— moins qu’une goutte d’eau dans l’océan du temps —
échapper à la réalité.
à la sinistre, à l’inexorable réalité,
faire la nique à la dureté des temps présents,
en t’éloignant…
oh ! comme je le comprends,
parce que j’éprouve le même ardent désir,
parce que je nourris une semblable aspiration.
Comme toi, je souhaiterais fuir,
fuir, fuir, fuir,
mais avec toi,
là où rien ne nous parviendrait des rumeurs du monde,
ni de ce qui l’agite ou le passionne.
S’enfuir arec toi,
dans une ile, peu importe où, encore inexplorée ;
au fond d’une forêt vierge, impénétrable et encore impénétrée ;
sur le sommet encore inviolé d’un mont ignoré !
Fuir, partir ensemble,
et arrivés là-bas, là-bas,
oublier, ne plus se souvenir, perdre conscience des heures et des jours,
se retremper dans un bain, d’ignorance et d’insouciance :
perte de la mémoire d’hier, insouci de demain,
se laisser vivre ainsi,
déliés de toute attache sociale !
(dans l’assurance, ‘certes, de n’avoir nui
au plus infime de ceux qui comptaient sur nous,
à l’égard desquels nous avions obligation).
Vivre, aspirer a pleins poumons
l’air maritime ou sylvestre ou des altitudes,
dormir sans se préoccuper du réveil-matin,
s’allonger, s’étendre sur le sol, sans penser à rien,
communier
avec la figure changeante des nuages qui moutonnent dans le ciel,
avec le murmure du ruisseau qui fraye sa voie vers le fleuve,
avec le vent dont le souffle fait frissonner les feuilles des peupliers,
avec les rocs des hauteurs,
communier
avec tout ce qui nous entourerait,
les fleurs, les fruits, l’humus, les astres, le sable de la plage, les galets de la grève, l’herbe de la clairière,
tout ce qui se ferait entendre à l’entour de nous,
le vol des oiseaux, le bourdonnement des insectes, les appels, les cris, les chants, les soupirs, les voix multiples
des êtres ou des choses qui existeraient près de nous, animaux, végétaux, minéraux
se fondre dans l’immensité de la nature,
absorbés, étreints, consommés, anéantis, confondus
en elle, par elle.
Et là, en ce là-bas, sentir ton cœur battre tout près du mien,
de mon cœur qui ne vieillit pas ;
puis le terme de l’évasion échu,
recommencer le labeur journalier, reprendre l’œuvre quotidienne,
plus forts, plus robustes, plus déterminés qu’avant la fugue,
plus enlierrés aussi l’un à l’autre,
moins contaminés par l’influence de l’environnement peut-être…
Partir, s’évader, s’échapper, s’enfuir
mais avec toi,
pour quelques jours,
moins qu’une goutte d’eau dans l’océan du temps,
Ô rêve !
dont il dépend de toi
qu’il soit réalité.
(Août 1943)
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