La Presse Anarchiste

Ma conception de l’individualisme

Je défi­nis l’in­di­vi­dua­lisme : la réac­tion de défense de l’in­di­vi­du contre son milieu. Il ne s’a­git pas d’une théo­rie abs­traite, mais d’une consta­ta­tion positive.

Sou­mis à la loi natu­relle de la lutte pour l’exis­tence, tous les êtres vivants sont en per­pé­tuel com­bat. La soli­da­ri­té ins­tinc­tive qui existe entre les repré­sen­tants d’une même espèce, ou d’un même groupe, a pour rôle de faire pro­fi­ter cha­cun d’eux des avan­tages de sécu­ri­té que l’i­so­le­ment ne confé­re­rait point.

Cepen­dant, au sein même des espèces, ou des groupes, il existe des com­pé­ti­tions et des luttes, chaque fois que des inté­rêts indi­vi­duels s’op­posent, et qu’il ne peut y avoir pour tous, à la fois, satisfaction.

C’est ain­si que les mâles se battent, non pas seule­ment pour la femelle, mais pour la pos­ses­sion du plus grand nombre pos­sible de femelles. Et cela peut aller jus­qu’à la mort. du vain­cu. C’est ain­si que mâles et femelles se dis­putent, quand ils sont en quan­ti­té insuf­fi­sante, les meilleurs mor­ceaux. Et il se trouve que les plus faibles sont voués à l’inanition.

Il a été dit que « les loups ne se mangent pas entre eux ». C’est cer­tai­ne­ment vrai quand ils n’ont pas faim ; c’est fort dou­teux quand ils sont sur le point de périr faute de nour­ri­ture. Des témoins ont racon­té que, sur les camps de la mort, des déte­nus, affo­lés par la souf­france, s’é­taient entre­tués, et qu’il y avait eu des scènes de can­ni­ba­lisme. Il serait extra­or­di­naire que cela n’exis­tât point chez des ani­maux très proches de nous.

Ce qui se passe chez eux se passe éga­le­ment dans le genre humain, mais sous des formes dif­fé­rentes, et pour des motifs plus complexes.

Le sur­peu­ple­ment, dû à l’in­suf­fi­sance des res­sources natu­relles pour conten­ter à l’in­dé­fi­ni, un nombre tou­jours crois­sant de bouches à nour­rir ; la concur­rence, d’autre part, pour l’oc­cu­pa­tion des ter­ri­toires les plus riches et les plus fer­tiles, a cau­sé entre peu­plades, puis entre nations, des luttes sanglantes.

Mais, au sein même de ces asso­cia­tions, il existe, entre conci­toyens, des conflits non plus seule­ment comme chez les ani­maux, pour la ques­tion du sexe et des ali­ments, mais pour le luxe, l’am­bi­tion, la recherche du moindre effort ou la bataille des idées.

Cepen­dant, les réac­tions indi­vi­duelles contre l’emprise de la col­lec­ti­vi­té — et qui ont été très sou­vent à l’o­ri­gine de grou­pe­ments nou­veaux — sont de deux sortes, qu’il n’y a pas lieu de confondre, car elles n’ont rien de com­mun quant aux inten­tions et quant aux résul­tats, et il n’ap­pa­rait point qu’elles puisse jamais s’ac­cor­der sur le solide ter­rain des réa­li­tés sociales.

Nous voyons, d’un côté, la révolte saine et légi­time de l’in­di­vi­du iso­lé, défen­dant son pain, son foyer, le pro­duit de son tra­vail, contre l’ex­ploi­ta­tion d’au­trui ; ou bien le droit d’ex­pri­mer ce qu’il croit être la véri­té, en dépit de tous les dogmes et conven­tions mon­daines, et serait-il seul au monde à pen­ser ain­si ; ou bien encore défen­dant contre les ten­ta­tives d’as­ser­vis­se­ment de l’am­biance, fût-elle celle des proches parents et amis, la libre dis­po­si­tion de sa personne.

Alors nous avons, comme illustre exemple, l’hé­roïsme d’un Gali­lée osant affir­mer, seul contre les masses fana­ti­sées et la for­mi­dable puis­sance de l’É­glise, le mou­ve­ment de la Terre. Ou encore celui de tous les savants ou artistes mécon­nus, raillés, per­sé­cu­tés, tant en rai­son de la tyran­nie des puis­sants que de l’i­gno­rance des foules. Et c’est Denis Papin, Jac­quard, vic­times de l’in­com­pré­hen­sion ouvrière ; Étienne Dolet, brû­lé pour l’in­dé­pen­dance de sa pen­sée ; le che­va­lier de la Barre, tor­tu­ré et mis à mort pour n’a­voir pas vou­lu saluer une procession.

Nous retrou­vons cette flamme de fer­veur et de com­bat dans l’ins­pi­ra­tion d’É­tienne de la Boë­tie écri­vant, au XVIe siècle, son magni­fique Dis­cours sur la Ser­vi­tude Volon­taire ; le carac­tère d’in­dé­pen­dance hau­taine, en même temps que de séré­ni­té stoïque, qu’­Hen­rik Ibsen a don­né aux prin­ci­paux per­son­nages de ses tragédies.

Par contre, il y a ce que l’on pour­rait nom­mer l’es­prit de révolte dépas­sé, l’in­sur­rec­tion bru­tale de ceux qui, non contents de défendre la plus juste des causes, celle de la résis­tance à l’op­pres­sion, n’en­vi­sagent plus, toutes bar­rières bri­sées, pous­sés par une orgueil insen­sé, ou la fré­né­sie du luxe, que la domi­na­tion d’au­trui, la mise en escla­vage des peuples à la mer­ci de leurs caprices, y com­pris la soif abo­mi­nable du rapt cru de l’as­sas­si­nat collectif.

Alors, ce qui sur­git en notre mémoire c’est, pour ne citer que de notoires exemples : Napo­léon Bona­parte ; c’est Beni­to Mus­so­li­ni, et c’est Adolf Hit­ler, trois hommes néfastes qui, sor­tis de la masse des humbles, auraient pu, grâce à leur génie, se faire de la gloire en leur ren­dant d’é­mi­nents ser­vices mais, après avoir fait, tem­po­rai­re­ment, figure d’in­sur­gés, sont morts en despotes.

Comme phi­lo­so­phie adé­quate à de telles dévia­tions, c’est La Volon­té de Puis­sance d’un Fré­dé­ric Nietzsche, écri­vain nébu­leux, mort fou, et qui devait être l’ins­pi­ra­tion de l’a­lié­né méga­lo­mane qui fut le bour­reau de l’Al­le­magne révo­lu­tion­naire. C’est, dans un autre ordre d’i­dées, La Phi­lo­so­phie dans le Bou­doir, du mar­quis de Sade qui, après avoir, ce qui n’est pas un mal, bous­cu­lé l’hy­po­cri­sie et les pré­ju­gés inhu­mains qui se rap­por­tant, à l’a­mour, a pous­sé son mépris de tout obs­tacle au plai­sir jus­qu’à jus­ti­fier la cruau­té au ser­vice des pas­sions sexuelles.

c’est enfin — et j’ai quelque tris­tesse à le décla­rer, car cet ouvrage contient d’ex­cel­lentes choses — L’Unique et sa Pro­prié­té, de Max Stir­ner, qui, tout en arra­chant le masque de dés­in­té­res­se­ment dont se parent les gens des classes diri­geantes et les pro­fes­sion­nels de la phi­lan­thro­pie, en est arri­vé à faire de l’é­goïsme, dans le sens le plus péjo­ra­tif que l’u­sage ait attri­bué à ce mot, la règle de la conduite rai­son­nable de chacun.

En effet, hyp­no­ti­sé par son sys­tème, il le pousse jus­qu’à tenir des pro­pos comme celui-ci : « Tout ce qui est à la por­tée de ma main m’ap­par­tient », ou encore : « Que m’im­porte la dou­leur d’au­trui si je puis y trou­ver mon bonheur ! ».

Ce n’est plus l’é­cole des pré­cur­seurs, com­bat­tants sans éti­quettes ni embri­ga­de­ment d’au­cune sorte, mais l’é­cole des sans-scru­pules, ce qui est bien dif­fé­rent, car, avec de telles conclu­sions — qui, mal digé­rées, ont fait des vic­times ! — peuvent se jus­ti­fier les actes les moins recom­man­dables, abso­lu­ment rien ne s’op­po­sant, à leur accomplissement.

Si l’on me deman­dait si je suis par­ti­san de l’in­di­vi­dua­lisme, je répon­drais : « Dans toute la mesure où il ne s’op­pose ni au pro­grès social, ni à l’ob­ser­va­tion des élé­men­taires règle de socia­bi­li­té dont, nous sou­hai­te­rions pour nous-mêmes le bénéfice ».

[/​Jean Mares­tan./​]

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