Six années ont passé depuis la prise des usines par la classe ouvrière d’Italie. Bien des choses ont eu lieu depuis, et il serait peut-être bon aujourd’hui de récapituler les événements de cette époque encore si proche et d’en tirer les conclusions sous l’angle de la situation présente.
La prise des usines — c’était la conséquence d’un développement progressif de l’expérience ouvrière sur le terrain pratique. Mais on n’aurait pas pu, naturellement, comprendre ce développement sans l’ambiance d’une atmosphère chargée d’électricité, sans un schéma de révolution à la base des événements qui allaient se dérouler.
La période d’après-guerre a été, en effet, en Italie, une période chauffée à blanc. La guerre avait éclaté en 1914, quelques semaines seulement après la grande lutte révolutionnaire qui avait mis en danger l’existence de la monarchie italienne et qui est restée connue sous le nom de la Semaine Rouge.
Pour pousser l’Italie à intervenir dans la guerre du côté des Alliés, les thuriféraires de l’interventionnisme n’avaient parlé que de révolution. D’autre part, l’influence de la révolution russe et ses formules libertaires à son début soulevaient au sein des masses des espoirs enthousiastes.
Il faut aussi ajouter que la conduite des socialistes italiens — mais comme toujours, ces formules sont discutables — ne fut pas guerrière, ce qui aida aussi à ce que les masses ouvrières restassent éloignées de l’influence néfaste de l’union sacrée avec la bourgeoisie.
De leur côté, anarchistes et organisations ouvrières influencés par les anarchistes et syndicalistes révolutionnaires de l’Union Syndicale Italienne, étaient sortis de la guerre avec leur prestige moral indemne grâce à leur conduite vis-à-vie de la guerre d’un côté, de la révolution qui semblait avoir un commencement libertaire en Russie, de l’autre.
C’est ainsi que s’était créé en Italie un besoin profond d’une révolution. Tout le monde le reconnaît maintenant ; et tout le monde reconnaît que la révolution était possible et nécessaire, car sans elle la réaction la plus féroce se serait installée. Nous seuls ― les utopistes, l’Union Syndicale Italienne et les Anarchistes, — l’avions vue et prêchée pendant ces années du merveilleux élan révolutionnaire du peuple italien.
[|* * * *|]
C’était en juin et juillet 1919. La lutte contre la vie chère est déclanchée. Les foules font des Bourses du Travail le pivot de leurs batailles. La révolte gagne bientôt toute la péninsule. Les socialistes et la C.G.T. italienne — cette dernière gouvernée par les premiers, de fait et de droit, comme l’attestent leurs conventions réciproques — se mirent en quatre pour entraver le mouvement et l’arrêter… promettant toujours qu’un peu plus tard on aurait été mieux préparé !
En septembre 1920, la grève des métallurgistes suscite le lock-out. Les ouvriers : préviennent la manœuvre patronale
C’est le 31 août que la prise effective des usines commence à Milan avec l’usine Bianchi. Vingt-quatre heures plus tard, l’exemple est suivi par toute l’Italie. Tout le mois de septembre est rempli de cette lutte. Depuis des mois déjà, l’idée de la conquête des usines a été lancée par l’Union Syndicale Italienne et par les anarchistes, surtout avec l’aide de leur quotidien Umanità Nova, qui paraissait à Milan. Il faut dire qu’à ce moment-là les forces anarchistes étaient assez compactes. Les diverses tendances travaillaient, chacune dans son rôle, mais n’étaient pas en guerre entre elles. Umanità Nova, dirigée par Malatesta, était le porte-parole de tous les anarchistes et même des forces libertaires de l’Union Syndicale Italienne.
Il n’y avait pas de liaison officielle ou de concordat entre l’Union Syndicale Italienne, Umanità Nova et l’Union Anarchiste Italienne ; mais une entente cordiale existait entre eux et les efforts de tous, dans la mesure du possible, s’additionnaient. L’Union Syndicale Italienne, par son action révolutionnaire d’avant-garde, avait gagné les sympathies même de certains militants ouvriers anarchistes qui n’étaient pas favorables à l’organisation politique des anarchistes.
S’il n’y avait eu que nos forces mêlées à la masse, d’un côté, et les forces de conservation sociale de l’autre, la lutte aurait certainement eu une solution révolutionnaire. Même si côte à côte avec les conservateurs il n’y avait eu que les réformistes du socialisme, les masses auraient toujours marché jusqu’au bout. Mais il y avait à la tête du parti Socialiste des hommes qui constituèrent bientôt après le « Parti de la Révolution » ! Le quotidien socialiste de Milan, 1’Avanti, était lui aussi dans les mains des socialistes extrémistes, devenus par la suite les communistes. Et cela était du plus grand danger pour la révolution, car ces hommes
Giolitti, lui, avait confiance dans la C.G.T. Il le déclara lui-même dans un discours au Sénat après la défaite ouvrière, ajoutant : « Et j’avais raison, car la C.G.T. a mérité cette confiance » ! »
Certes, Giolitti avait bien raison. Il n’osa pas attaquer les ouvriers, armés dans leurs usines. Il préféra les faire attaquer par les gaz asphyxiants des promesses, des délations, des entraves sournoises des politiciens…
En effet, les 11 et 12 septembre, la C.G.T. réunissait à Milan toutes ses forces et faisait approuver… la renonciation à la lutte. Comme prime — on promettait le contrôle ouvrier dans les usines ! C’était trop, si le prolétariat était vaincu ; trop peu s’il avait — et il l’avait — la possibilité de marcher en avant.
Le contrôle ouvrier se métamorphosa bientôt en matraques et chemises noires…
[|* * * *|]
J’ai dit que les anarchistes étaient, en général, en bons termes entre eux. Il faut toutefois remarquer qu’au point de vue ouvrier, une partie des anarchistes (la plus grande partie) était dans l’Union Syndicale Italienne ; l’autre partie se trouvait dans la C.G.T. réformiste. Ainsi, l’expérience de l’unité de fait des anarchistes organisateurs du mouvement ouvrier, dans les cadres d’un seul organisme national, n’a pas encore eu sa réalisation en Italie. Et je pense que notre force aurait été plus puissante s’il n’y avait pas eu dispersion de nos éléments.
Peut-être aurions-nous pu et dû essayer de créer quelque fait accompli sans nous soucier de l’attitude des politiciens. Mais il est certain que ceux-ci se seraient ajoutés aux réactionnaires contre nous en nous dénonçant comme des agents provocateurs, et les camarades avaient eu raison d’en être préoccupés, non pas pour eux-mêmes, mais pour le succès du mouvement.
Ce fut, du reste, l’attitude de tous les camarades malgré l’existence de divers états d’esprit : ceux qui étaient à l’aise dans cette attitude et ceux qui ne la regardaient pas avec une grande sympathie.
La retraite des usines fut l’arrêt de l’élan révolutionnaire. Mais il faut ajouter que sans la complication de Fiume, la réaction fasciste n’aurait pas eu l’opportunité de croître jusqu’à devenir irrésistible. Ce fut pour avoir carte blanche dans la prise de Fiume (on se rappelle que ce fut en décembre 1920 que D’Annunzio en fut chassé), que Giolitti pactisa avec Mussolini : « tu me laisseras taper sur D’Annunzio », dit Giolitti à Mussolini qui craignait une scission dans l’armée, « et moi je te laisse taper sur tes ennemis socialistes et prolétaires ».
Les résultats ne se firent pas longtemps attendre : l’État avec toutes ses forces : police, magistrature ; armée, etc., plus les bandes en chemises noires, se ruèrent sur le prolétariat en déroute…
Et malgré cette phalange brutale, le prolétariat résista en donnant des milliers de prisonniers, de tués et ― par la suite — d’émigrés durant presque trois années d’enfer et de massacres indescriptibles.
Mais l’essai de conquête des usines reste un point lumineux pour la révolution italienne à venir. Comme en Russie, où l’idée des Soviets, lancée en 1905, fut reprise en 1917, ainsi la révolution italienne a déjà son point de départ bien marqué sur la route de la lutte de classes et de l’expropriation
Par la conquête de l’État ?
Non. Par la destruction de l’État et la conquête et l’organisation directe des moyens de production.
[/Armando