La Presse Anarchiste

Le progrès moral

V. L’amollissement des mœurs

À cause de l’in­ter­rup­tion de mes articles, je crois néces­saire de rap­pe­ler la matière et le plan des articles précédents.

Notre décla­ra­tion, parue en tête du pre­mier numé­ro, disait que l’hu­ma­ni­té s’ef­force vers plus de bien-être (maté­riel et moral), c’est-à-dire vers une vie maté­rielle plus aisée, en même temps que vers plus de jus­tice et vers plus d’amour.

« Illu­sion, disent les scep­tiques et les pes­si­mistes, le pro­grès n’existe pas. Inutile d’es­sayer de chan­ger les condi­tions sociales. For­cé­ment les inéga­li­tés se repro­duisent, et aus­si de nou­veaux abus et de nou­velles souffrances. »

J’ai donc entre­pris d’ex­po­ser les faits qui montrent la réa­li­té du pro­grès et qui expliquent le bien-fon­dé de l’ef­fort des hommes contre la misère, contre l’i­gno­rance, contre l’op­pres­sion et l’in­jus­tice. Ain­si s’ex­pliquent nos rai­sons d’agir.

J’ai d’a­bord par­lé du pro­grès tech­nique. Puis j’ai abor­dé le pro­grès moral avec l’am­bi­tion de ter­mi­ner par le pro­grès social.

Comme preuve du pro­grès social, je me suis bor­né à don­ner l’a­dou­cis­se­ment des mœurs. Je ver­rai plus loin à par­ler de la liber­té et de la coutume.

Cet adou­cis­se­ment des mœurs sou­lève des cri­tiques mul­tiples, ce qui m’a ame­né à trai­ter du déve­lop­pe­ment de la sen­si­bi­li­té, puis du pré­ten­du relâ­che­ment des mœurs, aujourd’­hui de l’amollissement.

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Un autre pré­ju­gé qu’on ren­contre très sou­vent est que le bien-être, en ame­nant l’a­dou­cis­se­ment des mœurs, entraîne l’ef­fé­mi­ne­ment et la mol­lesse, donc la dis­pa­ri­tion des qua­li­tés guer­rières, et qu’ain­si se pro­duit la ruine des empires.

Ce reproche n’a pas lieu de nous émou­voir, puisque empire signi­fie domi­na­tion, exten­sion de la domi­na­tion d’un État sur d’autres nations.

Mais on ajoute que l’a­dou­cis­se­ment des mœurs livre sans défense les peuples poli­cés aux attaques des barbares.

Certes, il est arri­vé que des civi­li­sa­tions poli­cées aient dis­pa­ru, sub­mer­gées par des bar­bares. Mais, qu’est-ce que cela prouve ? De petites civi­li­sa­tions ont pu être sup­pri­mées par l’in­va­sion de voi­sins plus nom­breux et plus puis­sants, sans que la dou­ceur de leurs mœurs soit res­pon­sable de leur désastre.

À en croire la légende, il sem­ble­rait que « l’âge d’or » eût régné au début de l’hu­ma­ni­té. L’en­vie et la cruau­té, et la colère des dieux, l’au­raient fait disparaître.

Il est vrai­sem­blable que, dans quelques coins favo­ri­sés du globe, des groupes humains ont pu vivre sans indus­trie et sans effort, dans la dou­ceur et la paix, je n’ose pas dire à l’a­bri de la crainte des démons : il y a tou­jours des phé­no­mènes natu­rels, et la mort elle-même, qui frappent les pri­mi­tifs d’é­pou­vante. Mais ces coins favo­ri­sés sont rares. La forêt vierge, la terre à l’é­tat de nature sont des marâtres pour l’homme ; les humains y vivent misé­ra­ble­ment ou y crèvent de faim. Il faut sup­po­ser des contrées où le hasard ait réuni en grand nombre des plantes nour­ri­cières, où les rivières soient pois­son­neuses, où le gibier soit à por­tée de la main, où les ani­maux nui­sibles ne soient ni très dan­ge­reux, ni très nom­breux. Il faut aus­si que le pays soit salubre, que le cli­mat soit assez chaud sans être dévas­té par la séche­resse. Ces « para­dis ter­restres » qui ont pu exis­ter dans les régions sub­tro­pi­cales, ou en d’autres régions, avant l’ap­pa­ri­tion des périodes gla­ciaires ou avant le des­sè­che­ment de vastes contrées qui ont réduit l’ère habi­table, ont dis­pa­ru et devaient dis­pa­raître, sans que la dou­ceur des mœurs ait rien à voir en cette affaire. L’exemple des espèces ani­males, que les condi­tions natu­relles favo­rables font pul­lu­ler momen­ta­né­ment, nous montre le méca­nisme de cette dis­pa­ri­tion : famine, épi­dé­mies, émi­gra­tion. La sur­abon­dance de la popu­la­tion épuise les res­sources, et il faut aban­don­ner la région com­plè­te­ment rui­née (émi­gra­tion), à moins que le can­ni­ba­lisme ne soit un remède à la crise quand l’é­mi­gra­tion est dif­fi­cile (îles du Paci­fique). Pour­tant, quelques para­dis ter­restres ont pu per­sis­ter avec une popu­la­tion, clair­se­mée, tant qu’ils n’ont pas été absor­bés par l’ex­ten­sion des grands empires. Quelques « îles for­tu­nées » ont pu res­ter à l’a­bri des inva­sions, et, à l’é­poque moderne, on cite Tahi­ti, où la dou­ceur de vivre avait per­sis­té com­plète jus­qu’à l’ar­ri­vée des Euro­péens : le can­ni­ba­lisme, si com­mun dans les îles poly­né­siennes, n’y exis­tait pas (ou peut-être n’y exis­tait plus). Encore dans cer­tains endroits, par exemple dans la région occi­den­tale de Mada­gas­car, dans des endroits où la vie nour­ri­cière est facile, des peu­plades indi­gènes vivent dans la non­cha­lance, à la grande indi­gna­tion des colons euro­péens qui ont besoin de main-d’œuvre.

Mais, somme toute, l’ère des para­dis ter­restres est défi­ni­ti­ve­ment révo­lue. Il n’en reste que le regret des hommes. Et ce ne sont ni les ten­ta­tives des natu­riens, ni les théo­ries des néo­mal­thu­siens qui pour­ront nous faire retrou­ver le para­dis per­du [[Dans les para­dis ter­restres le mal­thu­sia­nisme eût été d’u­ti­li­té pra­tique, puisque le bon­heur humain dépen­dait du rap­port entre les res­sources natu­relles et le chiffre de la popu­la­tion. Il est pos­sible d’ailleurs que les pri­mi­tifs aient pra­ti­qué le mal­thu­sia­nisme (infan­ti­cide, aban­don, vente) sans en faire une doc­trine de phi­lo­so­phie sociale. Au sur­plus, la mor­ta­li­té infan­tile, tou­jours énorme chez les peuples pri­mi­tifs, raré­fiait sou­vent les pos­si­bi­li­tés de surpopulation.

À l’é­poque moderne, les condi­tions sont tout autres. La vie humaine dépend non plus de l’a­bon­dance des res­sources natu­relles, mais de la mise en valeur de la nature, c’est-à-dire du pro­grès tech­nique. Le tra­vail humain devient le prin­ci­pal fac­teur de richesse. Les pays pauvres sont ceux où la popu­la­tion est clair­se­mée ; les pays civi­li­sés où la popu­la­tion est la plus dense. Si la nata­li­té dimi­nue en ces der­niers pays, la mor­ta­li­té infan­tile y a dimi­nué en plus forte pro­por­tion. La sur­po­pu­la­tion est un dan­ger ima­gi­naire. Le mal­thu­sia­nisme n’a d’im­por­tance qu’au point de vue fami­lial. Les familles civi­li­sées ont moins d’en­fants, parce que l’en­fant est une lourde charge (nour­ri­ture, habille­ment, et sur­tout loge­ment, édu­ca­tion), parce que les femmes ont plus d’in­dé­pen­dance, une vie moins res­ser­rée autour du foyer, parce qu’in­ter­vient le pro­blème d’as­su­rer la situa­tion sociale future des enfants. Ain­si appa­raît, certes d’une façon confuse et pure­ment égoïste, la pré­oc­cu­pa­tion de la valeur sociale des individus.]].

Ce ne fut d’ailleurs, je le répète, qu’un état de choses excep­tion­nel. L’homme est né sous le signe de l’ef­fort ; il doit tra­vailler à la sueur de son front. Il ne peut vivre qu’à condi­tion d’a­mé­na­ger et d’a­mé­lio­rer les condi­tions natu­relles. C’est par cet effort, c’est par le pro­grès tech­nique qu’il arrive au bien-être maté­riel et ain­si à la sécu­ri­té de la vie, à une cer­taine dou­ceur de vivre — tout au moins jus­qu’à pré­sent dans les condi­tions les plus favo­rables. L’hu­ma­ni­té cherche à faire elle-même le para­dis ter­restre à la place de ceux d’au­tre­fois qui furent trop rares, trop pré­caires, trop dépen­dants de la géné­ro­si­té de la nature. Et elle y par­vien­dra sans la pro­tec­tion des dieux. L’âge d’or, comme l’a dit Saint-Simon, est non pas der­rière nous, mais devant nous.

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Lais­sons cette digres­sion qui, me dira-t-on, ne rime à rien, puis­qu’elle ne porte que sur des faits excep­tion­nels et que nous ne pou­vons faire que des hypo­thèses à leur sujet. Pre­nons l’hu­ma­ni­té à l’é­poque his­to­rique, au moment où l’on com­mence à suivre ses tâton­ne­ments vers le pro­grès, c’est-à-dire ses efforts pour éta­blir des civi­li­sa­tions. Autre­fois aucune civi­li­sa­tion n’é­tait à l’a­bri d’un dan­ger exté­rieur. Aujourd’­hui, avec le pro­grès tech­nique, la civi­li­sa­tion n’est plus l’ef­fort d’un petit groupe humain, c’est l’ef­fort de l’hu­ma­ni­té tout entière ; et nous pou­vons consi­dé­rer l’af­fran­chis­se­ment de l’a­ve­nir, non comme le fait d’une natio­na­li­té, mais comme une entr’aide géné­rale des hommes au-des­sus des nations elles-mêmes.

On pour­rait donc dire que le dan­ger de l’a­dou­cis­se­ment des mœurs, si dan­ger il y a, semble à peu près éli­mi­né, mal­gré le fameux « péril jaune », hypo­thèse pon­due par Guillaume II et cou­vée après lui par de nom­breux jour­na­listes en mal de copie. Mais l’œuf n’é­clo­ra jamais. Qu’il y ait un éveil du natio­na­lisme chi­nois, que les Hin­dous et les Anna­mites se débar­rassent de leurs maîtres euro­péens, ce n’est pas un dan­ger pour la civi­li­sa­tion occi­den­tale, et ce sont là des pro­ba­bi­li­tés qui n’ont rien à voir avec la dou­ceur des mœurs.

Mais y a‑t-il eu jamais un dan­ger cau­sé par l’a­dou­cis­se­ment des mœurs ? Autre­ment dit, les civi­li­sa­tions anciennes doivent-elles leur dis­pa­ri­tion au bien-être qu’elles ins­taurent et à l’a­dou­cis­se­ment des mœurs qui en est la conséquence ?

À vue d’en­semble, il appa­raît d’a­bord que depuis les temps his­to­riques la civi­li­sa­tion occi­den­tale n’a jamais som­bré. Après les Égyp­tiens et les Chal­déens sont venus les Grecs et les Romains, puis la Renais­sance et les temps modernes. Mal­gré des sou­bre­sauts, des hia­tus plus appa­rents que réels, c’est la même chaîne inin­ter­rom­pue dont les chaî­nons se relient aux chaî­nons supé­rieurs. Aux périodes de hia­tus les peuples conqué­rants s’as­si­milent plus ou moins vite la civi­li­sa­tion conquise, ou plu­tôt ils sont conquis par la civi­li­sa­tion qu’ils convoi­taient. D’où nou­vel adou­cis­se­ment des mœurs. D’où nou­velle déca­dence, diront les pessimistes.

Voyons les choses de plus près. Sans tenir compte des causes dues au hasard et, où l’im­pé­ri­tie des géné­raux joue d’or­di­naire le plus grand rôle, on peut, dire qu’un peuple est vain­cu soit par l’in­fé­rio­ri­té du nombre, soit par l’in­fé­rio­ri­té de l’ar­me­ment et des res­sources, soit par défaillance morale.

Il est évident que c’est la troi­sième condi­tion qui doit nous inté­res­ser. On ne peut pas attri­buer, par exemple, l’é­cra­se­ment des Albi­geois leur amol­lis­se­ment et à leurs cours d’a­mour. Leur civi­li­sa­tion fut vain­cue par le nombre des bar­bares venus du Nord, autant pour « gai­gner » que pour assu­rer le triomphe de l’or­tho­doxie religieuse.

On pour­ra objec­ter l’exemple de la Grèce dans les guerres médiques, où une fédé­ra­tion de petits peuples tint tête aux forces d’un grand empire. Tou­te­fois, si l’ar­mée de Xerxès comp­tait un mil­lion d’hommes, au dire d’Hé­ro­dote, ce qui n’est pas du tout invrai­sem­blable, il faut se rendre compte que cette mul­ti­tude était néces­saire pour assu­rer le ravi­taille­ment et les com­mu­ni­ca­tions d’une armée très éloi­gnée de sa base. En défi­ni­tive, le nombre des com­bat­tants était beau­coup moindre et fut fort embar­ras­sé pour se déployer et prendre ses avan­tages dans un pays de mon­tagnes, où le rôle de la cava­le­rie fut par cela même anni­hi­lé. Sur mer, la supé­rio­ri­té des vais­seaux en nombre dis­pa­rut dans un com­bat qui avait lieu en des détroits très res­ser­rés. La résis­tance morale des Grecs put avoir rai­son de l’at­taque des troupes des rois perses, com­po­sées d’as­su­jet­tis. Mais la défaite des Perses ne fut pas due à l’a­mol­lis­se­ment de leurs mœurs, quoique les Grecs par­lassent avec mépris de la robe médique et des cou­tumes orien­tales, parce qu’elles leur étaient étrangères.

D’une façon géné­rale, c’est le nombre qui l’emporte. Les empires englou­tissent les petits peuples. Le patrio­tisme des Juifs ne put les défendre contre les Assy­riens qui les emme­nèrent deux fois en cap­ti­vi­té, ni, plus tard, contre les Séleu­cides, ni contre les Romains qui les dispersèrent.

Quant à la supé­rio­ri­té de l’ar­me­ment et des res­sources, elle appar­tient aux peuples civi­li­sés. La civi­li­sa­tion, étant fon­dée sur l’ef­fort des hommes, prend une supé­rio­ri­té tech­nique sur les peuples plus arrié­rés [[Faut-il citer comme excep­tion les Doriens, encore bar­bares, mais qui connais­saient le fer et avaient des armes de fer, et qui, grâce à cette supé­rio­ri­té d’ar­me­ment, croit-on, sub­ju­guèrent les Achéens, plus civi­li­sés, mais qui en étaient res­tée aux armes de bronze.

Ce n’est pro­ba­ble­ment qu’une des rai­sons de la vic­toire dorienne. Les Achéens, demi-bar­bares, avaient une orga­ni­sa­tion féo­dale et n’é­taient pas tel­le­ment dif­fé­rents des Doriens, dont les hordes vinrent sub­mer­ger la Grèce homé­rique par vagues suc­ces­sives. La civi­li­sa­tion achéenne devait sans doute se limi­ter aux princes, à leur entou­rage et à un cer­tain nombre de cor­po­ra­tions cita­dines. La divi­sion pro­fonde en classes ne devait pas être favo­rable à « l’u­nion sacrée » contre les envahisseurs.

On dit aus­si que les bar­bares jetèrent bas l’Em­pire romain, parce qu’ils avaient fini par avoir le même arme­ment. Je dirai plus loin que des causes plus pro­fondes, des causes sociales, ame­nèrent l’ef­fon­dre­ment de l’empire. Obli­gé de cou­per ici un article beau­coup trop long pour m’être attar­dé à faire l’é­cole buis­son­nière dans les para­dis ter­restres, je remets à un pro­chain numé­ro l’ex­po­sé des causes qui, à mon avis, déter­minent la chute des empires.]]. Le peuple civi­li­sé est en même temps de popu­la­tion plus dense. La popu­la­tion est clair­se­mée dans les régions sau­vages. Les grandes masses humaines se trouvent tou­jours aux lieux de civi­li­sa­tion plus avan­cée où le bien-être est plus ou moins assuré.

Com­bien de fois les bar­bares n’ont-ils pas été bat­tus par les peuples civi­li­sés, plus soli­de­ment orga­ni­sés et mieux armés ? C’est l’im­mense majo­ri­té des cas. Je ne cite­rai que l’exemple de la conquête des Gaules par Jules César, avec une armée infé­rieure en nombre. Et, en dehors des conquêtes, com­bien d’ex­pé­di­tions puni­tives contre des peu­plades remuantes, venant trou­bler les confins du pays civilisé.

(à suivre.)

[/​M. Pier­rot.]

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