L’autre soir à Montparnasse, deux dames, qui entre deux passes s’accordaient quelques minutes de repos, devisaient sur leur trottoir, non loin d’hôtels spécialisés dans les brèves rencontres. Plus très jeunes, sans doute avaient-elles une certaine expérience de la vie, mais il ne faut jamais cesser de s’instruire, de s’amender, de profiter (et de faire profiter ses amis) des enseignements de l’existence — et, au moment où je les croisais, l’une disait à l’autre :
Crois-moi, on a tort de se montrer familier avec les gens.
La réflexion, étant donné la personnalité de qui la formulait, me parut de si haute qualité que je l’inscrivis en rentrant chez moi sur un carnet tout neuf dont je ne savais que faire et que j’avais acheté le matin pour le beau rouge de la couverture. Après quoi je m’avisai qu’il restait une large place sous les cinq ou six lignes que je venais d’écrire et, pour combler le vide, je notai le plaisir que j’avais éprouvé, peu de jours auparavant, à revoir Philippe Clay sur la scène de Bobino. Ce deuxième geste en entraînant un troisième, je tournai la page pour y rapporter les propos d’un jeune peintre rencontré la veille… Bref, le mal était fait. Sans aller jusqu’à rédiger, après tant de grands, et de petits, mon journal ou mon bloc-notes, me voilà tout de même consignant sur un carnet, de modestes dimensions heureusement, ce que je vois, je lis et j’entends : dans la rue, dans les librairies, dans les galeries, au cinéma, au théâtre, à la radio, à la télé. Simple témoignage, je l’ajoute pour ma défense, de flâneur et d’amateur. Pas question d’établir des échelles de valeur, de parler inévitablement de ce qui agite le Tout-Paris. Je n’ai l’esprit ni critique, ni mondain ; pas davantage de prétention philosophique. Le lecteur, si j’en ai, s’en apercevra rapidement. Mon ambition serait de donner de mes sorties dans Paris un compte rendu dont la sincérité ferait le prix. On verra bien.
Connaissez-vous Philippe ?
Parmi les « nouveautés » qui fleurissent actuellement aux devantures des librairies, un petit livre à couverture violette, Inventaire[[ Inventaire de Philippe, préface de Ionesco, Denoël éditeur]] de Philippe, préface de Ionesco, me paraît plus intéressant, par sa densité et ce qu’il annonce, que nombre d’ouvrages plus impressionnants par le poids de papier et le volume. C’est un livre de dessins — non pas de dessins à légende, comme il en est de bons, d’ailleurs, que l’on feuillette avec un rapide sourire — mais un livre de dessins à regarder, à lire dans l’ordre des pages, et qui nous plonge peu à peu dans un monde à part, un monde poétique, un monde absurde et vrai, le monde vivant et menaçant des objets.
Pas de texte. Le dessin, ici, est une histoire. Il a, en lui-même, moins d’importance que ce qu’il exprime. Le tuyau d’un poêle retourne dans le poêle qui s’auto-asphyxie. Des ciseaux ont leurs branches nouées. Le lit conjugal, à deux versants, est inutilisable. La brosse à dents est plantée de molaires. Le canon d’un revolver est tourné vers le tireur. Dans son excellente préface, Ionesco remarque :
« Parfois, rarement, les objets de Philippe ne sont rien que loufoques, blagueurs (chasse d’eau-télévision, chaise percée à cœur ouvert, etc.) ; l’auteur a dû les concevoir dans ses moments uniques de sérénité. Le reste du temps, le reste des choses, le reste du monde, c’est la menace, c’est, plutôt, nous-mêmes qui sommes le danger pour nous-mêmes. Et cela est vrai, révélateur. C’est bien la psychologie de l’homme actuel qui se concrétise et se reflète, — ou qui se projette, qui donne forme aux objets insolites, graves, prophétiques de Philippe. »
Philippe entend-il nous confronter seulement avec les objets, ces objets dont il dénonce la malveillance et l’hostilité ?
– « Évidemment non, me dit-il. De l’objet, je voudrais passer à l’homme, montrer directement que chacun d’entre nous est son propre ennemi. Mais c’est une opération bien délicate que de faire rire son prochain en appuyant du doigt sur les plaies qu’on lui voit. »
Il est jeune, avec des yeux tendres et gais et une bouche aux dents acérées. Il y a deux ans, il a quitté la sécurité dans le dessin de publicité pour l’aventure dans l’humour. « Je me suis aperçu, avoue-t-il, que je ne pouvais pas faire autre chose. »
L’humour véritable fait peur aux quotidiens français qui, à deux ou trois exceptions près redoutent par-dessus tout les talents dont l’originalité risque, estiment-ils, de rebuter la clientèle. Pas étonnant, donc, qu’on y attende, pour faire signe à un dessinateur tel que Philippe, que la preuve soit faite de son audience auprès du public ; ce qui, du reste, ne saurait manquer d’arriver bientôt, ne fût-ce que par l’intermédiaire des journaux allemands et anglais qui, eux, ouvrent de plus en plus largement leurs colonnes à l’auteur d’Inventaire.
À l’Intrus, Philippe est évidemment chez lui. (Voir dessin inédit ci-contre.)
La belle époque de Saint-Germain-des-Près
La quarantaine venue, et au-delà, on aime à se rappeler ses vingt ans. Toute une littérature est ainsi née des souvenirs de jeunesse d’André Salmon, de Pierre Mac Orlan, de Roland Dorgelès, de Francis Carco, d’André Warnod, etc… Montmartre et Montparnasse, du début du siècle à la première après-guerre, y revivent avec, peints le plus souvent aux couleurs de l’amitié, les nombreux personnages ensuite célèbres qui entrèrent en poésie, en littérature ou en peinture dans ces hauts lieux : Picasso, Max Jacob, Apollinaire, Utrillo, Modigliani, tant d’autres. Certains de ces ouvrages sont remarquables de verve, de sensibilité, d’émotion (je pense aux Souvenirs sans fin d’André Salmon).
Nul doute que L’Age d’or de Saint-Germain-des-Prés[[ L’Age d’or de Saint-Germain-des-Prés, par Guillaume Hanoteau, Denoël éditeur.]], de Guillaume Hanoteau, n’ouvre la série des mémoires et chroniques à naître des souvenirs de ceux qui, ayant vécu les grandes heures du quartier, se penchent maintenant sur leur passé. Le livre de Guillaume Hanoteau est excellent, dans le genre brillant Paris-Match, mais sans doute l’auteur conviendrait-il avec moi qu’une histoire de l’époque reste à écrire, vue et vécue de l’intérieur, non journalistiquement racontée. Cela dit, le récit de G. Hanoteau, outre le brio, a le mérite d’une documentation exacte certainement dans l’ensemble.
Dans le détail, il se trouve que j’ai pu relever ce qui est moins une erreur, peut-être, qu’une omission. Avec Mireille, le fondateur de la première Rose rouge, celle de la rue de la Harpe, est André Virel, alors bien connu à Saint-Germain-des-Prés. Quand on lui a vu se donner tant de mal pour nettoyer et peindre la salle en compagnie de Feral Benga, on regrette que justice ne lui soit pas rendue en cette affaire ! (Jean Rougeul arriva peu après et fut directeur artistique.)
André Virel ou : du terrorisme à la philosophie
C’est en 1946, par Jacques Prévert (avec qui il venait de publier un recueil de poèmes : Le Cheval de Trois, le troisième étant André Verdet) que j’ai fait la connaissance d’André Virel. Possédé de peinture, il occupait rue de Lille un atelier agréable mais de dimensions si réduites qu’il fallait, pour regarder avec un recul normal les toiles accrochées aux murs, ouvrir la porte d’entrée et s’en aller sur le palier. Alors âgé de 26 ans, et paraissant encore moins que son âge, ce garçon au regard aigu, au visage mince et pâle, aux façons vif-argent et au rire adolescent, avait un étonnant passé. En octobre 1940, jeune étudiant à Grenoble, il avait déjà été arrêté par les autorités de Vichy pour une manifestation qui, entre autres conséquences, lui valut d’être chassé de la Faculté. Abandonnant la spéculation pour l’action, il fut, pendant quatre ans, un hors-la-loi plein de feu. Avec Yves Farge il travailla pour le Vercors. Le 18 avril 1943, accompagné de trois faux Allemands en uniforme, il enleva deux résistants détenus par la Gestapo à l’hôpital de Grenoble. En décembre 1943, la Gestapo l’arrêta à Paris, mais en janvier 1944, il s’évadait du wagon qui le déportait de Compiègne à Buchenwal.
Quand, le 4 septembre 1944, les comités savoyards de Libération firent de lui un préfet régional de 24 ans et qu’il s’entendit nommer Président d’Honneur, à Vizille, de l’Assemblée générale des Comités départementaux de Libération, Virel réalisa qu’une légende se créait autour de son nom et que sonnait l’heure des avantages et des profits ; aussitôt il s’enfuit et courut se réfugier à Saint-Germain-des-Prés, où les honneurs ne le guetteraient pas au coin de la rue.
Il publia un roman Le baron Jules, des poèmes, exposa des tableaux et des pierres peintes, fut journaliste, écrivit des textes d’émission pour la radio, voyagea, tout en participant de près à la vie de son quartier (ne fut-il pas envoyé spécial de l’Intransigeant à Saint-Germain-des-Prés ?). Cependant, de plus en plus préoccupé de problèmes psychologiques et pratiquant depuis 1945 la méthode psychothérapique du Rêve Éveillé, désireux de donner une démarche rationnelle à ses expériences, il passa en Sorbonne une licence de psychologie, prit ses diplômes d’anthropologie et de neuro-physiologie. Depuis 1963, il est assistant de psychophysiologie à la Faculté des Sciences de Paris. Il est aussi membre du Conseil d’Administration de la Société de Recherches psychothérapiques de langue française.
Histoire de notre image
Aujourd’hui André Virel publie Histoire de notre image[[ Histoire de notre image, par André Virel. Dessins à la plume par Jean Perraud. Éditions du Mont-Blanc (Genève)]], ouvrage surprenant où à chaque page sont remises en question des idées habituellement reçues, où la rigueur de l’analyse et la richesse de l’érudition éclatent en visions poétiques, exposé scientifique et pourtant merveilleux de l’aventure humaine, de l’ère préhistorique à l’ère des cosmonautes.
Sur quel rayon de la bibliothèque ranger cet ouvrage ?
Essai sur la façon dont se forme cette image que chacun de nous possède de son propre corps, recherches sur les mécanismes psychosociologiques qui ont conduit l’homme à la création artistique, symbologie abordée pour la première fois dans une perspective historique, nouvelle interprétation des Mythes et de l’Histoire, clé de nos rêves et de notre propre histoire, le livre dépasse le cadre des spécialités et échappe aux classifications précises : entre autres mérites son originalité est extrême. Sa lecture quoique moins aisée certes que celle d’un roman de la Série noire, devrait néanmoins paraître passionnante à quiconque, sans s’enorgueillir d’une tête pensante, ne répugne quand même pas à un certain effort… Et puis, si le livre incite à la réflexion, aussi bien nous fait-il rêver, nous engageant dans le plus extraordinaire des voyages à travers l’espace et le temps, pour nous mener à une découverte essentielle : celle de nous-mêmes.
En 1951, alors que se tenait le deuxième « Congrès pour l’Étude scientifique du Symbolisme », Roger Frétiny avait déjà fait état auprès des participants des travaux d’André Virel, insistant sur l’intérêt de leur publication — et il est vrai qu’à cette date Virel avait déjà écrit, d’un trait, Histoire de notre image. Depuis, c’est-à-dire pendant 15 ans, malgré ses préoccupations universitaires et les expériences diverses où le jeta sa curiosité d’esprit (en 1953, ethnologue, on le retrouve dans les forêts de la Haute-Guinée, subissant les rites d’initiation tomas), il n’a cessé de reprendre son œuvre, de l’approfondir, de l’enrichir.
Aboutissement de la quête intellectuelle, longue et passionnée, d’une personnalité hors série, Histoire de notre image est vraiment un ouvrage exceptionnel.
Le soulier du Diable boiteux
À la Bibliothèque nationale, l’exposition Talleyrand a été préparée avec un soin, un souci d’objectivité et un goût dont témoignent les 533 pièces réunies dans la Galerie Mazarine : manuscrits, gravures, tableaux, oeuvres d’art, objets divers. On a beau me dire que Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord est sans doute le plus grand diplomate de notre histoire, qu’en fin de compte il a toujours prêché la modération, la prudence et la raison, que pour lui une paix acquise par la conquête ne pouvait être une paix véritable, que sa conversation était divertissante, son intelligence extraordinairement rapide, son esprit incontestable et insolent, ses manières élégantes, je ne parviens pas à trouver sympathique ce spécialiste du retournement politique, ce serviteur de sept régimes, ce ministre des Relations Extérieures qui demandait de l’argent aux ambassades étrangères, ce professionnel du double jeu, ce collabo avant la lettre — et je me demande s’il n’y a pas beaucoup de vrai dans le jugement de Chateaubriand :
Survivre aux gouvernements, rester quand un pouvoir s’en va, se déclarer en permanence, se vanter de n’appartenir qu’au pays, d’être l’homme des choses et non des individus, c’est la fatuité de l’égoïsme mal à l’aise, qui s’efforce de cacher son peu d’élévation sous la hauteur des paroles.
En même temps que la personnalité de Talleyrand-Périgord, l’exposition de la Nationale évoque sa famille, ce qui nous fait remonter haut dans le passé, l’antiquité de la lignée étant attestée par une peinture représentant Adalbert, comte de la Marche et du Périgord, l’ancêtre qui répondit à la question d’Hugues Capet : « Qui t’a fait comte ? ». — « Ceux-là mêmes qui t’ont fait roi. ». Talleyrand avait encore parmi ses ascendants : Hélie de Talleyrand, dit le Cardinal de Périgord, dont son ami Pétrarque disait « qu’il estimait plus beau de faire des papes que de l’être », le marquis de Chalais, exécuté à Nantes pour avoir conspiré contre Louis XIII, Colbert qui… bref, une belle galerie d’illustres ! Comment s’étonner qu’avec de pareils répondants, notre Talleyrand ait été soupçonné d’avoir poursuivi, après la mort de Mirabeau, la politique de conciliation avec la Cour ?
Mais laissons l’histoire aux historiens. Ce ne sont pas les documents les plus importants qui retiennent toujours le plus longuement l’attention des curieux. Pour ma part, un écrit de Talleyrand intitulé Des loteries m’a semblé plein d’intérêt. Talleyrand, joueur impénitent, s’y élève vertueusement contre l’immoralité des jeux de hasard. Lui au gouvernement, notre tiercé serait aboli. Il y a aussi : un soulier énorme, adapté au pied droit, pied-bot, de Talleyrand ; une canne en ivoire sur laquelle il s’appuya ; la silhouette de Carlos, épagneul chéri ; une montre ornée d’une miniature représentant la duchesse de Dino, nièce charmante ; des lettres au style direct adressées aux familiers, celles surtout dans lesquelles il s’enquiert tendrement, en grand-oncle gâteau (ou en père ?), de la santé, des leçons de musique et des distractions de Pauline de Périgord. Le prince de Bénévent s’efface. Un homme apparaît. On oublie le bas de soie.
[/Fernand