La Presse Anarchiste

Les pensées d’Exosthène

Exos­thène ne pen­sait pas que le paci­fisme put être seule­ment article d’ex­por­ta­tion. Sous cette forme, le « paci­fisme » lui parais­sait incom­plet, muti­lé, déce­vant. Com­ment la guerre pour­rait-elle ces­ser entre les nations si elle règne entre indi­vi­dus — spé­cia­le­ment entre membres d’un même groupe, d’une même famille d’é­lec­tion, entre amis ? Il n’a­vait jamais ces­sé de croire que toute refonte d’une tota­li­té sociale doit com­men­cer par l’u­ni­té. Les évé­ne­ments, d’ailleurs, lui avaient don­né rai­son. La guerre exis­te­rait-elle s’il y avait fusion des races, contrats d’a­mi­tié ou d’al­liance entre êtres appar­te­nant à des nations ou pays dif­fé­rents ? La guerre n’est et ne sera que parce qu’en pre­mier lieu, entre indi­vi­dus appa­rem­ment unis par leurs inté­rêts maté­riels ou affec­tifs, il existe des fron­tières. Sup­pri­mez d’a­bord ces fron­tières-là avant de son­ger à la sup­pres­sion des autres frontières.

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Exos­thène posait en prin­cipe que, dans tous les cas, entre membres d’une même famille d’é­lec­tion, entre amis, on retire beau­coup plus de béné­fices des conces­sions qu’on se fait mutuel­le­ment que des réserves et des demi-mesures dans les­quelles beau­coup trop se can­tonnent pour jus­ti­fier une cer­taine indi­gence de cœur, une cer­taine négli­gence de leurs res­pon­sa­bi­li­tés, un cer­tain défaut de bonne volon­té inté­grale. Plus les conces­sions coûtent, plus elles consti­tuent une « assu­rance » contre l’in­sa­tis­fac­tion et le mécon­ten­te­ment qui peuvent s’emparer de celui qui a le sen­ti­ment qu’on lui a deman­dé plus qu’on ne lui a accor­dé. On ne sait jamais, quand on a affaire à une per­son­na­li­té dyna­mique, qui ne veut pas se lais­ser faire, jus­qu’où peut la mener le sen­ti­ment de l’i­né­ga­li­té dans les conces­sions mutuelles. Il y a, par exemple, des carac­tères qui n’ad­mettent pas de rece­voir moins qu’ils ont don­né et qui se consi­dèrent comme exploi­tés s’ils se sentent, selon l’ex­pres­sion stir­né­rienne, consom­més dans une pro­por­tion supé­rieure a leur consom­ma­tion d’autrui.

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Ain­si, Exos­thène n’ad­met­tait pas, en prin­cipe, qu’on se retranche der­rière ce pré­texte que ce qu’on fait pour vous, on le fait parce qu’on y trouve son plai­sir, l’ex­pé­rience lui ayant démon­tré que sou­vent cette for­mule avait ser­vi de paravent à mainte spé­cu­la­tion éhon­tée. Il n’ad­met­tait pas non plus que sous pré­texte de « jouis­sance du moment pré­sent », on s’in­sou­cie que son ami se trouve dans une situa­tion telle qu’il ne peut, lui, jouir de rien, étant don­né les élé­ments en cause, ou qu’il en éprouve de la peine. Il n’ac­cep­tait pas qu’on pro­fite d’une condi­tion où l’a­mi ne peut ni réagir ni se dépla­cer ni se défendre pour lui impo­ser un fait acquis qui lui est extrê­me­ment désa­gréable. Il pré­co­ni­sait qu’une scru­pu­leuse loyau­té, une fon­cière hon­nê­te­té, une atti­tude dés­in­té­res­sée, un sou­ci constant de ne pas faire souf­frir doivent figu­rer par­mi tant d’autres clauses, dans le contrat tacite d’a­mi­tié qui ne sau­rait jamais, entre par­ti­ci­pants sin­cères, être dénon­cé unilatéralement.

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Exos­thène ne se fai­sait pas d’illu­sions. Il savait fort bien qu’on peut rompre bru­ta­le­ment et uni­la­té­ra­le­ment le contrat de vie en bonne intel­li­gence, s’in­sou­cier de la parole don­née, res­ter indif­fé­rent à la souf­france qu’on cause, à la dou­leur dont on est l’au­teur, plai­san­ter ou badi­ner avec l’i­dée ou les sen­ti­ments, se moquer des bles­sures impo­sées par désin­vol­ture à celui qu’on a lais­sé s’en­ga­ger à fond sur une voie dont, dès l’a­bord, on aurait pu faci­le­ment l’é­car­ter. On peut, dans ses rela­tions avec ses amis, se mon­trer cruel, fri­vole, léger, arti­fi­ciel, ingrat, oublieux, super­fi­ciel, faire éta­lage de cet égoïsme de bas aloi qui ne tient aucun compte de la sen­si­bi­li­té de ceux à qui on a affaire, etc. On peut même faire du « tant pis pour toi », « débrouille-toi comme tu pour­ras », sa règle de conduite à l’é­gard de ses amis, etc., etc.

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Exos­thène n’i­gno­rait rien de tout cela, mais il posait sou­vent cette ques­tion aux égoïstes à courte vue : « Est-ce de l’é­goïsme bien enten­du ? Paye-t-il en der­nier res­sort ? » Celui qui s’est sen­ti meur­tri, lésé, bafoué, pro­vo­qué même, ne se consi­dé­re­ra-t-il pas à un moment don­né plus que sur la défen­sive à l’é­gard de l’au­teur de sa situa­tion défa­vo­rable — en état de guerre ? El s’il déclare la guerre à celui qu’il ne consi­dère plus que comme son enne­mi, oublie-t-on qu’a la guerre les sur­prises, la four­be­rie, les embus­cades, la recherche des points vul­né­rables de l’ad­ver­saire, du défaut de la cui­rasse — oublie-t-on que tout cela y joue le pre­mier rôle ? S’il est un « bon guer­rier », ses moyens d’at­taque ne seront ni très propres ni très raf­fi­nés. À la guerre comme à la guerre ! L’es­sen­tiel est de reve­nir vic­to­rieux et à la guerre, n’est-ce pas ? — la fin jus­ti­fie les moyens. Qu’au­ra à récri­mi­ner le rup­teur uni­la­té­ral du contrat d’a­mi­tié, le par­ti­san du tant-pis-pour-toi, l’é­goïste à la petite semaine ? On lui aura ren­du la mon­naie de sa pièce.

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C’est pour­quoi Exos­thène consi­dé­rait que le sacri­fice (à charge de revanche, bien enten­du) consti­tue une « assu­rance », une « garan­tie » contre l’es­prit de ven­geance, de vin­dicte qui peut s’emparer de celui qui, non maso­chiste, ne veut pas se lais­ser faire lors­qu’il se trouve pla­cé dans cer­taines posi­tions d’in­fé­rio­ri­té par des gestes accom­plis à son détri­ment. Il est des carac­tères qui n’ou­blient pas l’im­po­sé et savent attendre patiem­ment le moment de réagir et d’en­tre­prendre les hos­ti­li­tés : Don­nant, don­nant. Œil pour œil, dent pour dent ! Et qui sait : pour une dent, toute la gueule ! Exos­thène n’a­vait pas chan­gé : une paix lais­sant à dési­rer vaut mieux qu’une guerre, même vic­to­rieuse. Même si l’ar­ran­ge­ment qui évite l’ou­ver­ture des hos­ti­li­tés inclut un sacri­fice appa­rem­ment plus grand pour l’une que pour l’autre ou les autres par­ties. C’est de l’é­goïsme bien entendu.

[/​E. Armand./​]

28 février 1942

La Presse Anarchiste