La Presse Anarchiste

Poèmes pour l’amie

S’é­vad­er pour deux jours, trois jours, une quin­zaine peut-être
— moins qu’une goutte d’eau dans l’océan du temps —
échap­per à la réalité.
à la sin­istre, à l’inex­orable réalité,
faire la nique à la dureté des temps présents,
en t’éloignant…
oh ! comme je le comprends,
parce que j’éprou­ve le même ardent désir,
parce que je nour­ris une sem­blable aspiration.
Comme toi, je souhait­erais fuir,
fuir, fuir, fuir,
mais avec toi,
là où rien ne nous parviendrait des rumeurs du monde,
ni de ce qui l’agite ou le passionne.
S’en­fuir arec toi,
dans une ile, peu importe où, encore inexplorée ;
au fond d’une forêt vierge, impéné­tra­ble et encore impénétrée ;
sur le som­met encore invi­o­lé d’un mont ignoré !
Fuir, par­tir ensemble,
et arrivés là-bas, là-bas,
oubli­er, ne plus se sou­venir, per­dre con­science des heures et des jours,
se retrem­per dans un bain, d’ig­no­rance et d’insouciance :
perte de la mémoire d’hi­er, insouci de demain,
se laiss­er vivre ainsi,
déliés de toute attache sociale !
(dans l’as­sur­ance, ‘certes, de n’avoir nui
au plus infime de ceux qui comp­taient sur nous,
à l’é­gard desquels nous avions obligation).
Vivre, aspir­er a pleins poumons
l’air mar­itime ou sylvestre ou des altitudes,
dormir sans se préoc­cu­per du réveil-matin,
s’al­longer, s’é­ten­dre sur le sol, sans penser à rien,
communier
avec la fig­ure changeante des nuages qui mou­ton­nent dans le ciel,
avec le mur­mure du ruis­seau qui fraye sa voie vers le fleuve,
avec le vent dont le souf­fle fait fris­son­ner les feuilles des peupliers,
avec les rocs des hauteurs,
communier
avec tout ce qui nous entourerait,
les fleurs, les fruits, l’hu­mus, les astres, le sable de la plage, les galets de la grève, l’herbe de la clairière,
tout ce qui se ferait enten­dre à l’en­tour de nous,
le vol des oiseaux, le bour­don­nement des insectes, les appels, les cris, les chants, les soupirs, les voix multiples
des êtres ou des choses qui exis­teraient près de nous, ani­maux, végé­taux, minéraux
se fon­dre dans l’im­men­sité de la nature,
absorbés, étreints, con­som­més, anéan­tis, confondus
en elle, par elle.
Et là, en ce là-bas, sen­tir ton cœur bat­tre tout près du mien,
de mon cœur qui ne vieil­lit pas ;
puis le terme de l’é­va­sion échu,
recom­mencer le labeur jour­nalier, repren­dre l’œu­vre quotidienne,
plus forts, plus robustes, plus déter­minés qu’a­vant la fugue,
plus enlier­rés aus­si l’un à l’autre,
moins con­t­a­m­inés par l’in­flu­ence de l’en­vi­ron­nement peut-être…
Par­tir, s’é­vad­er, s’échap­per, s’enfuir
mais avec toi,
pour quelques jours,
moins qu’une goutte d’eau dans l’océan du temps,
Ô rêve !
dont il dépend de toi
qu’il soit réalité.

(Août 1943)
[E. Armand/]


Publié

dans

par

Étiquettes :