La Presse Anarchiste

Renzo Novatore

L’a­n­ar­chisme est l’ef­fort héroïque qu’ac­com­plit l’in­di­vidu pour se libér­er de toutes les entrav­es qui opp­ri­mant son esprit et son corps — pour détru­ire toutes les lois, les reli­gions, les morales — pour réa­gir con­tre la bassesse, con­formiste et servile des foules abouliques et veules — pour vivre inten­sé­ment sa vie par delà le bien et le mal. Dans la spon­tanéité enflam­mée d’un midi trop­i­cal ou d’une Grèce enivrée de Dionysos et d’Aphrodite.

Cet effort-là, seul un petit nom­bre peut l’ac­com­plir, ce petit nom­bre de mau­dits que per­sé­cute et con­damne l’hu­man­ité répug­nante des bre­bis et des berg­ers. C’est pourquoi l’a­n­ar­chisme est un sen­ti­ment aris­to­cra­tique, irra­tional­iste et antihistorique.

Si ce sen­ti­ment, déjà étouf­fé par la com­pres­sion des mil­lé­naires dans la nature de ces quelques-uns — si ce sen­ti­ment se réveil­lait chez un grand nom­bre, il s’en suiv­rait la mort des dieux, la lutte dévo­ra­trice con­tre les forces d’un mys­ti­cisme tyran­nique, l’anomie uni­verselle au sein de laque­lle les indi­vidus, débar­rassés de tout obsta­cle spir­ituel et matériel, dévelop­peraient des rap­ports nou­veaux, de toutes sortes de façons, et selon des besoins, des instincts et des idées se man­i­fes­tant à des instants dif­férents Il n’ex­is­terait plus de loi, de règle, de principe que tous devraient respecter et l’équili­bre résul­terait de la capac­ité de tous les hommes de défendre et de con­serv­er leur lib­erté per­son­nelle. Mais le grand nom­bre est immo­bil­isé sur le triste lit de Pro­custe dans le som­meil stupé­fi­ant de l’esclavage.

Le plus grand nom­bre ne s’éveillera que tar­di­ve­ment ou peut-être ne s’éveillera-t-il jamais. En dépit de tous les efforts de ceux qui agi­tent la torche. Et alors l’a­n­ar­chisme demeure, dans la fuite du temps, comme le poème titanique des « anor­maux » et des « insat­is­faits », comme la lutte dés­espérée des quelques-uns et des hors-série lesquels, à l’ex­is­tence paci­fique et incol­ore du résigné, préfèrent l’ag­i­ta­tion orageuse, le spasme aigu, la bataille insen­sée con­tre la total­ité, l’âcre joie de la con­quête arrachée par l’au­dace — la volup­té divine du carpe diem et le bais­er glacé de la mort. Et, mourants, ils restent plus vivants que jamais. Parce que l’im­mor­tal­ité les accueille en son sein.

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Ces idées-là, Ren­zo Nova­tore et moi-même, nous les soute­nions en 1920, dans la revue l’I­con­o­clas­ta, con­tre les pon­tif­es solen­nels de l’or­dre actuel, chris­tiano-bour­geois, et con­tre les prophètes inspirés de l’or­dre futur présen­té sous l’aspect d’un Léviathan où le trou­peau organ­isé et ses graves san­tons étouf­fent l’in­di­vidu au nom de la col­lec­tiv­ité. Les prophètes rouges et noirs nous abreuvèrent d’in­jures. Les pon­tif­es bour­geois nous « retirèrent » de la cir­cu­la­tion. Je fus envoyé au bagne. Abele Rizzieri Fer­rari, qui sig­nait ses écrits du pseu­do­nyme de Ren­zo Nova­tore fut tué au cours d’une ren­con­tre avec les sbires gou­verne­men­taux. Avec lui dis­parut un artiste génial, un jeune et grand rebelle — un indomp­té ayant fait sienne la devise remis non velis. Superbe, reten­tis­sant, éblouis­sant, telle une cas­cade s’in­cen­di­ant sous le fol embrasse­ment du soleil ; sa poésie — riche d’im­ages et de sen­ti­ments, de couleur. et de pas­sion — expri­mait les besoins de sa nature vol­canique, sa soif de sen­sa­tions vio­lentes, de folies orgiaques, de sub­li­ma­tions spir­ituelles, son appétit de vie et intense. « Je suis un poète étrange et mau­dit — écrivait-il — tout ce qui est anor­mal et per­vers exerce sur moi une fas­ci­na­tion mor­bide. Mon esprit, papil­lon vénéneux aux apparences divines, est attiré par le par­fum crim­inel qu’ex­ha­lent les fleurs du mal… »

Il voulait être « l’aigle de toutes les cimes et le plongeur de tous les abîme ». Comme Niet­zsche, comme Baude­laire, comme D’An­nun­zio, il sen­tait la néces­sité d’ac­cepter toute la vie dans sa riche diver­sité, sans exclu­sion ni lim­i­ta­tion. Il sen­tait que pour vivre véri­ta­ble­ment, il con­vient de vivre par la pen­sée et par les sens — de jouir des plaisirs de l’e­sprit mais aus­si de ceux de la chair — et de jouir de tous au plus haut, degré. Il com­pre­nait que selon que l’in­stant l’y dis­pose, l’homme doit faire de soi un dieu ou une brute, parce que toutes les expéri­ences ont la même valeur, en ce sens qu’elles sont toutes néces­saires pour nous faire éprou­ver les divers­es émo­tions offertes par l’existence.

Irra­tionnal­iste, il suiv­ait son pro­pre instinct, sen­tant bien que celui-ci, comme toute ten­dance naturelle, pousse l’in­di­vidu vers son véri­ta­ble intérêt. Il riait des arides théories que dis­tille la froide rai­son et qui veu­lent mod­i­fi­er, cor­riger, ordon­ner la vie sans autre résul­tat que l’ap­pau­vrir et l’enlaidir.

Ren­zo Nova­tore déclarait haute­ment que c’est seule­ment en se libérant de tous les préjugés, dogmes, règles de toutes sores, que le trou­peau a créées pour détru­ire l’indépen­dance de la pen­sée et de l’ac­tion indi­vidu­elle — que le moi réalise les con­di­tions en lesquelles il s’avère créa­teur superbe, orig­i­nal. La société qual­i­fie de délit la révolte du fort qui ne se résigne pas à subir les entrav­es et les men­songes accep­tés aveuglé­ment par les mass­es. Mais c’est juste­ment ce crime que doit per­pétr­er l’in­di­vid­u­al­iste pour vivre sa vie, immé­di­ate­ment et com­pléte­ment, sur­mon­tant toutes les bar­rières, brisant toutes les chaînes, con­quérant, toutes les joies aux­quelles aspire son cœur.

« Mon âme est un tem­ple sac­rilège où son­nent à toute volée les cloches du pêché et du crime, avec des accents voluptueux et per­vers de révolte et de dés­espoir ». Poussé par la flamme qui enfiévrait son sang, il s’in­surgea héroïque­ment et fut tué près de Gènes, en 1922, à l’âge de 33 ans. Il tom­ba, les yeux emplis de la vision fan­tas­tique de la bac­cha­nte divine aux seins érigés et aux cheveux au vent. Il n’a lais­sé que deux joy­aux poé­tiques : Al di sopra dell’ arco (Au-dessus de l’arc) et Ver­so il nul­lo cre­atore (Vers le rien créa­teur). Ses autres écrits sont per­dus. Per­son­ne ne par­le plus de lui. L’a­n­ar­chisme bien pen­sant a honte du réprouvé. 

[/Enzo Mar­tuc­ci./]