurs spé­ci­fi­ca­tions psy­cho-socio­lo­giques, il est nor­mal d’en pro­po­ser la clas­si­fi­ca­tion sous deux rubriques essentielles :

a) les incom­pa­ti­bi­li­tés de caractère,

b) les incom­pa­ti­bi­li­tés de comportement.

Les incom­pa­ti­bi­li­tés de carac­tère sont liées à la struc­ture même de la per­son­na­li­té psy­chique de l’in­di­vi­du. Elles existent par seul fait que l’in­di­vi­du vit et ain­si étaient ins­crites dans sa per­son­na­li­té, dès avant le mariage. Elles soin liées à la struc­ture psy­cho­lo­gique de telle manière qu’on peut les consi­dé­rer comme per­ma­nentes et la résul­tante de la bigar­rure chro­mo­so­miale qui pro­vient de la fécon­da­tion de l’œuf d’où sort l’être humain en observation.

[|.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..|]

C’est ain­si que d’ex­cel­lents couples peuvent résul­ter de l’u­nion d’un homme doux avec une femme éner­gique, d’un homme à carac­tère posi­tif avec une femme de carac­tère roman­tique. Les incom­pa­ti­bi­li­tés, dans ces cas, nai­tront lorsque les contraires ont des traits inter­cou­rants, c’est-à-dire qu’en dehors des carac­té­ris­tiques qui sont des contraires se com­pen­sant, ils pos­sèdent l’un et l’autre, des carac­té­ris­tiques sem­blables, sus­cep­tibles de se heur­ter et de s’affronter.

Les sem­blables aus­si s’at­tirent, mais c’est en ver­tu du prin­cipe de sym­pa­thie et de l’a­gré­ga­tion des pareils ; cepen­dant, les carac­té­ris­tiques sem­blables sont tou­jours domi­nantes chez l’un des termes, l’autre étant plu­tôt réces­sif. Les incom­pa­ti­bi­li­tés, dans ce cas, sont cau­sées par la pré­émi­nence d’autres carac­tères domi­nants chez le terme réces­sif qui, de ce fait, devient domi­nant à son tour, par intermittence.

On explique ain­si des incom­pa­ti­bi­li­tés par­fois fla­grantes pour l’œil d’un tiers, qui res­tent pro­vi­soi­re­ment igno­rées des inté­res­sés, parce que sous l’ef­fet d’un désir ou d’une cer­taine inhi­bi­tion cau­sée par la nou­veau­té, ce sont les carac­té­ris­tiques attrac­tives qui sont en évidence.

Les incom­pa­ti­bi­li­tés de com­por­te­ment, qui naissent après le mariage, sont les consé­quences pra­tiques résul­tant d’in­com­pa­ti­bi­li­tés de carac­tère, obli­té­rées jus­qu’a­lors. Il est cer­tain que leur impor­tance est grande et que leur inci­dence sur la soli­di­té du couple est primordiale.

En effet, quel que soit son carac­tère, c’est par son com­por­te­ment que l’in­di­vi­du mani­feste son psy­chisme de façon visible ou pal­pable, et qu’il crée les réac­tions, en sens divers, du groupe dans lequel il vit.

Au cours d’une enquête socio­lo­gique, que j’ai menée auprès de 534 femmes adultes, il leur fut deman­dé quels étaient les motifs invo­qués pour les divorces et les faillites du bon­heur conju­gal, venues à leur connais­sance. 639 faillites, soit 48% du total, avaient comme base des causes d’o­ri­gine sexuelle : incom­pa­ti­bi­li­tés sexuelles diverses, absence de vir­gi­ni­té chez la lemme, impo­tence, fri­gi­di­té, jalou­sie, infi­dé­li­té, gros­sesses répé­tées, devoir conju­gal, etc.

Les causes psy­cho­lo­giques et sociales inter­ve­naient 347 fois, soit 26,13% : incom­pa­ti­bi­li­té de carac­tère, manque d’in­dul­gence et de bon­té chez l’homme, égoïsme mutuel, hypo­cri­sie et trom­pe­rie, manque de prin­cipes reli­gieux, influence des parents ou de la famille, etc.

Les causes éco­no­miques répondent de 277 échecs conju­gaux, soit 20,89% : misère, ennuis finan­ciers, goût du luxe, toi­lettes exa­gé­rées, soif de plai­sirs, le jeu (courses et spé­cu­la­tions), etc. (Les causes diverses ou indé­ter­mi­nées se par­tagent les 6% restants…

La pre­mière consta­ta­tion qui res­sort des chiffres ci-des­sus, c’est la pré­pon­dé­rance des causes d’o­ri­gine sexuelle et l’im­mense place occu­pée par les causes psy­cho-socio­lo­giques, alors que l’é­co­no­mie et la finance ne sont res­pon­sables que pour à peine 15 du total. En ana­ly­sant de plus près les causes d’o­ri­gine sexuelle et psy­cho-sexuelle, toutes liées à des incom­pa­ti­bi­li­tés de com­por­te­ment, on ne peut s’empêcher d’être frap­pé par l’é­norme impor­tance que prend le fac­teur « igno­rance ». C’est le manque d’in­for­ma­tions exactes et scien­ti­fiques qui, dans l’é­norme majo­ri­té des cas, a pous­sé les inté­res­sés à des com­por­te­ments incor­rects et incom­pa­tibles avec l’har­mo­nie du couple, et lorsque ce n’est pas l’i­gno­rance pure et simple, ce sont les fausses concep­tions, les idées péri­mées ou des cou­tumes, des sur­vi­vances d’âges révo­lus que l’on doit invo­quer comme point de départ des échecs conju­gaux. En réa­li­té, c’est encore de l’ignorance.

Quand on exa­mine les motifs psy­cho-sociaux, c’est le manque d’é­du­ca­tion qui pré­do­mine et sur­tout les mau­vais exemples, très sou­vent récol­tés dans le milieu fami­lial de parents souf­frant de la même carence, le manque ou la pau­vre­té d’i­déal moral, la pri­mau­té du sen­ti­men­ta­lisme émo­tif sur la rai­son et la logique, la non­cha­lance déri­vée de l’ins­tinct de paresse, l’é­clo­sion de com­plexes émo­tion­nels pro­vi­soi­re­ment réfu­giés dans l’in­cons­cient du sujet et réac­ti­vés par le chan­ge­ment radi­cal de vie appor­té par la coha­bi­ta­tion maritale.

En fai­sant le total, nous voyons que 74,13% des faillites conju­gales pour­raient être évi­tées par un trai­te­ment adé­quat. En pre­mier lieu, il est éta­bli que s’il y a beau­coup de mau­vais mariages, ce n’est pas l’ins­ti­tu­tion qui est à blâ­mer, mais bien les contrac­tants qui se sont mal mariés, défec­tueu­se­ment pré­pa­rés ou qui étaient trop igno­rants pour affron­ter avec suc­cès les véri­tables écueils de la vie conju­gale. On pour­rait donc faire l’é­co­no­mie des 34 des faillites et tout autant de divorces en s’as­su­rant des qua­li­tés intrin­sèques des contrac­tants avant le mariage, ensuite et après enquête conduite par un spé­cia­liste, au moyen d’une réédu­ca­tion psy­cho-socio­lo­gique dans laquelle la sexo­lo­gie aura une place prépondérante.

Trois incom­pa­ti­bi­li­tés sur quatre sont donc de nature pas­sa­gère ou occa­sion­nelle et sont sus­cep­tibles de réédu­ca­tion ou tout au moins d’at­té­nua­tion. Les chances de suc­cès seront d’au­tant plus éle­vées que les inté­res­sés y recour­ront plus rapi­de­ment après la conclu­sion du mariage. Je le répète, trois divorces sur quatre sont donc inutiles et l’on pour­rait en faire l’é­co­no­mie en appor­tant au mal le remède ration­nel et logique : la réédu­ca­tion psycho-sociologique.

Comme le fait remar­quer jus­te­ment Marc Lan­val, si, dans nos socié­tés dites civi­li­sées, tout métier, toute pro­fes­sion exigent un appren­tis­sage sou­vent labo­rieux, rien n’est pré­vu pour secon­der les débu­tants dans l’or­ga­ni­sa­tion psy­cho­lo­gique de leur vie nou­velle, leur vie de coha­bi­ta­tion. Leur seul recours est l’ex­pé­rience de parents qui, pour bien inten­tion­nées qu’ils soient, ne sont jamais impar­tiaux. Je ne parle que pour mémoire des soi-disant amis, des voi­sins dont cer­tains ne seraient pas fâchés de pêcher en eau trouble.

Il y a des méde­cins spé­cia­listes pour soi­gner les dif­fé­rentes affec­tions qui peuvent assaillir le corps humain — il existe des conseillers juri­diques, des avo­cats spé­cia­listes, pour­quoi rien n’a-t-il été pré­vu pour assu­rer la vie et la san­té du couple — et nous ajou­tons la dura­bi­li­té de l’af­fec­tion, la constance de l’a­mi­tié amou­reuse qui peut exis­ter entre plu­sieurs êtres ? Pour­quoi, dans cas où l’af­fec­tion, l’a­mour est en butte à des dif­fi­cul­tés, ne pas avoir recours à un psy­cho-sexo­logue qui exa­mi­ne­ra le cas qu’on sou­met à son inter­ven­tion, recher­che­ra les causes pro­fondes d’une désaf­fec­tion très sou­vent super­fi­cielle, et ces causes déter­mi­nées, les éli­mi­ne­ra par un trai­te­ment appro­prié. On va chez le den­tiste, chez l’o­cu­liste, etc., quand on souffre des dents, de la vue ; pour­quoi ne se ren­drait-on pas chez lu psy­cho-sexo­logue quand il y a trouble du com­por­te­ment affec­tif à l’é­gard de qui on aime ou de qui on est aimé ? La psy­cha­na­lyse a réus­si assez de gué­ri­sons dans ce domaine pour qu’on lui fasse confiance afin de trou­ver un remède à la plu­part des situa­tions qui sem­blaient d’a­bord sans issue.

[/​E. A./]

La Presse Anarchiste