La Presse Anarchiste

Vains propos

XXI

83. — « Politiquer »

Un reproche bien sur­pre­nant, de la part de quelques audi­teurs d’oc­ca­sion : je me dés­in­té­resse des affaires de la cité, dont, pro­vi­soi­re­ment, je suis l’hôte hono­ré… et, par­fois, obsé­dé ! Lais­sez-moi rire : Inanès éco­no­miste ! Pour­quoi donc pas ban­quier ou édile ? Il est vrai qu’on me pas­se­rait, sans doute, mieux cette incon­sé­quence que mon dédain des inté­rêts matériels…

Vous savez com­bien je suis insou­ciant des miens propres : le jeu des échanges et du négoce est, à mes yeux, si pué­ril ; je tiens tout numé­raire pour « mon­naie de singe », pré­ve­nu que, comme dans le conte arabe, il fini­ra par se muer en feuilles sèches de la fameuse lunaire que les enfants sur­nomment « sous-du-Pape »…

Et voi­ci que de soi-disant dis­ciples de Méto­pias [[Stir­ner]] insi­nuent que mon ensei­gne­ment des­ser­vi­rait l’es­sor indi­vi­dua­liste !… Dis­cu­ter ? Je me contente de recou­rir à l’ar­bi­trage de votre très sage Isch­nos [[Mau­rice Magre]] ; n’a-t-il pas écrit :

« Lorsque le labou­reur com­prend la vani­té de Conduire là char­rue, que le vaga­bond refuse l’au­mône, s’es­ti­mant plus riche que son dona­teur, que la parole du prêtre se vide de sens, ses fidèles enten­dant dans leur propre cœur une conso­la­tion plus haute, — à ce moment, l’or­ga­ni­sa­tion sociale s’é­croule d’elle-même ! » [[« Magi­ciens et Illu­mi­nés », édit. Fas­quelle, 1930, p.108.]]

[/(23-IV-39)/]

84. — un autre pré­cur­seur d’inanisme

Mais qui, chez vous, connaît Isch­nos, votre com­pa­triote, cepen­dant ?… Mes pré­sents pro­pos seraient, certes, super­flus si vous aviez prê­té l’o­reille à ceux qu’il tenait publi­que­ment à son retour de la pro­fonde Asie…

Car ce pen­seur intré­pide n’a pas craint de s’en­fon­cer au cœur de nos sévères déserts : après un der­nier cam­pe­ment soli­taire à Gan­gou­tri, après s’être puri­fié à la sep­tuple fon­taine gla­ciale de la Jum­na, il a fait la ver­ti­gi­neuse ascen­sion de Tzi­giad­zi ; n’a­vait-il pas fini par apprendre, inlas­sable enquê­teur, que c’est, à l’a­bri des murailles de ce haut monas­tère, véri­table nid d’aigle — que nul oiseau ne sur­vole — et où rien ne par­vient jamais du vacarme de nos machines, que nous conser­vons le silen­cieux tré­sor de toutes les véri­tés écrites ?

Et c’est là, si près du ciel, son regard sur­plom­bant un inimi­table hori­zon de neiges, pro­pice aux contem­pla­tions infi­nies ; que, mois après mois, il s’est ini­tié à nos véné­rables doctrines.

[/(23-IV-39)./]

85. — s’« inani­ser » par le suicide ?

Une des pre­mières consul­ta­tions que nous deman­da notre visi­teur occi­den­tal fut celle de la mort volon­taire, où le déses­poir pré­ci­pite par­fois les hommes : « Nos vieux Cathares, dit-il. croyaient impru­dent de mettre fin à leurs jours tant qu’ils n’a­vaient pas atteint le calme abso­lu, l’in­dif­fé­rence, com­plète : l’an­goisse qui hante les der­niers moments ris­que­rait de rejaillir dans quelque exisS­tence post­hume [[Op. cit., p.104.]] ». Et, pour­tant, comme on com­prend cette ten­ta­tion d’« en finir » pour qui est las de tour­ner dans le cercle absurde des émo­tions contras­tées ! « Mou­rir jeune, c’est être aimé des Dieux », d’a­près la sagesse antique ; mais qui s’aime bien soi-même ne fait-il pas quelque chose de très habile, lorsque, l’âge du déclin venu, — après une assez longue car­rière épi­cu­rienne, — il élude l’au­to­ma­tique « expia­tion » en s’es­qui­vant par la porte déro­bée d’un brusque tré­pas, sans attendre le lent sup­plice de la vieillesse ? ».

Et je me sou­viens qu’un de nos frères, presque cen­te­naire, répon­dit, en sou­riant, par cette remarque : « Celui qui pos­sède déjà le calme que tu sup­poses, mon Enfant, ne sou­haite pas plus la mort que la sur­vie… Quant aux réin­car­na­tions ou à la per­sis­tance de notre moi dans l’au-delà, ce ne sont guère que des mythes naïfs pour nous rap­pe­ler qu’une ago­nie atroce dure indé­fi­ni­ment, tant pour la chair tor­tu­rée que pour l’âme anxieuse. ».

[/(8‑V-39.)/]

86. — Karma

Il lui fut ensei­gné aus­si com­ment cha­cun est l’ar­ti­san de sa propre des­ti­née, bâtit son enfer ou son para­dis [[Op. cit., p.285.]], sème infor­tune ou féli­ci­té aux sillons de la vie…

…Seule­ment, dans notre bis­sac, il est tant de graines diverses, et cer­taines sont si lentes à ger­mer que nous nous y per­dons. Ne recon­nais­sant plus nes cultures, le moment de la récolte venue, nous consom­mons aus­si bien les herbes véné­neuses, dont nous enten­dions, d’a­bord, faire l’offre per­fide à nos enne­mis, que les bons fruits nourrissants.

[/(9‑V.39.)/]

87. — Le vrai péché initial

Durant d’en­tières semaines de jeûne, il scru­ta le pro­blème des ori­gines : quel vent de folie a donc déta­ché de la Pos­si­bi­li­té infi­nie, en qui tout s’é­qui­libre, la mul­ti­tude des êtres par­ti­cu­liers ? Pour­quoi se sont-ils condam­nés à savou­rer et à subir les inces­santes alter­na­tives de l’a­ven­ture vitale ? Pour­quoi cette course sans but, entraî­née dans les spires effrayantes de la « Kun­da­li­ni », qui crée et détruit du même essor et ense­ve­lit tout plai­sir sous une peine équi­va­lente ? [[Op. cit., pp.100 et 214]].

[/(9‑V-39.)/]

88. — La grande loi

Sans résoudre l’in­so­luble énigme, notre caté­chu­mène s’é­le­vait, cepen­dant, à cette sphère de sagesse où, devant les tra­cés enche­vê­trés des voies du Bien et du Mal, on résigne les notions de jus­tice et d’i­ni­qui­té, et où on n’at­tend plus ni récom­pense, ni châtiment.

Il était, désor­mais, convain­cu que si on osait for­mu­ler une loi suprême, ce serait celle de l’In­dif­fé­rence absolue…

[|.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..|]

Tout cela, Isch­nos n’est ren­tré en Europe que pour vous le révé­ler. Mais, bien que son élo­quence fût autre­ment per­sua­sive que mes pro­pos fami­liers, vous ne l’a­vez même pas écou­té ! [[Op. cit., pp.48, 148 et 216.]]

[/(11-V-39)/]

89. — Aux mânes de Robert Hart­man, pour son « sui­cide cosmique »

Tu fis te rêve fou, — magni­fique et pervers,
D’un engin explo­sif détrui­sant notre monde !…
Or, ma simple pen­sée a la ver­tu profonde
De tout anéan­tir : la vie et l’univers !

(à suivre)

[/​Inanès le Lama
_P.C.C. : Louis Estève/​]

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