La Presse Anarchiste

Notre point de vue

On trou­ve­ra dans la rubrique Cor­res­pon­dance la plus grande par­tie d’une lettre d’En­zo Mar­tuc­ci, l’an­cien com­pa­gnon de Ren­zo Nova­tore, dont il a été ques­tion jadis dans l’en dehors. L’in­di­vi­dua­lisme ita­lien, si for­te­ment impré­gné d’illé­ga­lisme, l’I­co­no­clas­ta, tout cela nous ramène vingt cinq ans en arrière. Au cours de ce quart de siècle, que d’é­vé­ne­ments ont eu lieu ! Tout bien consi­dé­ré, je pense que des tem­pé­ra­ments comme Ren­zo Nova­tore sont des excep­tions et qu’il n’ap­par­tient à qui que ce soit de conseiller à qui­conque de les imi­ter ou de se baser sur leur exemple pour se for­ger une règle de vie.

C’est ici qu’il nous faut nous inter­ro­ger et nous deman­der ce que nous enten­dons, à l’U­nique, par indi­vi­dua­lisme an-archiste. Nous ne pré­ten­dons pas être irra­tion­na­listes, ni dérai­son­nables ; nous nous tar­guons au contraire de faire usage de notre rai­son et de notre volon­té pour refu­ser de nous lais­ser entraî­ner par le cou­rant. de nos pen­chants dits natu­rels. Notre an-archisme, notre néga­tion de la néces­si­té de l’in­ter­ven­tion de l’É­tat pour diri­ger et arbi­trer les rap­ports entre les hommes est fon­dé sur la réflexion et l’exa­men des résul­tats que cette inter­ven­tion a obte­nus jus­qu’i­ci. Et nous demeu­rons fidèles à la signi­fi­ca­tion éty­mo­lo­gique du mot an-archie, qu’en aucun cas nous ne fai­sons syno­nyme de « désordre ». Une socié­té an-archiste est une socié­té sans gou­ver­ne­ment, mais non un milieu social dont les consti­tuants, armés jus­qu’aux dents, se menacent les uns les autres et n’ob­tiennent la sécu­ri­té que par la crainte qu’ils s’ins­pirent mutuel­le­ment. C’est ce qui se pro­duit pour les socié­tés archistes actuelles et, per­son­nel­le­ment par­lant, je ne vois pas quel pro­fit en tire l’in­di­vi­du. Mais nous ne sommes pas qu’an-archites, nous sommes indi­vi­dua­listes et notre indi­vi­dua­lisme est un indi­vi­dua­lisme de résis­tance — 1° à nos ins­tincts, pas­sions, appé­tits, etc., quand y obéir entraî­ne­rait empiè­te­ment sur le com­por­te­ment, l’ac­quis, le champ l’ac­quis, le champ d’ac­ti­vi­té de ceux avec qui nous fai­sons route, autre­ment dit nos amis ou nos cama­rades, ceux de « notre monde » ; 2° à l’in­fluence du milieu humain actuel qui nous envi­ronne et qui, par toutes sortes de voies, vise à nous contraindre d’ac­cep­ter et d’a­dop­ter ses aspi­ra­tions sociales et poli­tiques, ses pré­ju­gés reli­gieux et moraux, son sno­bisme lit­té­raire et artis­tique, ses amu­se­ments et ses dis­trac­tions le plus sou­vent ineptes, son culte de l’argent, son confor­misme de trou­peau, enfin. Tout cela cris­tal­li­sé auteur du fait étatiste.

Il ne s’a­git pas ici de la sym­pa­thie que nous ins­pire un Ren­zo Nova­tore — pour ne citer que cet exemple — type vrai­ment hors série, que nous ne son­geons pas à renier, pas plus que tous ceux qui tombent vic­times de la vin­dicte de l’or­ga­ni­sa­tion gou­ver­ne­men­tale. La ques­tion est de savoir si, sous son appa­rence dio­ny­siaque (!), l’at­ti­rance vers le per­vers, le méfait, le mons­trueux, l’a­troce, etc., n’est pas un signe de mor­bi­di­té céré­brale, de déchéance de la volon­té, de fai­blesse réac­tive, etc. Tant que cela reste confi­né à la lit­té­ra­ture, à l’art, rien à objec­ter : ce peut être inté­res­sant, diver­tis­sant, sti­mu­lant. Mais j’a­voue que pour éta­blir et entre­te­nir des rap­ports fruc­tueux et enri­chis­sants pour mon ego, je pré­fère l’in­di­vi­dua­liste sain d’es­prit et de corps, réflé­chi, équi­li­bré, qui n’a nul besoin des lois, des conven­tions admises, des men­songes sociaux, des pré­ju­gés moraux pour se créer une ligne de conduite, une éthique per­son­nelle qu’il pra­ti­que­ra en dépit des cir­cons­tances adverses, de l’hos­ti­li­té ou de l’in­dif­fé­rence ambiante, voire de la mécom­pré­hen­sion de ses proches — ligne de conduite basée sur la dis­cri­mi­na­tion à faire entre ce qu’il convient de conser­ver ou de reje­ter quant aux sen­ti­ments qui l’a­gitent ou aux pas­sions qui le sol­li­citent — éthique cen­trée sur les réper­cus­sions et les consé­quences de ses gestes en ce qui concerne ses amis ou camarades.

Car nous posons en thèse que « la socié­té » — l’as­so­cia­tion — indi­vi­dua­liste an-archiste existe, qu’elle est un fait, qu’elle se com­pose de tous ceux qui, consi­dé­rés indi­vi­duel­le­ment nient la néces­si­té de l’in­ter­ven­tion de l’É­tat pour régler leurs affaires et les ame­ner à res­pec­ter les accords qu’ils peuvent conclure. J’a­joute qu’en ce qui nous concerne — étant don­né l’ac­tuel état de choses moral et social — cette « socié­té » indi­vi­dua­liste-an-archiste s’en­tend spé­cia­le­ment. au point de vue des idées — elle réunit tous ceux chez les­quels, dans tous les lieux, on ren­contre la même atti­tude néga­trice et résis­tante à l’é­gard de la réa­li­té éta­tiste, de l’ac­tion gou­ver­ne­men­tale, de la poli­tique par­ti­sane et ain­si de suite.

Et j’a­joute que pour « les indi­vi­dua­listes à notre façon » ce qui nous inté­resse sur­tout — pour l’ins­tant — n’est pas tant le « fait éco­no­mique » que la pos­si­bi­li­té de nous conduire, éthi­que­ment par­lant, à notre guise — de faire connaître et expri­mer ouver­te­ment et publi­que­ment notre pen­sée, donc nos cri­tiques ou notre oppo­si­tion, et cela sans avoir à redou­ter aucune cen­sure (qu’il s’a­gisse de la parole, de l’im­pri­mé, de l’art sous toutes ses mani­fes­ta­tions, etc.) — la pos­si­bi­li­té de nous unir, de nous asso­cier à toutes sortes de fins utiles ou agréables, dès lors que nous nous inter­di­sons d’empiéter sur l’ac­ti­vi­té des asso­cia­tions autres que les nôtres ou de nous immis­cer dans leur fonctionnement.

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Voi­ci donc « l’in­di­vi­dua­liste à notre façon » ayant pris conscience de soi, deve­nu maître de soi, refu­sant d’être l’es­clave de pas­sions, d’im­pul­sions, de sen­ti­ments, qu’il ne contrô­le­rait pas. L’oc­ca­sion peut se pré­sen­ter où il pas­se­rait de la théo­rie à la pra­tique, c’est-à-dire où entre­tien­drait avec ses cama­rades, ses amis des rela­tions autres qu’i­déo­lo­giques. Sur quoi les base­ra-t-il ? Sur le contrat réci­pro­ci­taire. L’é­goïsme, dit Stir­ner, pos­tule la réci­pro­ci­té. (Gegen­sei­tig­keit). Don­nant, don­nant (wie Du Mir, so Ich Dir, lit­té­ra­le­ment : ce que tu es ou sera à ou pour moi, je le suis ou serai à ou pour toi). « Je veux bien n’être pour toi qu’une nour­ri­ture, mais à condi­tion, de mon côté, que je te consomme et t’u­ti­lise. » (Du bist für Mich nichts als — meine Speis- gleich wie auch Ich von Dir vers­pei­set und ver­braucht werde). Si tu es inca­pable de conclure le contrat, l’en­tente réci­pro­ci­taire, ne conser­vons entre nous que des rap­ports idéo­lo­giques — ne nous aven­tu­rons pas sur le ter­rain des réalisations.

Enzo Mar­tuc­ci objecte dans sa lettre, à celle de nos thèses sur les familles d’é­lec­tion qui pros­crit la rup­ture uni­la­té­rale. (ou par volon­té d’un seul) de la pro­messe ou obli­ga­tion. Il ne m’est jamais venu à l’es­prit de consi­dé­rer ces thèses comme autre chose que des pro­po­si­tions. On reste libre d’y sous­crire ou non, d’y refu­ser l’adhé­sion morale que je réclame, dans cer­tains cas, des « miens ». Mon but, en pré­sen­tant ces thèses, est de sélec­tion­ner, par­mi « les indi­vi­dua­listes à notre façon », quelques amis ou cama­rades dont le point de vue à ce sujet coïn­cide avec le mien. Comme il peut s’ac­cor­der quand il s’a­git de la durée de l’ex­pé­rience — de l’ab­sence de caprice ou de fan­tai­sie en matière contrac­tuelle — de l’in­dis­pen­sa­bi­li­té d’une répa­ra­tion ou com­pen­sa­tion au cas de tort cau­sé ou de pri­va­tion infli­gée au co-asso­cié par la brusque rup­ture de l’en­ga­ge­ment — de la fidé­li­té à la parole don­née — de la pri­mau­té de l’af­fir­ma­tion psy­cho­lo­gique sur l’ap­pa­rence exté­rieure — de l’é­li­mi­na­tion du « tant pis pour toi » dans les rela­tions affec­tives — de la pra­tique de la « balance égale » dans les réa­li­sa­tions poly­philes… Je ne cherche nul­le­ment à conver­tir à ces thèses ceux qui ne les par­tagent pas.

Cepen­dant, je tiens à répondre sur le fond à Enzo Mar­tuc­ci. Quand on passe contrat, quand on scelle un accord, on n’est pas seul, on est deux, on est plu­sieurs, ayant comp­té, ayant fait fond sur les termes du pacte, sur les clauses de l’en­tente. Si je ne peux rompre le contrat, où est ma liber­té ? demande mon cor­res­pon­dant. A‑t-il réflé­chi à la liber­té de celui ou ceux qui s’op­posent à la rup­ture du contrat, liber­té équi­va­lente à celle du rup­teur ? Si mal­gré lui ou eux le rup­teur impose la rup­ture, il agit en archiste et ce n’est pas la peine de s’é­le­ver contre la contrainte éta­tiste pour agir comme le fait l’É­tat. Lorsque les ques­tions affec­tives et sen­ti­men­tales sont en jeu, le rup­teur n’a­git-il pas en sadiste, s’in­sou­ciant de faire souf­frir son ou ses par­te­naires, les consi­dé­rant comme des maso­chistes pié­ti­nés, humi­liés et l’ac­cep­tant avec joie ? Celui ou ceux aux­quels on impose la rup­ture peuvent éga­le­ment reven­di­quer la liber­té de regim­ber. Qu’on ergote autant qu’on vou­dra, qui­conque, en ce domaine, inflige à son ou ses par­te­naires une rup­ture, une sépa­ra­tion à laquelle il est hos­tile, oppo­sé, agit en auto­ri­taire quand ce n’est pas en tortionnaire.

Ta liber­té, ô Enzo Mar­tuc­ci, tu la conserves en ne pas­sant pas contrat, en ne jurant aucun pacte, en ne fai­sant aucune pror­nesse. Voi­là ce qui est loyal et droit. Ceux qui pensent comme nous ne te consentent qu’une cama­ra­de­rie d’i­dées et tout est fini par là.

Ce contre quoi nous nous éle­vons avec force, c’est qu’en vue d’un pro­fit momen­ta­né, d’un béné­fice pas­sa­ger, on s’a­dresse à celui ou ceux qui tiennent au durable, au cer­tain, à l’as­su­ré, au per­ma­nent, à la constance, etc. — qu’on leur offre ami­tié ou rela­tions d’un genre ou d’un autre, alors qu’on sait très bien qu’on sera inca­pable d’être pour eux ce qu’ils sou­haitent ou escomptent que vous soyez. C’est de la mau­vaise foi pour ne pas dire davantage.

Comme je l’ex­po­sais dans notre der­nier fas­ci­cule, la thèse que nous pro­po­sons est que la pro­messe ne cesse d’a­voir effet que lorsque celui ou ceux à qui elle a été faite délient de leur enga­ge­ment celui ou ceux qui ont pro­mis. D’ailleurs, quand il s’a­git de cama­rades ou d’a­mis dis­po­sés aux conces­sions mutuelles, se refu­sant à impo­ser à leurs par­te­naires souf­france immé­ri­tée ou dou­leur infon­dée, la ques­tion ne se pose même pas, elle se résout à l’a­miable. Reste celui qui rompt la pro­messe libre­ment consen­tie ou détruit l’har­mo­nie asso­cia­tive sans se sou­cier des dégats qu’il cause. Si ses vic­times réagissent d’une façon désa­gréable pour lui, ne veulent pas jouer les maso­chistes, excipent à leur tour de leur égoïsme, il n’au­ra qu’a s’en prendre à lui-même.

[/​E. Armand./​]

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