« C’était par une fraîche journée d’automne. Un flot ininterrompu de voitures roulait sur la large avenue Koutouzov. Les passants se hâtaient, l’air attentif, évitant avec précaution les voitures d’enfants, d’un blanc de neige, que les mamans poussaient avec une lenteur fière. Seules quelques personnes, auprès d’un arrêt d’autobus, restaient immobiles dans ce torrent humain.
« C’était un arrêt comme un autre. Avec le panneau habituel accroché à un poteau d’éclairage : Usine Badaïev. Trolleybus : ligne 39. Autobus : lignes 107, 111. On ne comprenait pas pourquoi ce poteau des plus ordinaires intéressait tant un homme en blouson de sport, tête nue. Il se pencha vivement, examinant quelque. chose… »
C’est de cette plume melliflue, c’est par ce début d’exécrable feuilleton que la Pravda commence, le 15 décembre 1962, sous la signature de M. V. Evguénev, le récit d’une affaire d’espionnage et de trahison découverte par les services secrets soviétiques et sur laquelle des publications récentes viennent de rappeler l’attention.
La suite du récit de la Pravda fait penser à un médiocre roman d’espionnage. La réalité est souvent aussi fade que la fiction la plus pauvre.
Une boîte d’alumettes suspendue à un clou
L’homme en blouson de sport, c’est Alexis Davison, médecin militaire, attaché militaire adjoint de l’air à l’ambassade des Ėtats-Unis. Russe par sa mère, il parle couramment le russe. La police soviétique le file assidûment depuis des jours. Ce qu’il cherche et ce qu’il finit par trouver sur le poteau, c’est une petite marque ronde tracée au charbon à quelque distance du sol. Aussitôt, il traverse la chaussée, monte dans sa voiture, et roule à toute vitesse vers l’ambassade.
Un peu plus tard, à trois heures de l’après-midi, Robert German, deuxième secrétaire à l’ambassade des Ėtats-Unis, où il vient tout juste d’être nommé, après un stage à Oberammergau, centre de dispersion de la « section R », c’est-à-dire de l’école militaire spéciale par laquelle « passent la plupart des individus envoyés en mission d’espionnage dans les pays socialistes », et Richard Jacob, en droit secrétaire archiviste, mais en fait « espion de profession », sortent en voiture de l’ambassade. Ils s’arrêtent dans le passage des Arts. Ils entrent dans une librairie. German y reste bientôt seul, affectant de feuilleter un catalogue. Jacob est sorti, a tourné le coin de la rue Pouchkine, et, presque tout de suite, pénètre dans l’entrée de la maison portant le numéro 5⁄6, sise entre une charcuterie et un magasin de chaussures. Dans un recoin, sous la cage de l’escalier, il va palper le mur, derrière le radiateur de chauffage central. Il y trouve un petit paquet, une boîte d’allumettes enveloppée de papier et ficelée, suspendue à un clou. Il le détache.
Tous les vices d’après la « Pravda » mais fonctionnaire bien noté
Sur ce, les policiers entrent en scène. Jacob est pris la main dans le sac. Et, ce qui est plus mortifiant, dans le sac vide. Car la maison de la rue Pouchkine n’est plus qu’une souricière. L’homme qui plaçait dans la cache les documents secrets destinés aux Américains est déjà, sinon arrêté, du moins étroitement surveillé.
Cet homme, c’est Oleg Vladimirovitch Penkovsky, « Alex » dans la clandestinité, pour les services secrets anglais et américains. « Il occupe », dit sans préciser la Pravda du 15 décembre 1962, « un poste en vue dans une administration soviétique. » Suit un portrait accablant de cet individu : mauvais fils, mauvais époux, mauvais gendre, mauvais père, cupide, avare au point d’aller lui-même aux provisions, buveur, jouisseur, débauché, lié avec des femmes de rencontre et des individus douteux, lâche, hautain, flagorneur, petit avec les grands, grand avec les petits, menteur, vantard, vaniteux, ambitieux, carriériste au point de rapporter un jour de l’étranger « deux valises pleines de souvenirs et de spécialités pharmaceutiques destinés aux personnes qui pouvaient lui être utiles ». Bien noté pourtant, il faut le croire — et la Pravda le reconnaît implicitement, mais clairement puisqu’il exerçait des fonctions qui lui permettaient de se rendre à l’étranger en mission officielle et d’assister aux réceptions et aux rencontres organisées à Moscou par des délégations étrangères ou en leur honneur, privilèges qu’il mettait bien entendu à profit au bénéfice de ses patrons anglais et américains.
Exécution sans publicité et remue-ménage diplomatique
En ces dernières semaines de l’année 1962, l’affaire ne fit pas grand bruit. L’Humanité, en janvier 1963, n’en n’avait pas encore soufflé mot. Mais Libération, le 17 décembre, avait publié, sous le titre de « L’affaire Wynne », une analyse de ce qu’elle appelait « un grand reportage de la Pravda sur l’affaire d’espionnage dans laquelle sont impliqués des diplomates américains, un homme d’affaires anglais, M. Greville Wynne, et dont le héros est le Soviétique Penkovsky, dit Alex ».
« La Pravda, écrivait Libération, « annonce que trois nouveaux diplomates américains : MM. Hugli Montgomery, Alexis Davison et Robert German, pourraient être contraints de quitter l’Union soviétique à brève échéance, comme l’ont déjà été M. Richard Jacob et M. Rodney Carson… Cependant, à Moscou, on n’accorde à cette affaire qu’une importance médiocre. »
Les « mouvements divers » soulevés dans le monde diplomatique par l’affaire excitèrent en effet plus l’attention que l’affaire elle-même. Huit diplomates américains et cinq diplomates anglais furent rappelés à Washington et à Londres. Beaucoup plus discrètement, quelques centaines de diplomates soviétiques en poste à l’étranger, « brûlés » par les soins de Penkovsky, étaient rappelés à Moscou.
La condamnation à mort de Penkovsky le 15 mai 1963 et son exécution, le 19, passèrent presque inaperçues. En même temps que lui, un de ses « hommes de liaison », l’homme d’affaires anglais Greville Wynne, avait été condamné à huit ans de prison. Un an plus tard, il était échangé contre l’espion soviétique Lonsdale, condamné par un tribunal britannique.
Pour les uns : le Richard Sorge des Américains
Près de trois ans après l’arrestation de Penkovsky, l’éditeur américain Gibney publie ses Papiers secrets. Les matériaux qui ont servi à cette publication sont les microfilms qu’il avait livrés à la C.I.A. américaine et au M.I.6 britannique : plus de 5.000 du 20 avril 1961 au 21 octobre 1962, des notes manuscrites, et enfin les rapports verbaux, enregistrés sur bande magnétique, qu’il présentait aux agents américains et anglais que ses séjours officiels à Paris et à Londres lui permettaient de rencontrer.
Selon les uns, — plus ou moins intéressés à le penser et à le dire, — Penkovsky a été le Richard Sorge des Américains. Il a changé la face du monde. Il a empêché ou ajourné la Troisième Guerre mondiale. En 1962, alors que Khrouchtchev menaçait Berlin et installait ses fusées à Cuba, il dégonflait ce bluff en faisant savoir aux services secrets américains que les forces atomiques de l’U.R.S.S. n’étaient pas au point et que, d’une façon plus générale, le gâchis économique, l’impréparation de l’armée, l’hostilité de l’opinion publique soviétique, le mécontentement populaire, interdisaient au Kremlin d’affronter un conflit général. Kennedy put agir hardiment. Khrouchtchev dut remporter ses fusées et se ronger les poings derrière son mur de Berlin.
Pour les autres : rien qu’un traitre sans importance
Selon d’autres, — sans doute assez souvent non moins intéressés à penser et à dire ce qu’ils pensent et disent, — Penkovsky n’a été qu’un petit espion de rien du tout. Les secrets, les vrais secrets, étaient hors de sa portée. Il n’a pu communiquer aux puissances de l’Ouest que des secrets de Polichinelle et que des « courants d’air ». Ses prétendus Papiers secrets ne sont qu’une grossière fabrication, où des documents authentiques, mais sans valeur ni importance, servent de caution et d’alibi à un ramassis de commérages et de ragots ineptes et vains : une rhapsodie à classer sur le même rayon de bibliothèque que tous les classiques de la littérature apocryphe.
Toujours est-il que la publication, par le Washington Post, par l’Observer de Londres, puis, tout récemment, par le Spiegel de Hambourg, des Papiers de Penkovsky ou du pseudo-Penkovsky a soulevé à Moscou un vacarme assez violent. « Ratatouille puante cuisinée par la C.I.A. », écrit l’agence Tass. L’ambassadeur des Soviets à Londres proteste auprès du Foreign Office. Le correspondant à Moscou du Washington Post, Stephen Rosenfeld, est expulsé en façon de représailles.
[/Pierre
(A suivre.)/]