La Presse Anarchiste

Quelques mots sur une notion confuse

Dans les innom­brables dis­cus­sions que la révo­lu­tion russe a fait naître dans les milieux socia­listes et révo­lu­tion­naires, l’i­dée revient conti­nuel­le­ment d’une « période de tran­si­tion » suc­cé­dant à la révo­lu­tion vic­to­rieuse ; c’est peut-être l’i­dée dont on abuse le plus pour jus­ti­fier des façons d’a­gir et des renie­ments indé­fen­dables. On estime géné­ra­le­ment que même les pays les plus avan­cés ne sont pas prêts pour une réa­li­sa­tion inté­grale du socia­lisme (et, à plus forte rai­son, du socia­lisme anar­chiste) ; en par­tant de là, les uns pré­co­nisent des blocs mi-socia­listes, mi-radi­caux, ou un « gou­ver­ne­ment ouvrier » qui, en fait de socia­lisme, ne réa­li­se­ra que le pro­gramme mini­mum des congrès ; les autres visent à un coup de force qui don­ne­ra aux révo­lu­tion­naires un pou­voir dic­ta­to­rial qu’ils feront ser­vir aux inté­rêts de la classe ouvrière, sur­tout en ter­ro­ri­sant la bour­geoi­sie. Les bol­che­viks, en par­ti­cu­lier (et les anar­chistes qui se sont lais­sés entraî­ner par eux), nous disent « Croyez-vous vrai­ment à la pos­si­bi­li­té de faire régner dès main­te­nant le com­mu­nisme anar­chiste ? Les masses n’y sont pas pré­pa­rées et le socia­lisme a encore trop d’en­ne­mis ; tant qu’ils sub­sis­te­ront, l’É­tat res­te­ra néces­saire. Il faut vous rési­gner à une période tran­si­toire de dictature. »

Tant que nous accep­te­rons de dis­cu­ter sur ce ter­rain et de faire dépendre notre opi­nion de notre appré­cia­tion – opti­miste ou pes­si­miste – du degré de pré­pa­ra­tion du monde ouvrier, il nous sera impos­sible de don­ner à la ques­tion une solu­tion nette et conforme à nos prin­cipes. Et cela se com­prend : la ques­tion doit se poser pour nous tout autre­ment. Que notre idéal soit ou non réa­li­sable « tout de suite » – cela ne peut aucu­ne­ment influer sur notre action. Nous savons que seul l’his­to­rien, en consi­dé­rant, après coup, les résul­tats acquis, éta­bli­ra un jour pour quelles réa­li­sa­tions notre époque était mûre ; quant aux contem­po­rains, ils se trompent tou­jours à cet égard, en rap­port cha­cun avec sa men­ta­li­té. Nous ne croyons pas à l’exis­tence de phases pré­dé­ter­mi­nées de l’é­vo­lu­tion, iden­tique pour tous les peuples. Nous savons que la marche géné­rale du déve­lop­pe­ment humain conduit l’hu­ma­ni­té à mieux uti­li­ser les forces de la nature et à mieux assu­rer dans son sein la libé­ra­tion de l’in­di­vi­du et la soli­da­ri­té sociale. Dans cette voie, il peut y avoir des arrêts, même des reculs, mais jamais de mou­ve­ment défi­ni­tif en sens contraire. Et plus la com­mu­nion entre dif­fé­rents peuples devien­dra étroite, plus rapi­de­ment ceux qui se trouvent enga­gés plus loin dans cette voie entraî­ne­ront les retar­da­taires. Le reste, la rapi­di­té du mou­ve­ment, sa marche paci­fique ou vio­lente, les conquêtes réa­li­sées à tel ou tel moment, tout cel­la dépend d’une quan­ti­té de fac­teurs et ne peut être pré­dit. Par­mi ces fac­teurs, un des plus puis­sants a tou­jours été et sera tou­jours l’ac­tion des indi­vi­dus et de leurs grou­pe­ments. Les idées qui ins­pi­re­ront l’ac­tion la plus éner­gique auront le plus de chances de triom­pher ; la vie sui­vra la résul­tante des forces appli­quées. Par consé­quent, plus nous emploie­rons d’ef­forts en vue de notre idéal dans toute son intran­si­geance, plus près de lui pas­se­ra cette résultante.

Dans les dis­cus­sions où l’on parle d’une « période de tran­si­tion » on nage le plus sou­vent en pleine confu­sion et on se com­prend mal, car il s’a­git de deux notions bien dif­fé­rentes. D’une part, chaque époque est une époque de tran­si­tion vers un stade d’é­vo­lu­tion supé­rieur, car à mesure que cer­taines aspi­ra­tions se réa­lisent, d’autres sur­gissent. Tou­jours, il existe cer­tains pro­blèmes domi­nants, qui pré­oc­cupent tous les hommes capables de pen­ser, et d’autres pro­blèmes, ceux de l’a­ve­nir, aux­quels ne pense qu’une mino­ri­té avan­cée. Ain­si, le pro­blème socia­liste : l’a­bo­li­tion de l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste et l’or­ga­ni­sa­tion d’une socié­té éco­no­mique éga­li­taire, est à notre époque à l’ordre du jour de la réa­li­sa­tion immé­diate ; mais don­ner à cette nou­velle socié­té une forme libre et assu­rer un véri­table déve­lop­pe­ment à la per­sonne humaine, reste encore l’i­déal d’un petit nombre, des seuls anar­chistes. À quel moment cet idéal pas­se­ra-t-il au pre­mier plan, à son tour, et entraî­ne­ra-t-il la majo­ri­té ? Seul l’a­ve­nir le dira ; il est cer­tain qu’a­vant qu’il ne soit réa­li­sé tel que nous le conce­vons, nous tra­ver­se­rons une série de stades de transition.

Mais on com­prend aus­si autre chose sous le nom de période de tran­si­tion : c’est le moment qui suit immé­dia­te­ment une révo­lu­tion, où les anciennes formes ne sont pas entiè­re­ment dis­pa­rues, les enne­mis, par­ti­sans du pas­sé, sont encore à craindre et le nou­vel ordre de choses naît au milieu de la lutte et des plus graves dif­fi­cul­tés. Et alors, à ne consi­dé­rer uni­que­ment que ce seul moment, en dehors du pas­sé et sur­tout de l’a­ve­nir, on en arrive, comme les bol­che­viks, à jus­ti­fier tous les moyens de for­tune, même les plus dan­ge­reux, géné­ra­le­ment emprun­tés au vieux monde, par­mi les­quels la dic­ta­ture figure au pre­mier plan. Ou bien on pro­pose, comme le fait Kautz­ky et les autres social-démo­crates, un régime tem­po­raire où les socia­listes seront au pou­voir, mais remet­tront à un ave­nir indé­ter­mi­né la réa­li­sa­tion de leur pro­gramme socia­liste. Qu’il s’a­gisse des uns ou des autres, notre façon de voir est com­plè­te­ment dif­fé­rente : nous nous refu­sons à nous lais­ser hyp­no­ti­ser par cette idée de tran­si­tion. Que des pro­grès suc­ces­sifs, des réa­li­sa­tions par­tielles doivent pré­cé­der la réa­li­sa­tion totale de notre idéal, c’est fort pos­sible et même pro­bable, mais pour que ces stades suc­ces­sifs soient accep­tés par nous comme sou­hai­tables, encore faut-il qu’ils nous mènent, vers cet idéal et non vers quelque chose de dia­mé­tra­le­ment oppo­sé. Le che­min vers une socié­té exempte de toute contrainte par l’É­tat et fon­dée sur le grou­pe­ment libre des indi­vi­dus ne peut pas­ser que par des formes sociales où la part de la libre ini­tia­tive va en aug­men­tant et la part de l’au­to­ri­té en dimi­nuant. Mais si, sous le cou­vert d’une époque de tran­si­tion vers une com­mu­nau­té libre, on nous offre un anéan­tis­se­ment com­plet de toute liber­té, nous répon­dons que ce n’est pas là une tran­si­tion, mais un pas en arrière. Nous n’a­vons pas été éle­vés dans la dia­lec­tique hége­lienne, qui envi­sage comme un phé­no­mène natu­rel la trans­for­ma­tion d’une chose en son contraire ; notre esprit est péné­tré bien plu­tôt du prin­cipe de l’é­vo­lu­tion, qui nous dit que chaque stade du déve­lop­pe­ment non seule­ment n’est pas oppo­sé au pré­cé­dent, mais pro­cède de lui. La socié­té anar­chiste ne décou­le­ra jamais d’une dic­ta­ture ; elle ne naî­tra que des élé­ments de liber­té qui auront sub­sis­té et se seront éten­dus en dépit de toute contrainte éta­tiste. Pour qu’une forme sociale puisse être consi­dé­rée comme un pas en avant vers un idéal, elle doit conte­nir plus d’élé­ments de cet idéal et jamais moins ; sinon, c’est un recul et non un progrès.

La Com­mune de Paris, par exemple, ne se pro­po­sait pas pour but une socié­té anar­chiste ; mais les anar­chistes de tous les pays l’ap­pré­cient hau­te­ment pour son large fédé­ra­lisme. De même, pen­dant la révo­lu­tion russe, les anar­chistes ont accueilli avec sym­pa­thie l’ins­ti­tu­tion des soviets libres, bien enten­du, tels qu’ils sont sor­tis de la pen­sée popu­laire, et non des organes offi­ciels qui, actuel­le­ment, n’en offrent. que la cari­ca­ture ; ils y voyaient, une forme d’or­ga­ni­sa­tion poli­tique pré­fé­rable au par­le­men­ta­risme clas­sique, per­met­tant davan­tage le déve­lop­pe­ment de l’i­ni­tia­tive et de l’ac­tion col­lec­tive au sein du peuple.

Une atti­tude sym­pa­thique envers tout ce qui rap­proche de notre idéal est une chose qui va de soi ; la notion d’une « période de tran­si­tion » ne peut rien y ajou­ter. Elle ne sert qu’à obs­cur­cir la dis­cus­sion et à don­ner un pré­texte à cer­tains esprits pour « révi­ser » nos idées, ce qui signi­fie, en réa­li­té, les aban­don­ner dans ce qu’elles ont pré­ci­sé­ment d’es­sen­tiel. En réa­li­té, le moment révo­lu­tion­naire est celui qui prête le moins à la pru­dence, à la crainte de l’u­to­pie, de l’« irréa­li­sable » ; il étend, au contraire, les limites de toutes les espé­rances. Ne nous lais­sons donc pas inti­mi­der par ces conseils de fausse sagesse his­to­rique, à laquelle toute l’ex­pé­rience de l’his­toire. donne un démenti.

[/​M. Isi­dine/​]

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