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C’est ici qu’il nous faut nous interroger et nous demander ce que nous entendons, à l’Unique, par individualisme an-archiste. Nous ne prétendons pas être irrationnalistes, ni déraisonnables ; nous nous targuons au contraire de faire usage de notre raison et de notre volonté pour refuser de nous laisser entraîner par le courant. de nos penchants dits naturels. Notre an-archisme, notre négation de la nécessité de l’intervention de l’État pour diriger et arbitrer les rapports entre les hommes est fondé sur la réflexion et l’examen des résultats que cette intervention a obtenus jusqu’ici. Et nous demeurons fidèles à la signification étymologique du mot an-archie, qu’en aucun cas nous ne faisons synonyme de « désordre ». Une société an-archiste est une société sans gouvernement, mais non un milieu social dont les constituants, armés jusqu’aux dents, se menacent les uns les autres et n’obtiennent la sécurité que par la crainte qu’ils s’inspirent mutuellement. C’est ce qui se produit pour les sociétés archistes actuelles et, personnellement parlant, je ne vois pas quel profit en tire l’individu. Mais nous ne sommes pas qu’an-archites, nous sommes individualistes et notre individualisme est un individualisme de résistance — 1° à nos instincts, passions, appétits, etc., quand y obéir entraînerait empiètement sur le comportement, l’acquis, le champ l’acquis, le champ d’activité de ceux avec qui nous faisons route, autrement dit nos amis ou nos camarades, ceux de « notre monde » ; 2° à l’influence du milieu humain actuel qui nous environne et qui, par toutes sortes de voies, vise à nous contraindre d’accepter et d’adopter ses aspirations sociales et politiques, ses préjugés religieux et moraux, son snobisme littéraire et artistique, ses amusements et ses distractions le plus souvent ineptes, son culte de l’argent, son conformisme de troupeau, enfin. Tout cela cristallisé auteur du fait étatiste.
Il ne s’agit pas ici de la sympathie que nous inspire un Renzo Novatore — pour ne citer que cet exemple — type vraiment hors série, que nous ne songeons pas à renier, pas plus que tous ceux qui tombent victimes de la vindicte de l’organisation gouvernementale. La question est de savoir si, sous son apparence dionysiaque (!), l’attirance vers le pervers, le méfait, le monstrueux, l’atroce, etc., n’est pas un signe de morbidité cérébrale, de déchéance de la volonté, de faiblesse réactive, etc. Tant que cela reste confiné à la littérature, à l’art, rien à objecter : ce peut être intéressant, divertissant, stimulant. Mais j’avoue que pour établir et entretenir des rapports fructueux et enrichissants pour mon ego, je préfère l’individualiste sain d’esprit et de corps, réfléchi, équilibré, qui n’a nul besoin des lois, des conventions admises, des mensonges sociaux, des préjugés moraux pour se créer une ligne de conduite, une éthique personnelle qu’il pratiquera en dépit des circonstances adverses, de l’hostilité ou de l’indifférence ambiante, voire de la mécompréhension de ses proches — ligne de conduite basée sur la discrimination à faire entre ce qu’il convient de conserver ou de rejeter quant aux sentiments qui l’agitent ou aux passions qui le sollicitent — éthique centrée sur les répercussions et les conséquences de ses gestes en ce qui concerne ses amis ou camarades.
Car nous posons en thèse que « la société » — l’association — individualiste an-archiste existe, qu’elle est un fait, qu’elle se compose de tous ceux qui, considérés individuellement nient la nécessité de l’intervention de l’État pour régler leurs affaires et les amener à respecter les accords qu’ils peuvent conclure. J’ajoute qu’en ce qui nous concerne — étant donné l’actuel état de choses moral et social — cette « société » individualiste-an-archiste s’entend spécialement. au point de vue des idées — elle réunit tous ceux chez lesquels, dans tous les lieux, on rencontre la même attitude négatrice et résistante à l’égard de la réalité étatiste, de l’action gouvernementale, de la politique partisane et ainsi de suite.
Et j’ajoute que pour « les individualistes à notre façon » ce qui nous intéresse surtout — pour l’instant — n’est pas tant le « fait économique » que la possibilité de nous conduire, éthiquement parlant, à notre guise — de faire connaître et exprimer ouvertement et publiquement notre pensée, donc nos critiques ou notre opposition, et cela sans avoir à redouter aucune censure (qu’il s’agisse de la parole, de l’imprimé, de l’art sous toutes ses manifestations, etc.) — la possibilité de nous unir, de nous associer à toutes sortes de fins utiles ou agréables, dès lors que nous nous interdisons d’empiéter sur l’activité des associations autres que les nôtres ou de nous immiscer dans leur fonctionnement.
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Voici donc « l’individualiste à notre façon » ayant pris conscience de soi, devenu maître de soi, refusant d’être l’esclave de passions, d’impulsions, de sentiments, qu’il ne contrôlerait pas. L’occasion peut se présenter où il passerait de la théorie à la pratique, c’est-à-dire où entretiendrait avec ses camarades, ses amis des relations autres qu’idéologiques. Sur quoi les basera-t-il ? Sur le contrat réciprocitaire. L’égoïsme, dit Stirner, postule la réciprocité. (Gegenseitigkeit).
Enzo Martucci objecte dans sa lettre, à celle de nos thèses sur les familles d’élection qui proscrit la rupture unilatérale. (ou par volonté d’un seul) de la promesse ou obligation. Il ne m’est jamais venu à l’esprit de considérer ces thèses comme autre chose que des propositions. On reste libre d’y souscrire ou non, d’y refuser l’adhésion morale que je réclame, dans certains cas, des « miens ». Mon but, en présentant ces thèses, est de sélectionner, parmi « les individualistes à notre façon », quelques amis ou camarades dont le point de vue à ce sujet coïncide avec le mien. Comme il peut s’accorder quand il s’agit de la durée de l’expérience — de l’absence de caprice ou de fantaisie en matière contractuelle — de l’indispensabilité d’une réparation ou compensation au cas de tort causé ou de privation infligée au co-associé par la brusque rupture de l’engagement — de la fidélité à la parole donnée — de la primauté de l’affirmation psychologique sur l’apparence extérieure — de l’élimination du « tant pis pour toi » dans les relations affectives — de la pratique de la « balance égale » dans les réalisations polyphiles… Je ne cherche nullement à convertir à ces thèses ceux qui ne les partagent pas.
Cependant, je tiens à répondre sur le fond à Enzo Martucci. Quand on passe contrat, quand on scelle un accord, on n’est pas seul, on est deux, on est plusieurs, ayant compté, ayant fait fond sur les termes du pacte, sur les clauses de l’entente. Si je ne peux rompre le contrat, où est ma liberté ? demande mon correspondant. A‑t-il réfléchi à la liberté de celui ou ceux qui s’opposent à la rupture du contrat, liberté équivalente à celle du rupteur ? Si malgré lui ou eux le rupteur impose la rupture, il agit en archiste et ce n’est pas la peine de s’élever contre la contrainte étatiste pour agir comme le fait l’État. Lorsque les questions affectives et sentimentales sont en jeu, le rupteur n’agit-il pas en sadiste, s’insouciant de faire souffrir son ou ses partenaires, les considérant comme des masochistes piétinés, humiliés et l’acceptant avec joie ? Celui ou ceux auxquels on impose la rupture peuvent également revendiquer la liberté de regimber. Qu’on ergote autant qu’on voudra, quiconque, en ce domaine, inflige à son ou ses partenaires une rupture, une séparation à laquelle il est hostile, opposé, agit en autoritaire quand ce n’est pas en tortionnaire.
Ta liberté, ô Enzo Martucci, tu la conserves en ne passant pas contrat, en ne jurant aucun pacte, en ne faisant aucune prornesse. Voilà ce qui est loyal et droit. Ceux qui pensent comme nous ne te consentent qu’une camaraderie d’idées et tout est fini par là.
Ce contre quoi nous nous élevons avec force, c’est qu’en vue d’un profit momentané, d’un bénéfice passager, on s’adresse à celui ou ceux qui tiennent au durable, au certain, à l’assuré, au permanent, à la constance, etc. — qu’on leur offre amitié ou relations d’un genre ou d’un autre, alors qu’on sait très bien qu’on sera incapable d’être pour eux ce qu’ils souhaitent ou escomptent que vous soyez. C’est de la mauvaise foi pour ne pas dire davantage.
Comme je l’exposais dans notre dernier fascicule, la thèse que nous proposons est que la promesse ne cesse d’avoir effet que lorsque celui ou ceux à qui elle a été faite délient de leur engagement celui ou ceux qui ont promis. D’ailleurs, quand il s’agit de camarades ou d’amis disposés aux concessions mutuelles, se refusant à imposer à leurs partenaires souffrance imméritée ou douleur infondée, la question ne se pose même pas, elle se résout à l’amiable. Reste celui qui rompt la promesse librement consentie ou détruit l’harmonie associative sans se soucier des dégats qu’il cause. Si ses victimes réagissent d’une façon désagréable pour lui, ne veulent pas jouer les masochistes, excipent à leur tour de leur égoïsme, il n’aura qu’a s’en prendre à lui-même.
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