La Presse Anarchiste

Où mènent les palliatifs ?

Ce que nous avons dit dans l’ar­ticle pré­cé­dent sur les asso­cia­tions de consom­ma­tion et de pro­duc­tion s’ap­plique aus­si à tous les pal­lia­tifs éco­no­miques, sur les­quels on s’est essayé dans le cou­rant de ce siècle.

Que pou­vait-on choi­sir de mieux — de plus humain et de plus social — que le prin­cipe de l’as­so­cia­tion ? Par l’as­so­cia­tion, le monde ani­mal, y com­pris l’homme, réus­sit à pro­té­ger l’es­pèce contre les forces hos­tiles de la nature inani­mées et ani­mées. Par elle, l’homme décuple ses forces. Dans elle il déve­loppe son intel­li­gence, accu­mule le savoir, crée les habi­tudes sociables — ses armes les plus pré­cieuses pour la conser­va­tion et le déve­lop­pe­ment de l’espèce.

Plus que cela. Com­ment pou­vons-nous conce­voir la socié­té future, si ce n’est sous forme de mille et mille asso­cia­tions, sur­gis­sant selon les besoins du moment, vivant ce qu’elles peuvent vivre, s’en­che­vê­trant et se cou­vrant les unes les autres de mille manières, comme un réseau aux mailles ser­rées et fils infi­ni­ment nom­breux — s’alliant, s’u­nis­sant, se grou­pant et se dis­sol­vant selon les besoins, les goûts et les caprices per­son­nels et col­lec­tifs, cher­chant l’har­mo­nie dans la diver­si­té et dans la satis­fac­tion des besoins, des goûts et des caprices infi­ni­ment variés des hommes ?

Puis­sance et meilleur élé­ment de pro­grès dans le pas­sé, forme de l’a­ve­nir — voi­là l’association.

Pour­quoi a‑t-elle donc abou­ti à ces résul­tats piteux ? Pour­quoi n’a-t-elle pas pu seule­ment déve­lop­per ce cou­rant d’i­dées que le socia­lisme en géné­ral et l’a­nar­chie en par­ti­cu­lier ont dû créer à côté, en s’en tenant à l’é­cart, en se garant même de l’association ?

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Parce qu’elle a cher­ché à com­bi­ner deux prin­cipes oppo­sés — le com­mu­nisme et l’é­goïsme étroit, mal pen­sé, de l’in­di­vi­du, — ce qui l’a fait suc­com­ber fata­le­ment sous le poids de celui-ci.

Parce qu’elle était un groupe fer­mé, qui cher­chait son éman­ci­pa­tion sans s’oc­cu­per de l’é­man­ci­pa­tion de tous.

Parce qu’elle s’est basée sur le prin­cipe du salaire, la rétri­bu­tion selon les œuvres, et la satis­fac­tion des besoins selon la force d’a­chat des salaires.

Au début, le com­mu­nisme et l’as­so­cia­tion, nés d’un même désir, par­taient du même point. Mais l’un res­ta uni­ver­sel. Pour tous, il décla­ra le droit de satis­faire leurs besoins, sans autre limi­ta­tion que la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail humain. Il jeta par-des­sus bord le salaire, ain­si que les « bons de tra­vail », parce qu’il com­pre­nait que le salaire fut le point de départ de la ser­vi­tude. Il nia la pos­ses­sion par quelques-uns de tout ce qui sert à pro­duire, soit comme lieu ou ins­tru­ment de tra­vail, soit comme néces­saire pour main­te­nir la vie et le tra­vail (mai­son, loge­ment, vêtement).

L’autre — l’as­so­cia­tion — gar­da tout cela. Elle ne visa pas à l’u­ni­ver­sa­li­té, elle s’ac­com­mo­da avec le salaire, elle accep­ta la pro­prié­té pri­vée de ce qui sert pour produire.

Et, for­cé­ment, quoique par­tis du même point, ils mar­chèrent dans deux direc­tions diver­gentes, se sépa­rant de plus en plus, — l’as­so­cia­tion ver­sant de plus en plus dans le cou­rant, bour­geois, tan­dis que le com­mu­nisme, se déve­lop­pant tou­jours, ajou­ta une nou­velle néga­tion — l’État — aux pré­cé­dentes, un nou­vel idéal — la socié­té sans gou­ver­ne­ment — à son idéal de socié­té sans capitalistes.

Et alors seule­ment que le cou­rant de la pen­sée du siècle eut com­men­cé à enta­mer jus­qu’à la classe bour­geoise elle-même — l’as­so­cia­tion se vit aus­si for­cée de ren­trer timi­de­ment dans le même cou­rant, ain­si que nous l’a­vons racon­té dans le pré­cé­dent numéro.

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Ces quelques réflexions per­mettent de mieux appré­cier tous les autres pal­lia­tifs en vogue à ce moment : caisses de retraite pour la vieillesse, taux des salaires fixés par l’É­tat, socia­lisme com­mu­nal et le reste.

Non seule­ment tous ils tendent à ren­for­cer l’É­tat, c’est-à-dire à per­pé­tuer la domi­na­tion de quelques-uns et l’en­ri­chis­se­ment des mino­ri­tés par le bud­get, aux dépens des majo­ri­tés payant l’im­pôt ; non seule­ment ils ren­forcent ain­si la for­te­resse du capi­tal — l’É­tat — et rendent d’au­tant plus dif­fi­cile la lutte sur le ter­rain poli­tique ; mais tous ces pal­lia­tifs sont fata­le­ment voués à ver­ser, comme l’as­so­cia­tion, dans le cou­rant bour­geois, si le cou­rant com­mu­niste (et anar­chiste) ne se déve­loppe pas à côté — pur et simple, aus­tère et refu­sant tout com­pro­mis, intrai­table et uni­ver­sel — comme il l’a fait jusqu’aujourd’hui.

Seul, ce cou­rant, que l’on aime à appe­ler « théo­rique » (pro­ba­ble­ment parce qu’il mène plus pra­ti­que­ment au but, en for­çant jus­qu’aux ama­teurs de pal­lia­tifs de venir le rejoindre, après avoir fait une excur­sion dans le monde bour­geois), seul ce cou­rant peut modi­fier les idées de façon à ame­ner au but que l’on se pro­pose d’at­teindre. Tous les autres, bâtis sur deux prin­cipes oppo­sés, dont l’un est emprun­té au com­mu­nisme, et l’autre au monde bour­geois, sont ame­nés par la force des choses, par la puis­sance du monde bour­geois dans lequel ils vivent, à être vain­cus par ce cou­rant, à en prendre le masque et la substance.

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C’est ce qui est arri­vé à l’association et qui se voit déjà dans le socia­lisme communal.

Quoi de plus juste, semble-t-il de prime abord, que de voir la com­mune (au fond, le conseil muni­ci­pal) se char­ger de four­nir aux habi­tants, au prix de revient, les tram­ways, les bains, le gaz, l’eau, et puis les mai­sons, le pain, la viande et le reste ? Quoi de plus juste théo­ri­que­ment ? En théo­rie on irait même très loin : on fini­rait par croire que de cette façon on arri­ve­ra à écar­ter tous les inter­mé­diaires et jus­qu’à éli­mi­ner les capi­ta­listes de l’in­dus­trie et de l’a­gri­cul­ture. N’est-il pas prou­vé, en effet, par l’ex­pé­rience de tant de villes anglaises, qu’i­ci le gaz, là les tram­ways, ailleurs les mai­sons, sont four­nis à bien meilleur prix par la muni­ci­pa­li­té que par les com­pa­gnies pri­vées et les conces­sions ? C’est prou­vé, chiffres en mains, par l’expérience.

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Et, cepen­dant, quoique né d’hier seule­ment, quoique s’es­sayant à peine à ses pre­mières ébauches, le socia­lisme muni­ci­pal verse déjà en plein dans le régime bour­geois. Il en prend toutes les allures, il se pénètre de ses prin­cipes. Il boit à la même source, et on en aper­çoit déjà les suites. Il parle et agit en bourgeois.

En effet, comme l’as­so­cia­tion, il cherche le com­pro­mis entre les prin­cipes bour­geois et auto­ri­taires et ceux du com­mu­nisme anar­chiste. Il veut faire du com­mu­nisme, mais il le fera en main­te­nant les salaires, en contrac­tant des emprunts comme les bour­geois en contractent, en trai­tant ses ouvriers comme les bour­geois les traitent et en main­te­nant en même temps tout le reste : la pro­prié­té fon­cière, l’in­té­rêt sur le capi­tal, l’autorité.

Plus que cela : il consa­cre­ra ces prin­cipes par son autorité.

Et il arrive bien­tôt que pour rache­ter, par exemple, les ter­rains sur les­quels la com­mune vou­dra bâtir des bains ou des mai­sons, elle devra payer le bour­geois dans des pro­por­tions si folles que la ville se trou­ve­ra man­gée par ses créan­ciers comme Paris l’est encore par les créan­ciers de Hauss­mann. Force sera donc de réduire les amé­lio­ra­tions. Et comme chaque amé­lio­ra­tion fait mon­ter les prix des loyers et relègue de plus en plus l’ouvrier dans les fau­bourgs éloi­gnés ou mal­sains, il fau­dra bâtir de nou­veaux tram­ways, des métro­po­li­tains, etc., faire de nou­veaux emprunts, sans jamais arri­ver à com­bler ce ton­neau des Danaïdes.

Pour faire à bon mar­ché, la com­mune doit aus­si choi­sir les meilleurs ouvriers, et elle le fait si bien que l’homme de qua­rante ans pas­sés ne trouve plus d’ou­vrage dans les chan­tiers de la com­mune. Sur quoi, de nou­velles dépenses doivent être faites pour employer ou nour­rir les dés­œu­vrés. Et ain­si de suite.

Bref, quoique encore dans sa lune de miel, le socia­lisme muni­ci­pal prend déjà toutes les allures, le lan­gage, le mode de pen­ser du monde bour­geois. Il crée de l’ou­vrier un fonc­tion­naire en plus, il mul­ti­plie d’une façon effroyable le nombre de ceux qui vivent aux dépens des pro­duc­teurs manuels… Il est for­cé de ver­ser tou­jours dans la même ornière.

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S’il pou­vait seule­ment épar­gner les frais d’une révo­lu­tion ! Mais c’est pré­ci­sé­ment ce qu’il ne peut pas. Maté­riel­le­ment, il ne peut faire que des petites sur une échelle micro­sco­pique. Et dans l’ordre des idées, il tra­vaille au main­tien de l’idée bour­geoise en lui don­nant la sanc­tion de l’étiquette socialiste.

La révo­lu­tion reste tou­jours à faire dans les idées et dans les faits, et elle devra être faite, dans toute son éten­due, dans toute sa gran­deur, dans toute sa force irrésistible.

Autant vaut la pré­pa­rer hon­nê­te­ment, sans se lais­ser ber­ner par les ber­ceuses des vieilles bonnes d’enfants. Autant vaut tra­vailler à la pro­pa­ga­tion de l’idée com­mu­niste et anar­chiste pure et simple.

C’est la force et la ter­reur ins­pi­rée par cette idée, tou­jours gran­dis­sante, qui a fait naître tous les pal­lia­tifs. Sans elle, ils ces­se­raient même d’être des pal­lia­tifs, et devien­draient de simples accom­mo­da­tions aux maux du régime bour­geois. Et, par elle seule­ment, une fin peut être mise à ces maux.

[/​P. Kro­pot­kine/​]

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