La Presse Anarchiste

Les colonies pythagoriciennes de la Grande Grèce

… Pytha­gore vint donc à Olym­pie. Devant les hommes assem­blés, il par­la de la jus­tice avec amour. Ses gestes créaient de la lumière et semaient de la flamme. Ceux qui le regar­daient et qui l’é­cou­taient croyaient entendre un dieu. Et ils l’ac­cla­maient avec le même enthou­siasme qu’un ath­lète ou un tyran.

Lors­qu’il demanda : 

– Qui veut venir avec moi pour bâtir la mai­son de justice ?

… tout le peuple, debout, les bras ten­dus, cria :

– Moi, moi, moi !

Mais le Fils du Silence eut sur les lèvres un sou­rire qui doute. Sa main cal­ma l’é­lan una­nime. Et il reprit :

Je ne suis pas l’o­ra­teur ou la cour­ti­sane qui enivrent les hommes et qui pro­fitent d’une ivresse pas­sa­gère pour arra­cher des ser­ments qu’on regret­te­ra. Nulle contrainte n’ac­com­pagne la jus­tice, cette libé­ra­trice. Elle ne porte ni armes ni tablettes. Elle n’ins­crit pas ce que disent les hommes. Elle veut que ton cœur batte tou­jours selon son rythme. Les bras qui s’en­chainent aujourd’­hui tra­vaille­ront mal demain. Atten­dons la fin des jeux. Chez quelques-uns, l’é­lan aveugle de cette heure sera deve­nu volon­té et lumière. Ceux-là m’ac­com­pa­gne­ront, éveillés pour tou­jours. Les autres auront eu un songe héroïque et ils se sou­vien­dront de ce jour comme d’une gloire. Ain­si vous vous sou­ve­nez d’a­voir enten­du l’aède chan­ter des ver­tus pour les­quelles, tant que dura le chant, votre cœur vous parut assez grand.

– Tous, tous, nous irons tous avec toi…

Quand les jeux furent ter­mi­nés, de cette mul­ti­tude qui avait crié : « Moi, moi, moi ! », de cette mul­ti­tude, qui avait affir­mé : « Tous, tous, nous irons tous avec toi », quinze hommes res­tèrent fidèles à la réso­lu­tion première.

Ces quinze s’ap­pellent : Gil­los de Cro­ton, Lysis. Cli­nias, Euryte, . Cal­li­cra­ti­dès, Cha­ron­das de Catane, Zaleu­cos de Locres, Hip­po­da­mos de Thu­rium, Eury­phame, Hip­parque, Tléages, Métope, Dama­sippe, Her­mippe et Polos le lucanien.

Trois femmes furent. par­mi eux, savoir : Phyn­tis, fille de Cal­li­cra­ti­dès. et la docte Per­ic­tione. Mais la troi­sième est célèbre sous le nom de Théa­no. Elle devint t’é­pouse de Pytha­gore et lui don­na, outre deux fils, Télauge et Mamer­cos, une fille nom­mée comme sa mère et que ceux qui ont écrit de ces choses confondent par­fois avec elle.

Les dix-neuf voguèrent vers le soleil cou­chant. Les récits de Gil­los et d’autres rap­ports leur fai­saient consi­dé­rer la Grande Grèce comme la région la plus conve­nable à leur dessein.

Dans la vaste Hes­pé­rie, les villes étaient des vol­cans qui grondent sous une couche de neige. Par­tout, sous les lour­deurs gla­cées du gou­ver­ne­ment des­po­tique, le peuple, obs­cu­ré­ment encore, com­men­çait à s’agiter.

Les com­pa­gnons de Pytha­gore vêcurent un peu de temps à Cro­tone. Ils par­laient à tous ceux qu’ils ren­con­traient, expli­quant ardem­ment ce qu’ils dési­raient réa­li­ser. Beau­coup riaient de leurs paroles, d’autres s’é­loi­gnaient sans rien dire, plu­sieurs les inju­riaient et les enfants leur lan­çaient des pierres.

Mais le méde­cin Alc­méon, ayant enten­du Pytha­gore, vint à lui avec ces paroles :

– Je pos­sède, à vingt stades de la ville, dans un domaine trop grand pour moi, une demeure trop grande. Veux-tu me per­mettre de te les donner ?

– Je les accep­te­rai, répon­dit le maître. si c’est ton cœur qui me parle et si c’est ton esprit qui me parle.

– C’est mon cœur qui te parle, et j’aime ce que tu fais. C’est mon esprit qui te parle, ô gué­ris­seur des maux dont les hommes se chargent par leur folie.

– Je ne veux pas que ton geste soit le fils d’une erreur. Mon remède agi­ra len­te­ment et la géné­ra­tion que je gué­ri­rai peut-être, j’i­gnore quand elle naîtra.

– Si je ne crai­gnais, reprit Alc­méon, que mon second pré­sent ne gâte le pre­mier, je te dirais : « Et moi, me veux-tu ?

– Ton second pré­sent m’est une myriade de fois plus pré­cieux que le premier.

Alc­méon condui­sit les dix-neuf jus­qu’à la porte de son domaine. Il avait appor­té de la pein­ture et un pin­ceau. Il écri­vit sur l’entrée 

Tout est com­mun entre amis.

Puis il péné­tra un milieu des disciples.

Les esclaves fai­saient valoir cette terre accou­rurent. Le nou­veau pytha­go­ri­cien leur dit :

– Écou­tez moins avec vos oreilles qu’a­vec votre cœur. Ceux d’entre vous qui veulent être mes frères comme tous les hommes sont mes frères, qu’ils aillent libre­ment où il leur convien­dra. Mais, s’il en est qui dési­rent être pour moi plus chers que les fils de mon père et de ma mère, qui dési­rent péné­trer dans mon cœur aus­si pro­fond que les autres fils de Pytha­gore, ceux-là res­te­ront, ici, libres et nos égaux.

Les esclaves crièrent qu’ils n’a­ban­don­ne­raient jamais un aus­si bon maître. Comme leurs accla­ma­tions se pro­lon­geaient Pytha­gore, d’un geste de la main, obtint le silence, et il dit :

– L’er­reur qui passe est bruyante comme un tor­rent ; mais la véri­té durable fait entendre un mur­mure de source.

Tous les esclaves res­tèrent quelques jours. Bien­tôt, entre eux, s’é­le­vèrent des que­relles. Pytha­gore et Alc­méon les apai­saient de paroles douces et légè­re­ment iro­niques. Mais chaque esclave croyait que son adver­saire avait de grands torts contre lui et il s’ir­ri­tait que l’in­jus­tice ne fût point châ­tiée. En peu de temps la plu­part s’éloignèrent.

Pytha­gore leur disait :

– Le rêve de votre longue ser­vi­tude fut la vie de l’homme libre ordi­naire, non l’exis­tence du phi­lo­sophe. Allez et vivez votre idéal.

Cepen­dant trois par­mi les anciens esclaves d’Alc­méon res­tèrent tou­jours et ils furent des meilleurs entre les dis­ciples, et ils se nomment : Méron ; Mné­sa­gore et Aristoxène.

Dans la com­mu­nau­té, cha­cun vivait libre, tra­vaillant aux heures qui lui conve­naient, pre­nant ce qu’il vou­lait dans les richesses communes.

Mais tous se piquaient d’ai­mer acti­ve­ment leurs frères et d’être déta­chés de ce que le vul­gaire appelle des biens.

Leur amour com­mun pour Pytha­gore était le plus fort des liens. Ils lui deman­daient conseil ; ils s’ap­pli­quaient à lui res­sem­bler. Leur effort vers un même idéal éta­blit rapi­de­ment des cou­tumes qui fai­saient ima­gi­ner aux étran­gers une sévère règle écrite.

Les « amis » étaient vêtus d’une tunique blanche que rete­nait un cor­don de lin. Ils évi­taient l’u­sage cruel du cuir et s’abs­te­naient de toute viande. Ils ne buvaient point de vin et ne se cou­paient point les cheveux.

Le matin, ils man­geaient du pain et du miel ; le repas du soir se com­po­sait de fruits ou de légumes bouillis. Avant de se cou­cher ils chan­taient des hymnes.

Leurs mains étaient pures de sang, et comme ce qui est à droite est le sym­bole du bien, mais ce qui est à gauche le sym­bole du mal, ils évi­taient de croi­ser la jambe gauche sur la jambe droite.

Ils rece­vaient volon­tiers par­mi eux les jeunes gens qui dési­raient vivre la vie sans tache. Mais Pytha­gore leur disait :

– Sois long­temps silen­cieux. Le jeune homme est un vase et sa parole le cou­vercle sonore dont il se ferme. Mais son silence est l’ou­ver­ture par où pénètre ce qui nour­ri­ra le germe de son âme.

Il disait encore :

– La graine devien­dra l’arbre, pour­vu qu’elle s’en­fonce aux ténèbres sou­ter­raines ; l’en­fant devient homme aux tié­deurs pen­sives du silence. Le chêne est fils du gland et le chêne est fils de la terre. Deviens le fils du germe igno­ré que tu portes en toi et deviens le fils du silence.

Ceux qui n’é­taient point faits pour la vie noble et calme ne tar­daient pas à s’en­nuyer dans l’at­mo­sphère calme et noble. D’eux-mêmes ils s’éloignaient.

Les autres étaient auto­ri­sés à appor­ter leurs biens à la com­mu­nau­té quand ils avaient subi les cinq années de « silence ». Comme il fal­lait se gar­der contre la haine stu­pide du peuple et contre les accu­sa­tions d’im­pié­té, nul n’é­tait admis aux conver­sa­tions libres des anciens, s’il n’a­vait subi les épreuves et les initiations.

Les ini­tia­tions solen­nelles conser­vaient la forme des mys­tères ensei­gnés à Eleu­sis, mais les paroles en étaient plus pleines et plus faciles et ouvrir.

Après deux années on était admis à la pre­mière ini­tia­tion, il fal­lait, avant d’ob­te­nir la seconde, lais­ser s’é­cou­ler trois années.

Les deux années s’ap­pe­laient « le Grand Silence » ; les trois armées se nom­maient « le Petit Silence ». Tou­te­fois, le repos abso­lu et ce qu’on appe­lait « la puri­fi­ca­tion de la voix » ne durait qu’une lune. Ensuite, sous la conduite d’un ancien, le jeune homme lisait tout haut. Les yeux fer­més, il répé­tait sans bruit exté­rieur les choses lues, les com­men­taires du maître et il étu­diait l’é­bran­le­ment pro­duit en lui par les connais­sances nou­velles et par les doutes nouveaux.

Arri­vait-il au novice de par­ler mal­gré les conseils, nul ne s’en éton­nait et nul ne le blâ­mait. Le silence était un nom abso­lu qui dési­gnait une chose rela­tive. C’é­tait le nom pas­sif de l’ac­ti­vi­té exté­rieure. Pytha­gore le défi­nis­sait par­fois : « le corps de la méditation ».

À celui qui se for­mait, cou­vé sous les ailes tièdes du Grand Silence, on recom­man­dait de ne jamais poser aucune ques­tion. Par­fois, pen­dant les lec­tures, les médi­ta­tions ou les leçons des anciens, une sur­prise lui arra­chait pour­tant, — tel le mou­ve­ment réac­tif qu’on fait avant de savoir et avant de vou­loir à la ren­contre brusque d’un choc — quelque excla­ma­tion ou quelque inter­ro­ga­tion. On ne lui répon­dait pas et on ne le blâ­mait pas : il sem­blait que nul ne l’a­vait entendu…

[/​Han Ryner

(Le fils du Silence)./​]

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