La Presse Anarchiste

Ben Barka : philosophie de l’événement.

Ché­tifs, nous ne pou­vons, en effet, que phi­lo­so­pher sur l’é­vé­ne­ment. Ne cher­chez donc pas ici de lueurs par­ti­cu­lières ou de révé­la­tions sus­cep­tibles de vous orien­ter sur une piste, plus véri­table que toute autre.

Hum­ble­ment, nous ne pou­vons ten­ter de démê­ler qu’à tra­vers la lit­té­ra­ture des autres.

Devien­dra-t-il de mode, depuis qu’Em­ma­nuel d’As­tier a par­lé de l’« Affaire », de pro­cé­der par ana­lo­gie avec l’autre, la pre­mière, celle de Drey­fus, où déjà un appa­reil de police et de ren­sei­gne­ments était en cause et fâcheu­se­ment, au point d’é­bran­ler les fon­de­ments de l’É­tat, ain­si qu’il se voit présentement.

En tout cas si l’on accepte un ins­tant ce thème de réfé­rence, il y a lieu de se deman­der si le juge Zol­lin­ger sera un autre Bertulus.

Ce Ber­tu­lus était un petit juge d’ins­truc­tion du temps, qui, com­mis pour des à‑côtés de l’Af­faire, eut un jour à sa mer­ci le fameux colo­nel Hen­ry, l’homme de la for­ge­rie bien connue, venu chez lui en témoin, et il résul­ta de l’en­tre­vue un nou­veau branle de la cam­pagne en faveur de Dreyfus.

Jouant sa car­rière sur cette carte, Ber­tu­lus, bien qu’au prix de quelques mécomptes au départ, trou­va quand même au bout de l’a­ven­ture le fau­teuil espé­ré à la Cour de Cassation.

La ques­tion est donc posée : le juge Zol­lin­ger a‑t-il pris la bonne voie pour atteindre à la pourpre suprême ? 

Tous nos maux viennent d’â­ne­rie, dit Mon­taigne, et quelque noir­ceur qu’on veuille prê­ter aux princes qui nous gou­vernent, on a peine à croire qu’il en fut un, même aux plus sombres alvéoles de l’É­tat, pour conce­voir et mettre en oeuvre une affaire aus­si stu­pide que l’en­lè­ve­ment de Ben Barka. 

En vain déjà, au temps de la pre­mière Affaire, on avait cher­ché le chef d’or­chestre, mys­té­rieux et unique, dont s’é­tait avi­sé le vieux Wil­helm Lieb­ck­necht, bur­grave assez bor­né de la social-démo­cra­tie alle­mande mais auquel on par­don­ne­ra beau­coup en rai­son de son fils Karl. 

Il y avait, en effet beau­coup de com­me­dia del arte dans la grande Affaire, en dépit des « ratio­na­listes » des deux bords, por­tés tou­jours aux logiques rigou­reuses et aux har­mo­nies pré­éta­blies. Cha­cun des cou­pables inven­tait au jour le jour, pour jus­ti­fier une pre­mière thèse, fon­dée davan­tage sur la stu­pi­di­té que sur la canaillerie. 

En véri­té, là où l’a­na­lo­gie ne s’im­pose plus, c’est que dans la nou­velle Affaire, il n’est pas d’in­no­cent char­gé de fausses accu­sa­tions, mais une vic­time, Ben Bar­ka, dont il appa­raît bien qu’elle l’est pour toujours. 

Pour le reste, Este­rha­zy, Hen­ry, Paty du Clam se retrouvent, mul­ti­pliés même à de nom­breux exem­plaires, et les cavernes à explo­rer dix fois plus nom­breuses qu’au temps où la seule Sec­tion de Sta­tis­tique tenait bureau de morts subites et de machinations. 

Avec en plus des pro­lon­ge­ments sur la faune cri­mi­nelle spé­cia­li­sée, le « milieu », qui furent peut-être de toutes les époques, mais avec plus de dis­cré­tion et sur une moindre échelle. 

Au défaut du chef d’or­chestre, dont on vou­drait croire qu’il n’existe nulle part, pour le meilleur renom d’in­tel­li­gence de nos hommes d’É­tat, la liste s’al­longe des gens qui eurent à connaître de l’en­lè­ve­ment, soit avant qu’il fût consom­mé, soit dans les proches jours qui sui­virent, et qui paraissent bien n’en n’a­voir pas réfé­ré là où ils auraient dû. 

L’en­che­vê­tre­ment est déjà grand et va aller s’ac­crois­sant. Les res­pon­sa­bi­li­tés ont déjà grim­pé de la petite racaille des « agents » jus­qu’aux étages médians de l’É­tat dupes de ser­vices, qui les abreu­vaient de « faux », à et il est à craindre qu’elles ne gagnent le faîte.

Ain­si dans l’autre Affaire, Cavai­gnac et même de Bois­deffre, le chef d’é­tat-major, pas très futés, mais d’a­bord dupes de ser­vices, qui les abreu­vaient de « faux », aux dires d’ex­pert, furent-ils empor­tés par la tempête. 

D’ailleurs l’a­na­lo­gie drey­fu­sienne s’est pré­ci­sée davan­tage depuis lun­di soir. Le sui­cide de Figon sou­tien­dra au gré la com­pa­rai­son avec celui du colo­nel Hen­ry qui se tran­cha la gorge au Mont-Valé­rien, ou avec celui de Lemer­cier-Picard, faus­saire subal­terne trou­vé accro­ché à une espagnolette. 

Il semble que mal­gré la dif­fu­sion à haute dose des « sciences poli­tiques » notre per­son­nel gou­ver­ne­men­tal soit encore infé­rieur à ce qu’il fut autre­fois. Certes, aux heures de loi­sir, Wal­deck-Rous­seau ou Briand lisaient des romans poli­ciers, Gabo­riau ou Gas­ton Leroux, mais ne s’en ins­pi­raient pas. Tan­dis qu’a­vec ceux qui se repaissent de Jean Bruce ou de Ian Fle­ming, on n’est sûr de rien ! 

Au point que dans les jours qui viennent l’af­faire Ben Bar­ka va leur appa­raître comme beau­coup plus qu’une faute — le mot de Bou­lay de la Meurthe, prê­té si sou­vent à Tal­ley­rand ou à Fou­ché est, en effet, insuf­fi­sant — mais comme une catastrophe.

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