La Presse Anarchiste

Lettres impies contre l’institution de la famille

[/​À Madame V.M./]

Vous m’a­vez écrit, madame, que la nomen­cla­ture que je vous ai faite des familles où la dis­corde s’est ins­tal­lée à demeure, n’a trait qu’à un nombre de « foyers » très res­treint com­pa­ra­ti­ve­ment à ceux dont l’en­semble consti­tue un peuple. Et vous m’op­po­sez les familles pro­lé­ta­riennes aux­quelles vont toutes vos sym­pa­thies en dépit de la dou­leur que vous éprou­vez a constate chez elle, dites-vous non sans amer­tume, une absence totale de bonne édu­ca­tion, leur vul­ga­ri­té de lan­gage et des vices non moins grands que ceux des classes diri­geantes. Les dif­for­mi­tés morales de celles-ci, que je vous ai rap­por­tées dans mes deux pré­cé­dentes lettres, dépassent cepen­dant tout ce que l’on peut ima­gi­ner dans cet ordre d’i­dées. Mais si elles ne sont pas tou­jours appa­rentes chez les grands de ce monde, c’est parce que la « bonne édu­ca­tion » leur fait un devoir de les dis­si­mu­ler au regard d’au­trui en s’é­tu­diant dans leurs faits et. gestes : c’est l’hy­po­cri­sie éri­gée en prin­cipe de vie en com­mun. Indé­pen­dam­ment de ce que nous pou­vons en sur­prendre par une obser­va­tion directe, toute la lit­té­ra­ture bour­geoise témoigne de cette véri­té, et il faut n’a­voir pas lu un roman de Bal­zac ou même de Paul Bour­get pour s’in­sur­ger là-contre. Et de même, toute la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne, depuis Zola, et bien avant lui, jus­qu’au roman popu­laiste, donne un sem­blant de rai­son aux griefs que voue invo­quez contre la mau­vaise édu­ca­tion ou l’ab­sence même d’é­du­ca­tion que vous consta­tez chez le peuple, et que toute per­sonne, non pas seule­ment « bien née », mais gra­ti­fiée aus­si par la nature d’un sen­ti­ment esthé­tique sous toutes ses formes déplore avec vous. Cepen­dant les riches n’ont pas d’ex­cuse quand ils cachent sous des dehors men­teurs leurs petites infa­mies fami­liales, cette bonne édu­ca­tion dont ils se targuent et leurs larges moyens d’exis­tence les met­tant en état de se pré­mu­nir contre les vices et de pra­ti­quer tous les modes de la ver­tu. À défaut de leurs ascen­dants, ils ont des maîtres édu­ca­teurs à la mai­son ou à l’é­cole, pri­vi­lège exclu­sif qui per­met. aux enfants des riches de han­di­ca­per les enfants des pauvres. Et pour­quoi ? Parce que la sco­la­ri­té de ces der­niers prend fin à 14 ans, et qu’a­près cet âge, pour gagner leur vie et par­fois, aus­si, celle de leurs parents, dans des éta­blis­se­ments de toute nature qui ne passent pas pour œuvrer sous le signe de la morale, ils sont aban­don­nés à leurs mau­vais ins­tincts, sans sur­veillance, quand ils ne sont pas livrés aux ten­ta­tions de la rue où les vices de la classe bour­geoise s’é­talent com­plai­sam­ment, comme un exemple à suivre pour aller à la recherche du bon­heur, peut-être aus­si pour atteindre à la for­tune et aux honneurs. 

Il faut les avoir vus, ces enfants, de tout âge, se dis­pu­ter ou jouer entre eux en s’in­ter­pel­lant de mots gros­siers et ordu­riers, à l’a­dresse les uns des autres ou des auteurs de leurs jours. « Ma mater­nelle », « ton pater­nel » sont les épi­thètes les plus nobles dont ils les dési­gnent et qui attestent avec vous que la bonne édu­ca­tion, en effet, n’a pas été conviée à leur for­ma­tion morale. Et voi­ci sous quel aspect l’es­prit de famille va prendre sa revanche quand, de retour au logis, un tau­dis, sou­vent, la mère les accueille avec des « taloches » et des « baffes » s’ils ont « musé » en route et si, de sur­croît, ils reviennent avec une culotte fenes­trée ou une « bobine » endom­ma­gée. Cris, pleurs, injures sont la menue mon­naie des sen­ti­ments de famille qui explosent entre 1a mère et l’en­fant, et quand le père revint de son tra­vail, cette scène fami­liale redouble d’a­cui­té par l’ac­crois­se­ment de ses mani­fes­ta­tions. Cer­taines tour­nant au drame, sont peu propres à faite du foyer fami­lial un foyer, où « ten­dresse », « cha­leur » et « port de refuge » sont mis à une rude épreuve, non moins que dans les « scènes fami­liales » chez les grands de ce monde. Joi­gnez à cela les fric­tions inces­santes entre les conjoints lors des mille inci­dents qui sur­gissent à tout pro­pos et à pro­pos de rien, où le carac­tère de cha­cun des membres de la famille dif­fé­rant dans ses mani­fes­ta­tions et dans ses objec­tifs, s’exas­père jus­qu’à la colère et à la menace. Joignez‑y encore les plaintes muettes ou ver­bales qui cor­rodent le cœur des jeunes filles et des jeunes femmes de la mai­son tra­vaillant au dehors, quand, ren­trées dans leur foyer, un foyer pauvre et sans attrait, exté­nuées de fatigue, elles se remé­morent tous les objets de luxe qu’elles ont maniés pour l’a­gré­ment des riches, pen­dant que le père, exté­nué, lui aus­si, par un dur labeur, impa­tient d’être ser­vi comme un maitre, se pro­digue en lamen­ta­tions, les nerfs cris­pés jus­qu’à l’exas­pé­ra­tion. Où, dans tout cela, est le « port de refuge » contre les orages qui sévissent à demeure dans la demeure des pauvres ? Et de com­bien de mala­dies ner­veuses ces scènes fami­liales, et beau­coup d’autres qu’il serait trop long d’é­nu­mé­rer, sont-elles à l’o­ri­gine ? Les psy­chiatres vous le diront. Et s’il est vrai, comme ils le pré­tendent, que les fous et les demi-fous cir­culent dans le monde en liber­té, ne pen­sez-vous pas que ces scènes « intimes » ne contri­buent pas peu à décon­si­dé­rer l’ins­ti­tu­tion de la famille et à alté­rer gra­ve­ment l’a­mour que moins de misère dans nos socié­tés capi­ta­listes serait sus­cep­tible d’en­tre­te­nir entre les occu­pants d’un même foyer ?

Je ne vous par­le­rai pas des sévices dont les pauvres petits enfants sont vic­times de la part de leurs parents plus ou moins bien équi­li­brés, ni des enfants mar­tyrs dont les jour­naux nous décrivent quo­ti­dien­ne­ment la triste odys­sée, ni des enfants aban­don­nés dont le nombre est si grand dans tous les pays qu’on les confie à l’As­sis­tance publique, ni des enfants cata­lep­tiques, épi­lep­tiques et anor­maux que l’on parque comme des trou­peaux dans des mai­sons dites de « cor­rec­tion », dans des asiles et dans des « refuges » dont ce serait une déri­sion de dire qu’ils sont des foyers de « cha­leur », de « ten­dresse » et d’a­mour filial : [[par­tie man­quante]] enfin des innom­brables asso­cia­tions pour la mater­ni­té et l’en­fance. Sup­pu­tez le nombre des familles que repré­sentent tous ces dégé­né­rés de l’es­pèce humaine et dites si leur foyer répond à la concep­tion que l’on se fait du bon­heur fami­lial et conju­gal, tel que les confor­mistes nous le dépeignent dans leurs livres de morales à l’u­sage des tra­di­tio­na­listes, heu­reux de voir confir­mer leur propre concep­tion de la famille par des apo­lo­gistes répu­tés pour leur grand savoir.

Mais en dépit des tares qui cor­rodent la classe ouvrière et dont ne sont pas exempts les classes diri­geantes, et qui chez celle-là sont engen­drées par la dure exis­tence qui lui est faite, il faut recon­naître que le cœur et l’âme des pro­lé­taires recèlent des sen­ti­ments d’a­mour filial, de ten­dresse et de cha­leur dont la classe des riches ne témoigne qu’en un très petit nombre de foyers. Sous leur aspect fruste, ils dis­si­mulent eux, dans le bon sens de ce mot, des tré­sors de bon­té pour leurs sem­blables. Il y a plus de réserves d’a­mour humain au cœur des pro­lé­taires et plus de sen­ti­ments altruistes qu’au cœur des classes pri­vi­lé­giées. Dans les quar­tiers popu­leux, il n’est pas une infor­tune que des voi­sins de palier s’empressent de sou­la­ger en payant même de leur per­sonne ; les riches se conten­tant d’en­voyer leur obole par per­sonne inter­po­sée. Lors­qu’un mal­heur s’a­bat sur un peuple étran­ger, ce sont les pro­lé­taires de tous pays qui se dressent pour por­ter secours à ceux qu’ils nomment leurs frères. Les familles riches au contraire, appar­te­nant à la classe dite conser­va­trice, mot dont le sens explique leurs ten­dances à n’a­lié­ner rien de ce qu’elles pos­sèdent. Ver­rouillent leur cœeur parce que tout ce qu’elles en dis­trai­raient à l’a­van­tage d’au­trui serait sous­trait à leur égoïsme indi­vi­duel et familial.

Quoi qu’il en soit, madame, je par­tage votre sen­ti­ment. quand vous m’é­cri­vez que les familles riches ou aisées n’ont pas le mono­pole des vices que je leur ai attri­bués. On les ren­contre aus­si dans les familles pro­lé­ta­riennes, bien qu’à un degré moindre. Mais chez les unes et les autres elles existent à l’é­tat endé­mique, à telle enseigne que si un habi­tant de Sirius emprun­tait la voie des airs pour venir faire une enquête sur l’ins­ti­tu­tion de la famille chez les ter­riens, il rega­gne­rait vive­ment son séjour de là-haut tant il serait pris de pitié pour la mau­vaise orga­ni­sa­tion de la cel­lule-mère géné­ra­trice de nos socié­tés. Lui, du moins, ferait à l’in­ten­tion des Siriens un repor­tage fidèle de ce qu’il aurait obser­vé de visu et non à la manière de ces apo­lo­gistes, qui ont eut l’heu­reuse chance de vivre ou d’a­voir vécu au sein d’un foyer, riche ou pauvre, excep­tion­nel­le­ment doté, comme le vôtre, de toutes les ver­tus, mais qui, comme un che­val de trait pour­vu d’œillères, ne peuvent voir ce qui se passe au-delà de leur rayon visuel.

Je suis tou­jours, madame, votre fervent admirateur.

[/​Albe­rix./​]

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