La Presse Anarchiste

Les nouveaux défenseurs du syndicalisme

Il existe, au sein des deux C.G.T., une mino­ri­té qui boude et qui s’é­nerve. Cette mino­ri­té, dres­sée sur­tout contre la C.G.T.U., mais aus­si issue sur­tout de la C.G.T.U., a pour but de recons­ti­tuer la sacro-sainte- uni­té au cœur de la C.G.T., rue Lafayette.

Quelle est donc cette nou­velle mino­ri­té qui, tout en n’é­tant pas syn­di­ca­lo-com­mu­niste n’en est pas moins com­mu­nis­to-syn­di­cale et qui, atta­quant « par prin­cipe » la C.G.T. du Bloc des Gauches, n’en veut pas moins la réintégrer ?

Lisons à ce sujet le mani­feste que cette mino­ri­té her­ma­phro­dite a lan­cé au pro­lé­ta­riat. fran­çais et qui a pour titre « La Renais­sance du Syn­di­ca­lisme » [[ La Révo­lu­tion Pro­lé­ta­rienne, juillet 1926.]]

« L’u­ni­té sera réa­li­sable lorsque les deux C.G.T. se déli­vre­ront, l’une de la dupe­rie de l’in­té­rêt géné­ral, l’autre de la dupe­rie de l’in­té­rêt de par­ti, lors­qu’elles atten­dront d’elles-mêmes, de leur action propre, de leur lutte directe, le suc­cès de leurs revendications.

« L’in­dé­pen­dance syn­di­cale, c’est la C.G.T. maî­tresse d’elle-même, agis­sant en dehors de toute tutelle, de tout mot d’ordre de l’extérieur.

… « La subor­di­na­tion de la C.G.T. soit à l’in­té­rêt géné­ral, soit à un par­ti, consacre le manque de foi dans la capa­ci­té du syndicalisme. »

L’un des buts car­di­naux que cette mino­ri­té se pro­pose de réa­li­ser par l’in­ter­mé­diaire de la « Ligue Syn­di­ca­liste » créée par elle est « de faire pré­do­mi­ner dans les syn­di­cats l’es­prit de classe sur l’es­prit de ten­dance, de secte ou de par­ti, afin de réa­li­ser dès main­te­nant le maxi­mum d’ac­tion com­mune contre le patro­nat et contre l’É­tat » (bour­geois ?).

Quel est donc ce nou­vel orga­nisme bâtard sur­gi au sein du mou­ve­ment fran­çais dont le lan­gage res­semble tant à ce que les syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires n’ont ces­sé de cla­mer ces der­nières années ? Dans quel but s’est-il orga­ni­sé et quelles sont ses « velléités » ?

Disons tout de suite — et il suf­fit de savoir quels sont les pro­mo­teurs de ce mou­ve­ment pour le com­prendre aisé­ment — que cette Ligue Syn­di­ca­liste n’est, sur le ter­rain syn­di­cal, que la même ten­ta­tive d’un coup d’É­tat de palais que les amis de la Ligue Syn­di­ca­liste en oppo­si­tion au Par­ti Com­mu­niste tâchent de faire écla­ter sur le ter­rain poli­tique. Ou plu­tôt, si nous vou­lons réduire la situa­tion à sa plus simple expres­sion, l’op­po­si­tion Trots­kiste au sein du Par­ti Com­mu­niste Russe, deve­nue aujourd’­hui l’op­po­si­tion Trotz­sy-Zino­vieff, et à laquelle a adhé­ré l’ex-oppo­si­tion ouvrière Chliap­ni­koff-Med­ve­deff a, en France, sa contre­par­tie trans­po­sée en l’op­po­si­tion syn­di­ca­lo-com­mu­niste Monatte. Ligue Syn­di­ca­liste à laque adhère l’op­po­si­tion poli­tique dont Sou­va­rine est le pivot.

Mos­cou dirige le mou­ve­ment com­mu­niste offi­ciel de tous les pays. L’op­po­si­tion intes­tine de Mos­cou dirige de la même façon l’op­po­si­tion paral­lèle dans tous les pays.

Deux ten­dances déchirent à l’heure actuelle le bol­che­visme inter­na­tio­nal. L’une veut, à tout prix fomen­ter des coups d’É­tat de par le monde au moyen d’in­trigues, de pro­vo­ca­tions, de révoltes « orga­ni­sées » et condam­nées à une défaite cer­taine, de ce que le mani­feste cité plus haut appelle le « put­schisme »… et sur­tout de l’argent. L’autre veut coûte que coûte s’en­tendre avec la démo­cra­tie et la social-démo­cra­tie et reprendre le che­min du col­la­bo­ra­tio­nisme de classes — miti­gé, il est vrai, par un capi­ta­lisme d’État.

Les deux ten­dances — et cha­cune d’elles s’en rend bien compte à l’é­gard de l’autre ― mènent à la liqui­da­tion défi­ni­tive de la révo­lu­tion. Et à cet effet, il nous revient à la mémoire les lettres de Her­clet (alors à Mos­cou) à ses amis de Paris, datées de jan­vier 1925 et publiées dans la Révo­lu­tion Pro­lé­ta­rienne d’oc­tobre 1925.

Nous. savons de source cer­taine qu’une au moins de ces lettres n’a pas été publiée in exten­so ; qu’il en manque une par­tie très impor­tante jetant un reflet carac­té­ris­tique sur les déve­lop­pe­ments au sein du mou­ve­ment syn­di­cal de France et, sur­tout, de Rus­sie. Les pas­sages sau­tés par la Révo­lu­tion Pro­lé­ta­rienne avaient trait à la pro­po­si­tion faite par Trots­ky, à la veille de son exil au Cau­case, de dis­soudre l’In­ter­na­tio­nale Syn­di­cale Rouge, et de faire adhé­rer la C.G.T. russe à l’In­ter­na­tio­nale d’Am­ster­dam et dont la consé­quence, en France, serait de dis­soudre la C.G.T.U. Cette idée fut, en prin­cipe, accep­tée par le Comi­té Cen­tral du Par­ti qui, néan­moins, ordon­na à Trots­ky de se taire en vue des chances qu’il y avait à ce que le Comi­té anglo-russe qui était à la veille de sa créa­tion trouve une for­mule per­met­tant la fusion des Inter­na­tio­nales syn­di­cales d’Am­ster­dam et de Mos­cou… au pro­fit de cette der­nière. La lettre d’Her­clet conti­nuait à expli­quer que si le Comi­té anglo-russe ne don­nait pas les résul­tats atten­dus, Tom­sky (le Secré­taire géné­ral de la C.G.T. russe) com­men­ce­rait une agi­ta­tion en faveur de l’en­trée de la C.G.T. russe à Amsterdam.

Aujourd’­hui que la désa­gré­ga­tion du régime com­mu­niste devient de plus en plus fla­grante en Rus­sie, le schisme est encore plus pro­fond ; l’ex-oppo­si­tion ouvrière de Chliap­ni­koff-Med­ve­deff, tra­vaillée par la peur de l’an­ti-éta­tisme — car cette oppo­si­tion est et reste mar­xiste — demande aujourd’­hui ni plus ni moins que la liqui­da­tion et de l’in­ter­na­tio­nale Rouge et de l’In­ter­na­tio­nale Com­mu­niste… et l’en­tente avec les men­ché­vistes ! Il n’y a aucun doute que Zino­vieff, aujourd’­hui en dis­grâce totale et éloi­gné de son Inter­na­tio­nale Com­mu­niste, ne veuille lui aus­si la liqui­da­tion des deux Inter­na­tio­nales de Mos­cou et la réin­té­gra­tion dans l’or­bite évo­lu­tion­niste du mar­xisme menchéviste.

Cette lutte autour du trône du Krem­lin n’est, après tout, qu’une ten­ta­tive de révo­lu­tion de palais. Que ce soit Sta­line-Rykoff, ou Zino­vieff-Kame­neff-Trots­ky), les choses, ne chan­ge­ront pas en Rus­sie à cause de cela. Les pre­miers arrê­te­ront les der­niers ou vice-ver­sa. Ce qu’il faut à tous, c’est liqui­der la révo­lu­tion.

L’é­cho de ces luttes se fait sen­tir en France dans l’at­ti­tude inco­hé­rente des com­mu­nistes offi­ciels du Par­ti, fran­çais. Ne sachant, pas si c’est Zino­vieff ou Trots­ky ou Sta­line qui pren­dra le des­sus, les Sémard tâchent de nager avec pré­cau­tion afin de ne pas se trou­ver à la dérive au moment cri­tique. Les com­mu­nistes non offi­ciels, l’op­po­si­tion « ouvrière » des trots­kistes fran­çais, tout aus­si inté­res­sés à la liqui­da­tion de l’es­prit révo­lu­tion­naire en France que leurs amis du Par­ti, pré­parent déjà le ter­rain de cette liqui­da­tion sous le masque trom­peur, mais encore, hélas, attrayant, de l’u­ni­té syn­di­cale ― uni­té ‘endor­meuse et contre-révolutionnaire.

La Ligue Syn­di­ca­liste — c’est le dogme de l’u­ni­té syn­di­cale à tout prix, parce que le syn­di­ca­lisme com­mu­niste a fait hon­teu­se­ment faillite et que le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire se refuse à s’as­seoir côté de cette mas­ca­rade pseu­do-syn­di­ca­liste ; mais elle n’at­tend que l’heure pro­pice pour se déma­quiller et s’ex­hi­ber sous ses vraies cou­leurs… tou­jours du com­mu­nisme dic­ta­to­rial et de parti.

Que la plu­part des ins­pi­ra­teurs de la Ligue Syn­di­ca­liste, exclus du Par­ti Com­mu­niste, res­tent néan­moins des com­mu­nistes auto­ri­taires sans cartes ne prouve qu’une chose : que cette Ligue n’est qu’un enfant bâtard du Par­ti Com­mu­niste, tout comme les dif­fé­rentes oppo­si­tions ― ouvrière, Trots­kiste, Zino­vié­viste, etc., — ne sont que des enfants natu­rels de ce même Par­ti Com­mu­niste. Tous les che­mins mènent à Rome. Toutes les dévia­tions com­mu­nistes mènent au Kremlin.

Mais la Ligue Syn­di­ca­liste a encore un autre but : c’est celui de vou­loir bri­ser le mou­ve­ment syn­di­ca­liste auto­nome en s’ap­pro­priant toute la phra­séo­lo­gie de celui-ci. La Ligue, dans son lan­gage, se rap­proche tel­le­ment de l’i­déo­lo­gie du vrai syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire qu’on s’y trom­pe­rait faci­le­ment. Mais il est clair que cette phra­séo­lo­gie anti­po­li­ti­cienne n’est qu’un piège, et dans ce piège com­mencent déjà à tom­ber les pre­mières vic­times. Ne voyons-nous pas, dans la Révo­lu­tion Pro­lé­ta­rienne de sep­tembre 1926, la Ligue Syn­di­ca­liste anti-étatiste (

Quand Her­clet écri­vait des espoirs que l’on met­tait dans le Comi­té-anglo-russe, l’i­dée de l’u­ni­té au sein de la mai­son des réfor­mistes gou­ver­ne­men­taux n’é­tait qu’en ébauche. Main­te­nant que le Comi­té anglo-russe n’est plus qu’une farce ridi­cule, qu’il est à la veille d’être poi­gnar­dé par les russes eux-mêmes, qui en furent les créa­teurs, la néces­si­té de l’u­ni­té avec les enne­mis de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne devient de plus en plus urgente, afin de ne pas som­brer complètement.

De ces enne­mis d’hier et d’au­jourd’­hui — c’est-à-dire du réfor­misme syn­di­cal et de la social-démo­cra­tie bour­geoi­so­phile — se rap­prochent de plus en plus les com­mu­nistes auto­ri­taires de tout aca­bit, offi­ciels et non-offi­ciels, exclus et sor­tis, trots­kistes et Ligues Syn­di­ca­listes. Ce seront les alliés de demain. Les alliés contre la révo­lu­tion, contre le prolétariat.

Les deux mar­xismes, oppor­tu­niste et révo­lu­tion­naire, unis au sein de la deuxième Inter­na­tio­nale de col­la­bo­ra­tion bour­geoise ; les syn­di­ca­lismes réfor­miste et dic­ta­to­rial unis au sein d’une seule Inter­na­tio­nale de col­la­bo­ra­tion de classes ― tel est l’a­ve­nir que pré­parent les pseu­do-oppo­si­tions issues du bol­che­visme : l’op­po­si­tion « ouvrière » et trots­kiste en Rus­sie, les groupes Sou­va­rine-Monatte-Ligue Syn­di­ca­liste en France.

Gar­dons-nous-de tom­ber dans les filets qui nous sont si adroi­te­ment — et si jésui­ti­que­ment ― ten­dus. Notre route n’est ni celle du réfor­misme endor­meur ni celle de l’au­to­ri­ta­risme de par­ti sur les masses tra­vailleuses. Nous avons notre propre route du fédé­ra­lisme anti-éta­tiste et recons­truc­teur. Délais­ser cette route, se détour­ner d’elle, la déni­grer — c’est tra­hir la classe ouvrière.

L’u­ni­té syn­di­cale doit se faire sur la base du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire anti-éta­tiste, fédé­ra­liste et de lutte de classes. La recher­cher avec les col­la­bo­ra­tion­nistes de classes, avec les bâtis­seurs futurs d’un État cen­tra­liste, fût-il bap­ti­sé pro­lé­ta­rien, — c’est faire fausse route.

Lais­sons les Ligues Syn­di­ca­listes et autres inven­tions com­mu­nistes à leurs petits jeux de poli­ti­ciens. Construi­sons notre propre maison.

[/​A. Scha­pi­ro/​]

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