La Presse Anarchiste

Seul

Une après-midi qu’il fai­sait un beau temps, je m’en allai par la cam­pagne res­pi­rant l’air à pleins pou­mons, vou­lant évi­ter le contact des foules, car c’est lors­qu’on est seul avec soi-même loin de tout bruit que l’on peut méditer.

Plu­sieurs visions me pas­sèrent par l’esprit.

Je jetai un regard en arrière, bien loin, et du plus loin que je puisse voir, je vis que de tout temps les hommes ne furent que de grands enfants. D’un natu­rel bon, ils firent le mal sans s’en aper­ce­voir. Le pre­mier mal qu’ils firent ce fut à eux-mêmes. Inca­pables de juger les choses d’a­près leur juste valeur, ils se nom­mèrent des média­teurs pour leur apprendre à connaître les objets dont ils étaient entou­rés. Ceux-ci pro­fi­tant du pri­vi­lège qu’on leur accor­dait abu­sèrent ceux qui de leur bouche vou­lurent connaître les véri­tés. Eux-mêmes étant igno­rants des phé­no­mènes natu­rels mais connais­sant leur igno­rance s’im­po­sèrent en maîtres par la ruse et le men­songe. Un fait hypo­thé­tique pour eux était une affir­ma­tion. Affir­mer l’ab­so­lu lorsque tout est rela­tif est une absur­di­té, mais une erreur pro­cla­mée véri­té, à la longue, passe pour une véri­té évi­dente. Et voi­là com­ment dieu fut créé.

Les hommes se recher­chèrent entre eux, for­mèrent des clans, des tri­bus et des nations. Chaque clan, tri­bu ou nation avait ses croyances ; de ces croyances diverses sor­tirent les guerres de reli­gion. Puisque chaque clan, tri­bu ou nation pos­sé­dait son dieu le plus fort l’im­po­sait comme une véri­té aux autres. Il fal­lut se grou­per, c’est-à-dire avoir une force coer­ci­tive pour défendre croyances et biens du clan, de la tri­bu ou de la nation ; l’i­dée de patrie ger­ma, évo­lua et s’imposa.

Les pre­mières armées se com­po­sèrent de gens sans aveu, pillards, assas­sins, en un mot pos­sé­dant tous les vices. Le ser­vice n’é­tant pas obli­ga­toire ils avaient droit à leur part de pillage. Les citoyens ayant à se plaindre de ces hordes, l’on consti­tua des milices qui furent à la solde soit d’une com­mune, d’un sei­gneur ou d’un monarque. Étant d’une puis­sance presque égale, et le monarque à son tour crai­gnant pour sa sou­ve­rai­ne­té de voir des états dans un état, fit une guerre achar­née aux sei­gneurs et aux com­munes pour régner en maître abso­lu dans la nation, les fron­tières arti­fi­cielles firent leur appa­ri­tion. Il se fit des alliés, dis­tri­bua des titres et des hon­neurs qui furent des moyens de cor­rup­tion cela conso­li­da son pouvoir.

Ce fut le règne de l’ab­so­lu­tisme. Ce règne ouvrit aus­si la porte à beau­coup de mécon­tents et d’ar­ri­vistes déçus qui fomen­tèrent l’es­prit du peuple contre le des­pote. Des révo­lu­tions sur­girent qui furent noyées dans le sang, d’autres se renou­ve­lèrent et furent victorieuses.

Le des­pote fut des­ti­tué, un nou­veau sys­tème de gou­ver­ne­ment s’ins­ti­tua qui devait appor­ter paix et pros­pé­ri­té. Mais hélas ! cela ne fut qu’un leurre. Le peuple s’é­tait sacri­fié pour la répu­blique et le suf­frage uni­ver­sel croyant qu’un chan­ge­ment de sys­tème et le droit de choi­sir ses maîtres étaient l’i­déal. Il se trom­pait une fois de plus, il s’a­per­çut bien­tôt que les réformes qu’il qué­man­dait ne pou­vaient lui être accor­dées, car don­ner satis­fac­tion aux demandes sans coup férir c’est amoin­drir l’autorité.

Ne pou­vant obte­nir des satis­fac­tions des légis­la­teurs, les ouvriers réso­lurent de s’as­so­cier, de se grou­per par corps d’é­tat. Ces pre­mières asso­cia­tions furent dénom­mées ami­cales ou com­pa­gnon­nages et plus tard prirent nom de syn­di­cats. Ces syn­di­cats éla­bo­rèrent des sta­tuts et nom­mèrent un conseil d’ad­mi­nis­tra­tion qui avait charge de recher­cher le bien géné­ral. Chaque conseil nomme son secré­taire qui doit être le porte-voix des com­po­sants. Les syn­di­cats de chaque loca­li­té vou­lant aug­men­ter leur force, for­mèrent des bourses du tra­vail qui étaient l’en­semble de tous les syn­di­cats de la région. Ces bourses adhèrent à la fédé­ra­tion et à la confé­dé­ra­tion, pivot de toutes les orga­ni­sa­tions. Chaque syn­di­cat se disant révo­lu­tion­naire doit être affi­lié à la bourse, à la fédé­ra­tion et à la confédération.

Bourses, fédé­ra­tions et confé­dé­ra­tion ouvrirent en grand les portes aux fonc­tion­naires dits syn­di­caux. Les pre­miers fonc­tion­naires syn­di­caux ont pu être sin­cères, ils crurent pou­voir faire le bon­heur du peuple mal­gré lui. Ils furent déçus dans leur attente, aus­si cher­chèrent-ils hors des foules des moyens de per­fec­ti­bi­li­té indi­vi­duelle. Mais les autres se dirent : puisque le peuple ne sait pas prendre son bon­heur, pour­quoi irions-nous nous sacri­fier pour lui ; tra­vaillons pour nous et ensuite nous verrons.

Tra­vailler pour soi c’est beau, mais les moyens employés sont sou­vent mau­vais. Voi­là donc ces fonc­tion­naires aux prises avec les dif­fi­cul­tés. Ayant des idées phi­lo­so­phiques sublimes, ils vou­draient bien les faire péné­trer dans la foule ; mais celle-ci, tou­jours lâche et inepte n’ac­cepte pas ces concepts qui demandent un cer­tain tra­vail intel­lec­tuel pour leur com­pré­hen­sion. Ne pou­vant trans­for­mer le milieu, ils se laissent absor­ber par lui puis­qu’ils ne veulent pas s’en déta­cher. Il est vrai que bien sou­vent la rétri­bu­tion est assez forte et alors ! ce ne sont plus les idées qu’ils veulent défendre mais bien leur salaire. Ils deviennent un obs­tacle dans la marche de l’é­vo­lu­tion, ils s’en­tourent d’une garde pour sa main­te­nir. Toute idée n’é­ma­nant pas d’eux ou qui leur paraît sub­ver­sive est détruite. Ils ne rai­sonnent plus : ce sont des sectaires.

L’é­ti­quette de meneurs ou de ber­gers leur convient mieux que celle d’é­du­ca­teurs. La majo­ri­té impo­se­ra à la mino­ri­té, l’au­to­ri­té exis­te­ra sous une nou­velle forme. La libre entente n’exis­te­ra pas plus pour cela.

Mal­heur à qui­conque ne sera pas embri­ga­dé : il sera hon­ni, fui ou écra­sé syn­di­ca­le­ment. Et alors que res­te­ra-t-il ? Alors seule­ment quelques indi­vi­dua­li­tés s’af­fir­me­ront, c’est-à-dire met­tront tout en œuvre pour désa­gré­ger ce corps malade. Ne vou­lant pas mar­cher à la suite de qui que ce soit, ils cher­che­ront à se connaître, orien­tant leurs pas d’a­près leur propre volon­té en se disant : si le peuple est mal­heu­reux c’est de sa faute, il singe ceux qui l’ex­ploitent, il veut aug­men­ter ses besoins et non les dimi­nuer. En aug­men­tant ses besoins il for­ti­fie ses vices et contri­bue ain­si à main­te­nir sa misère et à entre­te­nir des parasites.

En reve­nant de ma pro­me­nade cham­pêtre, je pen­sais que j’a­vais vécu un moment de bon­heur que la foule ne sau­rait connaître.

[/​Un rêveur/]

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