La Presse Anarchiste

À travers les réunions

Je ne suis pas prêt à me four­voyer aux cau­se­ries-concerts de l’Idée libre. Je me suis trou­vé, par hasard à celle récente, don­née au « Rocher Suisse » et en toute sin­cé­ri­té je conteste l’u­ti­li­té de sem­blable exhibition.

L’im­pre­sa­rio de l’I­dée libre : André Loru­lot — celui-là même qui saluait la paru­tion de notre jour­nal, la Vie Anar­chiste, de la pré­somp­tueuse épi­thète : mort-né ! — avait déni­ché pour la cir­cons­tance un cer­tain Mon­sieur Vincent Berge. Ce confé­ren­cier d’oc­ca­sion trai­ta un sujet bizarre : la vraie morale. Un tel titre vous a un de ces petits airs tran­chants, dog­ma­tiques qui en toute occa­sion ne me disent rien qui vaille. M. V. Berge n’au­rait pas per­du son temps à faire un peu de psy­cho­lo­gie anar­chique avant de grim­per à Mont­martre. Il aurait ain­si lais­sé sur le seuil du « Rocher suisse » sa manière de pro­fes­seur s’a­dres­sant à des élèves. M. V. Berge connaît les anar­chistes comme M. G. Le Bon les connaît — c’est-à-dire mal, en intel­lec­tuel objec­tif ; autre­ment il n’au­rait pas eu le culot de nous dire :

« Mes­sieurs vous igno­rez sans doute l’im­por­tante ques­tion du mal­thu­sia­nisme et… » On ne peut plus gen­ti­ment, prendre son audi­toire pour une assem­blée d’i­gno­ran­tins. La cau­se­rie se dérou­la sur le déve­lop­pe­ment de la vie et se ter­mi­na par la lec­ture de quelques pages d’un ouvrage du confé­ren­cier, qui pour être édi­té deman­da du cou­rage, de l’in­dé­pen­dance, de l’au­dace et encore de l’au­dace. C’est tout au moins l’a­vis de l’au­teur, lequel pré­tend avoir publié de l’i­né­dit — comme si tout ce qui se publie ou se dit n’é­tait déjà du rabâ­ché, du malaxé, du déjà dit. Aus­si j’ai vu avec plai­sir la sil­houette du modeste M. V. Berge s’é­va­nouir dans la coulisse.

La cou­lisse se rou­vrit et quelques chan­son­niers vinrent nous dire leurs œuvres. De la par­tie concert je ne veux rete­nir qu’une paire de cou­plets choi­sis par­mi quelques chan­sons nou­velles de Ch. Davray ; leur har­mo­nie plaît tou­jours. Je veux oublier une cer­taine chan­son révo­lu­tion­naire qui fut beu­glée par une par­tie de l’as­sis­tance. Gueu­ler à gorge déployée : « Révo­lu­tion, révo­lu­tion, pour que la terre soit un séjour éga­li­taire » dans une réunion orga­ni­sée par des anar­chistes indi­vi­dua­listes me semble de fort mau­vais goût et n’ar­rive qu’à me faire l’ef­fet d’une mau­vaise pitrerie.

Loru­lot abor­da ensuite la tri­bune pour par­ler des débuts de l’A­nar­chie et encore des Cau­se­ries popu­laires. Il éprou­va le besoin de relier cette époque à nos temps pré­sents de bafouillage géné­ral. Et cepen­dant il n’i­gnore pas qu’aux phi­lo­sophes de jadis ont fait place les viveurs d’au­jourd’­hui. La pro­pa­gande n’a pas gagné au change. Je me demande à quel mobile Loru­lot a obéi pour oser affir­mer la néces­si­té qu’il y a à se soli­da­ri­ser avec les anar­chistes qui pré­sen­te­ment ali­mentent la pâtée intel­lec­tuelle des foules. 

Serait-ce de la politique ? 

Je ne sais et je repousse un tel esprit gré­gaire. Pour ma part, sans être ni pour ni contre ceci ou cela — ce qui serait vain — j’en­tends ne me rat­ta­cher à aucune cote­rie, à aucune ten­dance. Je ne suis soli­daire de per­sonne, pas plus de mon cama­rade que d’un inconnu.

L’illé­gal qui se pro­cure par des moyens expé­di­tifs de quoi vivre ne m’in­té­resse spé­ci­fi­que­ment pas plus que l’a­nar­chiste que les néces­si­tés de la vie ont fait épi­cier com­mer­çant. Il ne m’in­té­resse pas moins non plus ! Ce que je recherche ce sont des affi­ni­tés et je prends contact avec elles n’im­porte là où je les trouve.

Et encore ceci, se soli­da­ri­ser avec les illé­gaux ou sup­po­sés tels, crier bien haut qu’ils sont ou non nos amis ne rime à rien — sait-on qui est illé­gal, qui ne l’est point ? Il y a des illé­gaux bluf­feurs, bavards ; il y a des illé­gaux dis­crets. Ces der­niers « n’ins­tallent » pas et quand ils tombent ils ont l’é­lé­gance de tom­ber seuls.

Je ne suis pas cama­rade avec tous les anar­chistes, beau­coup s’en faut. J’en connais pour les­quels — le cas échéant — je ne ferai rien qui ne leur soit utile. Je n’ai pas l’es­prit socié­taire au point de renon­cer à mes dégoûts ou à mes sym­pa­thies. Que cha­cun prenne les charges et les risques de son mode de vie puisque cha­cun en garde les bénéfices.

Si une large part des béné­fices illé­gal­listes allait à la pro­pa­gande, ce serait autre chose mais je ne suis pas assez naïf pour me faire des illu­sions à ce sujet ; s’il en était autre­ment « l’A­nar­chie » ne gîte­rait pas dans les locaux mal­sains et sales qu’elle occu­pait tout récem­ment encore, la Vie Anar­chiste n’ac­cu­se­rait pas un défi­cit aus­si chronique.

Et aus­si bien je n’ai pas besoin que Loru­lot me rap­pelle qu’il y a des copains sous les ver­rous. Je le sais tout aus­si bien que lui. Je sais ce que j’ai à faire. Je n’ai pas besoin de sti­mu­lant et en toute occa­sion le geste du tapeur me paraît dégoû­tant au possible.

Je ne vou­drais pas ter­mi­ner ce compte ren­du sans dire l’é­ton­ne­ment que m’ont pro­cu­ré cer­taines jeunes dames élé­gantes, cer­tains jeunes gens tirés à 4 épingles — des copains paraît-il ? — qui inter­rom­paient de leurs cla­que­ments de mains les tirades de Loru­lot. Je ne pense pas que l’on ne puisse mieux mani­fes­ter un manque d’i­dées qu’en applau­dis­sant ain­si à l’é­non­cé de celles d’autrui.

Mais qui sait ? Je suis peut-être un peu « province ».

[/​É. Quimporte/]

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