La Presse Anarchiste

Biribi, notes d’un caporal

Toutes les fois qu’un sol­dat se sui­cide — presque tou­jours parce qu’il ne peut sup­por­ter les sale­tés de la vie mili­taire — le chef de corps du défunt trouve dans ces occa­sions des phrases qui frappent l’es­prit et impres­sionnent le soldat.

Exemple :

Il s’agit d’un chas­seur de la 4e com­pa­gnie, qui, déses­pé­ré, se loge une balle de revol­ver dans la tête, vers la fin de mai 1893 :

« L’enterrement du chas­seur qui s’est lâche­ment sui­ci­dé hier aura lieu ce soir à 5 heures. Quatre hommes de cor­vée seule­ment accom­pa­gne­ront le tom­be­reau.

« Le com­man­dant fait savoir que le cadavre de tout indi­vi­du qui se sui­ci­de­ra, doré­na­vant, sera expo­sé pen­dant vingt-quatre heures sur un tas de fumier, au milieu du camp auquel il appartiendra. »

Ce fait fut déjà publié à l’é­poque, et, là-bas, les auteurs de cette note, croyant devoir répondre afin de se dis­cul­per, firent paraître dans la Dépêche Tuni­sienne (9 juillet 1893) un article idiot et com­plè­te­ment faux.

Le sui­ci­dé, d’après ce jour­nal, n’était qu’un sale indi­vi­du qui était arri­vé au bataillon dans les condi­tions les plus déplo­rables, les menottes aux mains, pater­nel­le­ment accom­pa­gné par la gen­dar­me­rie, etc., etc., alors que cet homme s’était enga­gé pour quatre ans sur les conseils de soi-disant phi­lan­thropes appar­te­nant à une socié­té quel­conque d’encouragement au bien ou de patro­nage de condam­nés libé­rés. Le défunt, tou­jours d’après ce jour­nal, avait été sur­pris en fla­grant délit de vol : étant ordon­nance, ouvrait des comptes chez les four­nis­seurs ; puis il était sur le point de pas­ser au conseil de guerre, etc., alors que les ren­sei­gne­ments pris chez les four­nis­seurs ont prou­vé qu’il n’avait jamais ouvert de comptes fan­tas­tiques, et que, lorsqu’il s’est sui­ci­dé, loin d’être mis en pré­ven­tion de conseil, il n’était même pas puni de consigne.

Celui qui signa­la à la presse fran­çaise ce rap­port mons­trueux ne fut pas exemp­té de tracasseries.

On fit tout d’abord, afin de le connaître, une minu­tieuse enquête, mais qui n’aboutit à rien. Les soup­çons vinrent ensuite à se por­ter sur cet indis­ci­pli­né et — alors que l’on fait pas­ser au conseil de guerre un mal­heu­reux qui prend une fiole à tri­po­li à son cama­rade — par ordre supé­rieur et pen­dant son absence, son havre­sac fut mis au pillage, sa cor­res­pon­dance dépouillée, on lui vola des lettres et jusqu’à des pho­to­gra­phies de famille.

À par­tie de ce jour, il devint la tête de Turc des gra­dés de sa com­pa­gnie et fut constam­ment puni.

Je me sou­viens qu’un jour cet indis­ci­pli­né, qui pos­sé­dait un grade des plus infimes, se trou­vant dans une can­tine avec un chas­seur, eut l’au­dace de trin­quer avec ce dernier.

Il fut tout natu­rel­le­ment puni pour ce fait, et le com­man­dant, qui criait bien fort que son nom et sa famille avaient été désho­no­rés par ce misé­rable, vou­lut lui faire faire une demande de rétro­gra­da­tion parce qu’il avait, en buvant avec un chas­seur, man­qué de digni­té.

Il n’est pas de misères qu’on ne lui fit ; son capi­taine avait l’ordre de sai­sir la pre­mière occa­sion pour le faire cas­ser. Comme il était près d’être libé­ré et qu’on ne trou­vait rien à rele­ver contre lui, on se conten­ta sim­ple­ment de l’ex­pé­dier dans un déta­che­ment où la fièvre typhoïde sévit en per­ma­nence et où le cho­lé­ra était près de venir.

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Le direc­teur de ce bagne tient à réta­blir le duel, aus­si fait-il lire au rap­port la note spi­ri­tuelle qui suit. Il s’a­git cette fois de deux chas­seurs de la 5e com­pa­gnie qui se sont que­rel­lés en juin 1893 :

« … Ils seront nus com­plè­te­ment, armés de longs bâtons et en pré­sence du méde­cin-major et du capo­ral maître d’armes, se bâte­ront en duel. Le major fera ces­ser lorsqu’il le juge­ra à propos. »

Et comme il n’est res­té per­sonne sur le car­reau, il accouche le len­de­main d’un autre rap­port : « Les chas­seurs qui se sont bat­tus lâche­ment hier, seront punis cha­cun de quinze jours de salle de police. Le com­man­dant fait savoir que si les bâtons ne suf­fisent pas, on les rem­pla­ce­ra par des nerfs de bœuf. »

[/​A. Gau­they/​]

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