La Presse Anarchiste

Lettre ouverte au camarade Le Pen

Ayant assis­té à l’As­sem­blée géné­rale du S.U.B., à Paris, le 16 sep­tembre 1926, j’ai écou­té reli­gieu­se­ment ton expo­sé, avec beau­coup de dou­leur, ain­si que de nom­breux cama­rades. Ton plai­doyer a été très méchant envers les amis de la C.E. fédé­rale et très allé­chant pour les gens que tu appe­lais à, Dijon « avoir dîné chez le Mar­quis de Polignac ».

Toute ton amer­tume va à ceux qui res­tent eux mêmes, C’est-à-dire aux syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires en dehors des deux C.G.T. qui subissent les influences extérieures.

Notre ami Cou­ture, en quelques mots, t’a répon­du en te disant que « c’est en 1921 qu’il fal­lait par­ler ainsi ».

Notre ami Bou­doux, en quelques phrases, a démo­li ton article paru sur « Le Semeur », sur l’op­por­tu­ni­té d’une troi­sième C.G.T.

À quoi pen­sais-tu à la tri­bune quand tu bran­dis­sais le spectre de l’a­nar­chie, après avoir été si content de trou­ver l’hos­pi­ta­li­té dans les colonnes de ce jour­nal anarchiste ?

Pour­quoi te reven­diques-tu de Pel­lou­tier, Prou­dhon, etc… ? Mieux que qui­conque, tu sais que les anar­chistes apportent leur dévoue­ment sans jamais recher­cher une récom­pense. Ils sont au syn­di­ca­lisme ce que ne sont pas les poli­ti­ciens : des vic­times de toutes les heures pour défendre le patri­moine de leur idéal, fait de bon­té et de jus­tice, n’at­ten­dant rien que des coups des imbé­ciles qui ont encore un ban­deau de pré­ju­gés devant les yeux.

Il faut les plaindre, ces imbéciles !

Tu accuses la faillite d’un cœur léger. Attends-tu notre suc­ces­sion ? La chose te sera facile, tout le Bureau fédé­ral sera démis­sion­naire au Congrès extra­or­di­naire. Si tu as l’i­dée, comme en 1923, de remettre ça, cela te sera bien facile ; nous, nous pré­fé­rons le chan­tier au Bureau ; cela ne nous empê­che­ra pas de conti­nuer la lutte que nous pour­sui­vons depuis vingt ans.

Tu m’as repro­ché mon audace de secré­taire fédé­ral. Le 1er mars, tu as été bien content de celle-ci pour nous repré­sen­ter à la tri­bune. Mais la vie n’est-elle, pas faite toute d’au­dace ? Est-ce que nos pré­cur­seurs n’ont pas sacri­fié leur per­son­na­li­té à la dure bataille des idées ?

N’as-tu pas pré­si­dé les confé­rences de l’U.F.S.A., à Saint-Ouen, que tu com­bats aujourd’­hui parce qu’elle n’a pas réussi ?

C’est ton droit d’être fati­gué, écœu­ré, mais là où tu te trompes, c’est d’in­fluen­cer les cama­rades pour les faire ren­trer à un orga­nisme que tu as condam­né d’une façon impi­toyable, toi plus que tout autre. Chas­ser les mau­vais ber­gers du temple ? Tu oublies que ce sont les apôtres qui sont chas­sés par les admi­nis­tra­teurs. Regarde autour de toi tous ceux qui sont res­tés, et ceux qui y sont retour­nés, qu’ont-ils fait ? Rien.

Tu as eu la belle aubaine de décor­ti­quer une par­tie de la phrase du délé­gué de l’A.I.T. pour essayer par sen­ti­men­ta­lisme de trom­per tes audi­teurs. Tu n’as pas réus­si, tant mieux ; la véri­té a encore une fois triom­phé de l’er­reur. Quand on cri­tique quelque chose, on apporte quelque chose. Soyons nets, voi­ci ce qu’a dit le délé­gué de l’A.I.T. au Comi­té National :

« Au-point de vue de l’u­ni­té, j’ai remar­qué que les réponses deviennent de plus en plus homo­gènes ; on répond que l’U­ni­té n’est pas pos­sible. J’au­rais vou­lu qu’on dise non seule­ment que l’U­ni­té n’est pas pos­sible, mais qu’aujourd’­hui elle n’est pas dési­rable ; c’est quelque chose de ris­qué, mais en ce moment nous sommes en période de déve­lop­pe­ment révo­lu­tion­naire ; cette uni­té fic­tive, qui a pu sem­bler si attrayante, devient dan­ge­reuse au moment d’une période révo­lu­tion­naire. Ce qu’il faut, c’est la « dif­fé­ren­cia­tion » au sein du mou­ve­ment ouvrier ; l’u­ni­té se fera le jour de la révo­lu­tion, dans les rues, pour balayer le vieux régime. Mais le len­de­main de la révo­lu­tion des rues, nous ne serons plus uni­taires parce que nous aurons nos méthodes, nos prin­cipes, notre tac­tique, et dès aujourd’­hui nous devons dire que l’u­ni­té, comme on la com­prend aujourd’­hui, est une chose dan­ge­reuse en période révolutionnaire. »

Tu vois d’i­ci la nuance entre ton appré­cia­tion et celle qu’il lui a donnée.

Tu as joué avec le feu et tu as brû­lé tes ailes ; ton vol pla­né au-des­sus de la C.G.T., si inno­cente d’a­près toi, pleine de ver­tus, d’hon­nê­te­té, cette suc­cur­sale de la rue de Gre­nelle à la Socié­té des Nations, sans en oublier l’en­tre­vue Poin­ca­ré-Jou­haux. Tu as beau t’en faire le com­mis-voya­geur, la clien­tèle est bien minime.

Com­ment oublies-tu les ‑échecs. des grèves du 19 juillet 1919, mai 1920 ; les exclu­sions pour le délit de ten­dances, etc ?…

Toi, le polé­miste déchaî­né contre eux, aller faire amende hono­rable à ces gens-là, nous ne pou­vons pas le croire !…

On nous offre une expé­rience pour sau­ver le véri­table syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire ; nous n’a­vons pas le droit de nous déju­ger, mal­gré que nous sachions qu’a la C.G.T. il y a des tra­vailleurs qui ne pensent pas comme les chefs.

La pau­vre­té n’est pas un crime, Le Pen, et il vaut mieux, lors­qu’on croit avoir rai­son, conti­nuer plu­tôt que d’a­ban­don­ner. Plan­ter son dra­peau de révolte au milieu des misé­reux est plus hono­rable que d’al­ler le plan­ter dans le fumier, au milieu de la Socié­té des Nations.

Je me résume, car j’au­rais beau­coup à dire sur tes contra­dic­tions de ces quelques années.

Sans ran­cune, cher ami.

[/​L. Bois­son./​]

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