[|Les idées individualistes à la fin de l’antiquité grecque|]
En dehors de Platon et d’Aristote et de leurs écoles, qui ont fait époque dans la philosophie grecque, existaient des écoles contemporaines, d’un plus grand intérêt pour nous que ces deux philosophes étatistes, hostiles au libre développement de l’individu. Il s’agit surtout des écoles mégarique, cynique et cyrénaïque qui offrent un grand attrait au point de vue de leur lutte contre le platonicisme et qui furent écrasées historiquement par les académies de Platon et d’Aristote. Malheureusement, il n’existe guère de textes pouvant directement nous renseigner davantage sur eux.
Une pensée domine les idées grecques du quatrième siècle, c’est la confiance en l’éducation pour former l’homme, elle se retrouve dans les écoles : mégarique fondée par Euclide ; cynique avec son chef Antisthènes ; et chez Aristippe de Cyrène et son école cyrénaïque.
Les cyniques veulent surtout être des modèles et, le cas échéant, même envers soi-même, leur réforme intérieure n’est pas tant à leur usage que pour s’imposer à autrui. La philosophie cynique est surtout une tenue d’âme, le philosophe qui la représente le mieux est Diogène de Sinope, de 413 à 327, dont l’histoire est celle qui nous relate le plus de faits et d’anecdotes « cyniques ». Nous sommes cependant d’avis que le véritable Diogène représente bien autre chose que le Diogène de cirque que l’on minimise toujours. Il aurait eu un père faux monnayeur dont il se vantait pour faire ressortir que les valeurs et préjugés sociaux ne lui importaient pas. La communauté des femmes prônée par les cyniques était, un moyen pour le sage d’obtenir plus de liberté. Cette lutte contre les préjugés dénote l’importance qu’ils accordaient au libre développement de l’individu et à sa vie intérieure.
Cratès le cynique (vers 328), énonçait : « C’est au milieu de la rouge fumée de l’orgueil qu’est bâtie la Besace, la cité du cynique où aucun parasite n’aborde, qui ne produit que du thym, des figues et du pain, pour la possession desquels les hommes ne prennent pas les armes les uns contre les autres ».
Les cyniques sont des cosmopolites déclarés, les lois de la cité ne sont pas aussi importantes que celles de la vertu.
Ce désintéressement du social qu’en somme, les cyniques affectent, se retrouve aussi chez les cyrénaïques et chez Aristippe. Ils ont fait une science de la recherche du plaisir, ils veulent mener une vie facile. D’autre part, il faut que ce plaisir leur parvienne tout simplement, car le but n’était nullement inclus dans ce bonheur qui n’était donc point un bonheur stable. Il arrive même que le bonheur est accompagné de peine, il est nécessaire alors de lui donner un dosage très raffiné.
Ces écoles dont Protagoras fut le grand avant-coureur, se situent à l’opposé de l’étatisme de Platon et d’Aristote. c’est une évolution de la sophistique : leur grande portée historique (peu élucidée jusqu’ici et nous ne pouvons que l’effleurer) est le point de ralliement autour duquel s’est cristallisé la résistance contre une trop forte « civilisation » de l’homme dans la cité, en ne considérant, par contraste, que l’homme et l’individu seul.
[|L’hellénisme|]
On appelle « époque hellénistique » la période où la pensée grecque rayonnait autour de la Méditerranée, la langue grecque étant la langue intellectuelle, tout comme au temps de la Renaissance en occident le fut le latin. Le rayonnement et l’épanouissement de la pensée grecque sont bientôt le chant du cygne de cette civilisation. L’embellissement et le perfectionnement des mœurs, des arts et des lettres chez les autres peuples sont entrepris sur une grande échelle par la pensée grecque. La philosophie se sépare de la science, les doctrines se transforment en dogmes, la grande cité d’Athènes perd son hégémonie de cité philosophique par excellence.
[|L’ancien stoïcisme|]
L’ancien stoïcisme est surtout représenté par des penseurs comme Zénon de Cytium de 322 à 264, de Cléanthe de 264 à 232 et de Chrysippe de 232 à 204. Avec le stoïcisme nous nous approchons bien davantage de cette conception de la vie où le système philosophique importe moins que l’homme et sa vie pratique. Zénon et Cléanthe nous sont très peu connus, à l’encontre des stoïciens vivant plusieurs siècles plus tard ; malgré tout, nous arrivons facilement à dégager l’effort des stoïciens, effort longtemps sensible. À l’origine du stoïcisme se trouvent des idées médicales et une préoccupation de la vie naturelle qui évoluent vite. La morale stoïque veut que l’homme ait inné l’instinct de conservation et la conscience de lui-même ; cela est inséparable de la connaissance de soi. Ainsi l’être possède dès le début le moyen de distinguer ce qui lui est contraire. L’individu lui-même. possède la puissance de se conduire, de raisonner consciemment. Le sage doit même pouvoir sortir de ce monde par le suicide si les choses ne lui donnent pas l’occasion de rester naturel. Cléanthe, l’élève de Zénon, usa de ce moyen à un âge très avancé. Par la parfaite connaissance de son ego, l’individu arrive à posséder le bonheur et la liberté ; il prend conscience de lui-même ; c’est là le grand mérite du stoïcisme. Le droit et le titre de l’homme ne reposent pas sur la cité mais sur la liberté et la raison qui, elles-mêmes, ont leur origine en l’homme conscient. L’homme, par le fait d’être « homme » possède un droit inné, voilà. la quintessence du stoïcisme. La critique du stoïcisme s’applique aussi aux lois, elles ne peuvent être bonnes, vu qu’elles admettent des choses qui sont mauvaises. L’homme est chose sacrée pour l’homme.
Ce qui compte le plus pour le sage stoïcien, c’est l’enseignement, l’éducation. Il doit avoir toutes les qualités d’un homme d’État, d’un grand, et cependant il vaut mieux ne pas gouverner ; car ce qui importe, c’est que le sage vive, en enseignant les vertus, telle la magnanimité, qu’il a reconnues bonnes. Toujours réfléchissant, il ne cherche que le bien par la raison.
[|L’épicurisme|]
Le Jardin d’Épicure où il se promena avec ses intimes est une des plus belles images de l’antiquité grecque, et peut-être la plus connue. Si les autres philosophes anté-socratiques sont difficiles à aborder, y compris les stoïciens, par manque de documentation, il en est tout autrement pour Épicure. Quel autre poète que Nietzsche a mieux évoqué cette image en clamant : « Tenez-vous à l’écart ! Fuyez dans l’intimité ! Et possédez votre masque et votre raffinement de telle sorte que l’on se trompe sur vous ! Ou même que l’on vous craigne un peu. Et n’oubliez point le jardin, le jardin aux grilles d’or ! Et ayez autour de vous des hommes qui sont comme un jardin, ou comme de la musique sur les eaux, vers le soir lorsque le jour devient un souvenir ; choisissez la bonne solitude, la libre solitude élue sciemment, qui vous donne le droit de rester bons dans une certaine mesure ! »
Épicure, né à Athènes en 341, y fonda en 306 une école située dans un jardin qu’il avait aménagé dans ce but. Une maladie l’immobilisa pendant de longues années. C’est dans ce jardin qu’il s’entretint avec ses amis ; on peut dira que sa vie s’exprime le mieux dans cette pensée : « De tout ce que la sagesse nous prépare pour le bonheur de la vie entière, la possession de l’amitié est de beaucoup le plus important. ». Comme nous avons dit, la philosophie se sépare de la physique et des sciences. Épicure n’a guère le sens des sciences positives, il fait peu de place à la physique dans sa philosophie, et déclare même : « Si la crainte des météores et la peur que la mort ne soit quelque chose pour nous, ainsi que l’ignorance des limites des douleurs et des désirs, ne venaient gêner notre vie, nous n’aurions nullement besoin de physique ».
L’homme sage garde le calme dans toute circonstance, même à l’égard de ses possessions. Les superstitions ne doivent point avoir de prise sur l’homme et la croyance en différentes divinités n’est que superstition. L’épicurisme devient ici un athéisme plus ou moins patent. La sensation seule importe et comme elle réside dans la poitrine, il n’y a donc que des sensations individuelles. Nous devons tout chercher en nous seuls. Mais comme la sensation ne réside que dans la chair, le bonheur et le plaisir ne se trouvent que dans les sensations éperonnées par cette même chair : pour n’éprouver’ que du plaisir, il faut éviter la douleur et toutes les tribulations qu’apporte l’existence : « Je ne puis concevoir le lieu si je supprime les plaisirs du goût, ceux de l’amour, ceux des sens, ceux des formes sensibles ». Néanmoins, il ne faut pas croire que l’épicurisme admette n’importe quel plaisir, il est restrictif : « Lorsque nous disons que le plaisir est la fin, nous ne voulons pas parler du plaisir des débauchés et des jouisseurs ». Effectivement, il arrive à une conception plus élevée du plaisir, voire même qu’un peu de pain et d’eau peuvent procurer une forte félicité au sage.
Peur les origines de l’épicurisme, nous sommes encore tributaires d’intermédiaires — chose qui s’est déjà produite pour un bon nombre de penseurs intéressants pour nous, sans parler des déformations volontaires commises par les dits intermédiaires — exception faite pour la Lettre à Ménécée qui présente un exposé de thèmes importants pour l’épicurisme, ces thèmes sont la base de ses méditations ; la méditation lui permet de vivre en Dieu parmi les hommes. Et terminons en citant une de ses maximes les plus importantes du fait qu’il y est parlé du « droit naturel », formule qui a fait fortune dans le courant des siècles jusqu’à nos jours dans les théories étatistes. Les théoriciens de l’Anarchie s’y réfèrent d’ailleurs souvent : « Le droit naturel est l’expression de ce qui sert aux hommes à ne pas se nuire les uns aux autres. »
[|Les IIIe et IIe siècles|]
Notre exposé s’approche de la fin de l’époque que nous avons voulu traiter brièvement, il nous reste à esquisser un petit tableau de cette « fin » de l’Antiquité grecque.
Avec Théodore nous rencontrons un sage qui est tellement indépendant qu’il n’éprouve pas le besoin d’avoir des amis ; ce cynique a été surnommé aussi « l’athée » ; il ne connaît. plus de limites, la recherche de la satisfaction compte seule pour lui. L’enseignement de Théodore exprime la philosophie populaire courante, l’époque s’y prête aussi, c’est dans le désarroi de la marche des Romains vers l’Est, que la religion unissant les Grecs vient de s’effondrer ; les foyers autochtones de la pensée grecque se laissent. pénétrer par les idées venues d’ailleurs. La Méditerranée n’est plus une limite et une zone grecque, il y a une fluctuation énorme que l’on appelle conventionnellement l’hellénisation, qui n’est autre qu’un élargissement de la pensée, accompagné de décadence, entraînant la chute intellectuelle causée par l’effritement de la force et de la domination grecques. Il n’entre pas dans notre dessein de chercher une explication de la corrélation entre ces deux faits historiques.
Théodore ne voit nullement la nécessité de se sacrifier à sa patrie, l’opinion du public n’a guère d’importance pour lui. Le cosmopolitisme est la pensée primordiale de Théodore et il faut se rendre compte que c’est la pensée dominante de cette époque. Il aurait même volé et commis des sacrilèges pour se moquer des lois et des mœurs, une dose de fatalisme se pliant aux circonstances ne lui faisant pas défaut.
Mentionnons encore Ponétius et son traité du Devoir. Son idée principale est qu’il convient de vivre à sa guise, de vivre conformément à la nature : il faut prendre comme règle notre nature individuelle et l’accorder à notre volonté !
Tous ces penseurs, tous ces hommes ont contribué à fonder la philosophie, d’abord en créant la physique et en séparant, par une lente évolution, la philosophie de la science. Ce que veulent la plupart d’entre eux, c’est donner une base morale à la pensée humaine, ils essaient de former des adeptes, l’éducation jouant un rôle important. Souvent ils ont refusé de participer aux choses publiques et, par ce fait saillant, ils se distinguent des Platon, des Aristote et autres. Par ce souci de se sauvegarder eux-mêmes, ils nous apparaissent dignes d’intérêt, ils ont un enseignement à nous donner.
Le troisième et le deuxième siècles virent naître encore plusieurs écoles ou académies. Cependant, toutes ces écoles, malgré leur grand effort spirituel, ne nous intéressent plus ; ce que nous désirions c’était déceler parmi tant de penseurs ceux qui pouvaient être les précurseurs de la pensée individualiste. Nous ne poursuivons pas plus loin cette étude de l’Antiquité grecque, nous ne parlerons pas non plus de l’évolution ultérieure de l’épicurisme. La grande époque et sa suite sont terminées, le monde grec est en pleine décomposition, les légions romaines ont intégré la Grèce dans l’empire romain. La fine fleur de la pensée grecque garde bien encore sa vigueur dans le monde antique, mais son hégémonie touche à sa fin. Et pourtant, il y a un regain de cette merveilleuse pensée grecque qui ne reprendra sa place importante dans le monde latin qu’avec Épictèle et Lucrèce, mais le milieu où se meuvent ces philosophes est un monde tout différent du monde grec.
Nous avons fait un tour d’horizon parmi les penseurs grecs qui pouvaient présenter un intérêt pour la pensée individualiste ; l’histoire de la pensée individualistes reste à écrire, nous en avons uniquement esquissé quelques aspects.
[|FIN|]
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