La Presse Anarchiste

Bakounine et l’État marxiste

[|(II)|]

De l’É­tat, cause de misère d’une par­tie de la popu­la­tion au pro­fit d’une autre par­tie, de l’É­tat créa­teur de classes, la Rus­sie nous donne à l’é­poque une démons­tra­tion défi­ni­tive. Les affir­ma­tions de Bakou­nine sont véri­fiées par toute l’his­toire de l’hu­ma­ni­té quand on veut l’é­tu­dier sérieu­se­ment. Bakou­nine, qui ne se consi­dé­rait pas un « abîme de science », le savait, et pré­voyait l’a­ve­nir d’a­près les leçons du pas­sé. Puis il conti­nuait de déve­lop­per ses objec­tions théo­riques, et don­nait au maté­ria­lisme phi­lo­so­phique sa valeur réelle, qui contraste tant, par son ampleur, avec la concep­tion éco­no­miste étri­quée de son adversaire :

« M. Marx mécon­naît éga­le­ment tout à fait un autre élé­ment fort impor­tant dans le déve­lop­pe­ment his­to­rique de l’hu­ma­ni­té : c’est le tem­pé­ra­ment et le carac­tère par­ti­cu­lier de chaque race et de chaque peuple, tem­pé­ra­ment et carac­tère qui sont natu­rel­le­ment eux-mêmes les pro­duits d’une mul­ti­tude de causes eth­no­gra­phiques, cli­ma­to­lo­giques et éco­no­miques, aus­si bien qu’­his­to­riques, mais qui, une fois don­nés, exercent, même en dehors et indé­pen­dam­ment des condi­tions éco­no­miques de chaque pays, une influence consi­dé­rable sur ses des­ti­nées, et même sur le déve­lop­pe­ment de ses forces économiques.

« Par­mi ces élé­ments et ces traits pour ain­si dire natu­rels, il en est un dont l’ac­tion est tout à fait déci­sive dans l’his­toire par­ti­cu­lière de chaque peuple : c’est l’in­ten­si­té de l’ins­tinct de révolte, et par là même de liber­té, dont il est doué, et qu’il a conser­vé. Cet ins­tinct est un fait tout à fait pri­mor­dial, ani­mal ; on le retrouve à dif­fé­rents degrés dans chaque être vivant, et l’éner­gie, la puis­sance vitale de cha­cun se mesurent à son inten­si­té. Dans l’homme, à côté des besoins éco­no­miques qui le poussent, il devient l’agent le plus puis­sant de toutes les éman­ci­pa­tions humaines. Et comme c’est une affaire de tem­pé­ra­ment, non de culture intel­lec­tuelle et morale, quoi­qu’il sol­li­cite ordi­nai­re­ment l’une et l’autre, il arrive quel­que­fois que des peuples civi­li­sés ne le pos­sèdent qu’à un faible degré, soit qu’il se soit épui­sé dans leurs déve­lop­pe­ments anté­rieurs, soit que la nature même de leur civi­li­sa­tion les ait dépra­vés, soit enfin que, dès le début de leur his­toire, ils en aient été moins doués que les autres. »

Les consi­dé­ra­tions qu’il a déve­lop­pées, dans l’Em­pire knou­to-ger­ma­nique, sur la psy­cho­lo­gie et l’his­toire de l’Al­le­magne et du peuple alle­mand, étayent cette pen­sée der­nière. De toute façon, il est indis­cu­table qu’un peuple dis­ci­pli­né ou rési­gné par nature sera tou­jours plus prêt à subir l’é­ta­ti­sa­tion qu’un peuple peu enclin à la dis­ci­pline pas­sive. Ce n’est sans doute pas un hasard que le mar­xisme éta­tique ait triom­phé d’a­bord en Alle­magne, d’où il a irra­dié sur les autres pays ; ni que le tota­li­ta­risme abso­lu ait pu s’im­po­ser si faci­le­ment en Rus­sie ; ni que l’a­nar­chisme se soit si inten­sé­ment déve­lop­pé en Espagne. Les seules rai­sons éco­no­miques n’ex­pliquent pas tout, et la struc­ture juri­dique de l’É­tat, les rap­ports entre les citoyens et le gou­ver­ne­ment en Angle­terre et en Rus­sie, aux États-Unis et au Japon, sont aus­si déter­mi­nés par ces fac­teurs psy­cho­lo­giques, quels qu’en soient les causes loin­taines, ou les agents modificateurs.

La place me manque pour expo­ser tout ce qu’il fau­drait dire sur les dif­fé­rences fon­da­men­tales entre la pen­sée théo­rique bakou­ni­nienne et la pen­sée théo­rique mar­xiste. J’es­père cepen­dant en avoir don­né des élé­ments qui nous aide­ront à com­prendre les dif­fé­rences d’ap­pré­cia­tion théo­rique et pra­tique sur le pro­blème de l’État.

Nature de l’État

Bakou­nine est enne­mi de l’É­tat. Marx aus­si, théo­ri­que­ment du moins. Mais Marx consi­dère que l’É­tat pro­lé­ta­rien, ou socia­liste, peut agir au ser­vice du peuple, tan­dis que son adver­saire ne dif­fé­ren­cie pas l’É­tat, dit pro­lé­ta­rien, de l’É­tat monar­chique ou répu­bli­cain. Pour lui, essen­tiel­le­ment, l’É­tat ne peut avoir d’autre but ou don­ner d’autres résul­tats que l’op­pres­sion et l’ex­ploi­ta­tion des masses popu­laires, soit en défen­dant les pro­prié­taires, les patrons, les capi­ta­listes, soit en deve­nant lui-même pro­prié­taire, patron, capitaliste.

Même quand il sert les pri­vi­lé­giés, la grande rai­son de son exis­tence est avant tout lui-même, sa volon­té de durer, d’é­tendre son pou­voir poli­tique et éco­no­mique, le deuxième dépen­dant du pre­mier, aux dépens s’il le faut, de ceux qu’il « protège ».

On trouve déjà cette pen­sée sous-jacente dans la lettre magni­fique publiée par La Réforme, le jour­nal de Ledru-Rol­lin, le 27 jan­vier 1847. Bakou­nine y com­men­tait l’u­kase du tsar qui le dépouillait, ain­si qu’un autre Russe, Golo­vine, de ses biens, de ses titres, de sa natio­na­li­té, et ordon­nait son arres­ta­tion et sa dépor­ta­tion à vie en Sibé­rie si l’on par­ve­nait à le prendre.

Mais on trouve aus­si la démons­tra­tion de cette pen­sée dans ses nom­breuses ana­lyses de l’his­toire de Rus­sie, d’Al­le­magne, de France, d’I­ta­lie, à pro­pos de Louis XI, de Louis XIV, de Napo­léon III, de Luther, de Bis­marck, de l’u­ni­té ita­lienne ou du des­po­tisme tsa­riste. Dans Éta­tisme et Anar­chisme, dont nous nous occu­pe­rons plus loin, il fait cette syn­thèse de l’É­tat russe :

« L’É­tat russe est, pour­rait-on dire, avant tout un État mili­taire. Tout est subor­don­né en lui à l’in­té­rêt unique d’un État oppres­seur. Le sou­ve­rain, l’É­tat : voi­là le prin­ci­pal ; tout le reste — peuple, même les inté­rêts des castes, la pros­pé­ri­té de l’in­dus­trie, du com­merce, et de ce qu’on est habi­tué à appe­ler civi­li­sa­tion — ne sont que des moyens pour atteindre ce but unique. Sans un cer­tain degré de civi­li­sa­tion, sans indus­trie et sans com­merce, aucun État, et sur­tout aucun État moderne, ne peut exis­ter, car ce qu’on appelle les richesses natio­nales est loin d’ap­par­te­nir au peuple, tan­dis que les richesses des classes pri­vi­lé­giées consti­tuent une force. Tout cela est, en Rus­sie, absor­bé par l’É­tat qui, à son tour, se conver­tit en pour­voyeur d’une énorme classe d’É­tat, de la classe mili­taire, civile, ecclé­sias­tique. Le vol habi­tuel du fisc, la sous­trac­tion des fonds publics et le pillage du peuple sont l’ex­pres­sion la plus exacte de la civi­li­sa­tion éta­tique russe. » (Éd. argen­tine, p. 186 – 187.)

Sans nier que, dans les pays capi­ta­listes, l’É­tat soit un fac­teur de sou­tien de la classe éco­no­mi­que­ment domi­nante, et le disant même assez sou­vent, Bakou­nine ne voit pas seule­ment que cet aspect de la réa­li­té his­to­rique. Le seul exemple russe fait appa­raître une réa­li­té beau­coup plus pro­fonde et plus com­plexe, plus géné­rale aus­si, qui s’est tou­jours pro­duite et qui, sous des formes diverses, peut tou­jours se repro­duire. Loin d’être seule­ment l’ex­pres­sion poli­tique des classes domi­nantes (thèse mar­xiste), l’É­tat est donc par lui-même, il consti­tue sa propre classe domi­nante, il a sa morale, sa rai­son d’être, sa poli­tique de par sa nature propre. Pre­nons au hasard des nom­breuses pages écrites sur ces ques­tions par Bakou­nine, celle qui suit, extraite de Les ours de Berne et l’ours de Saint-Péters­bourg (t. II des Œuvres, p. 61 – 62) :

« La morale, on le sait, n’exerce qu’une influence exces­si­ve­ment faible sur la poli­tique inté­rieure des États ; elle n’en exerce aucune sur leur poli­tique exté­rieure. La loi suprême de l’É­tat, c’est la conser­va­tion quand même de l’É­tat ; et comme tous les États, depuis qu’il en existe sur la Terre, sont condam­nés à une lutte per­pé­tuelle : lutte contre leurs propres popu­la­tions qu’ils oppriment et qu’ils ruinent, lutte contre tous les États étran­gers, dont cha­cun n’est puis­sant qu’à condi­tion que l’autre soit faible ; et comme ils ne peuvent se conser­ver dans cette lutte qu’en aug­men­tant chaque jour leur puis­sance, tant à l’in­té­rieur, contre leurs propres sujets, qu’à l’ex­té­rieur, contre les puis­sances voi­sines — il en résulte que la loi suprême de l’É­tat c’est l’aug­men­ta­tion de sa puis­sance au détri­ment de la liber­té inté­rieure et de la jus­tice extérieure.

« Telle est dans sa franche réa­li­té l’u­nique morale, l’u­nique fin de l’É­tat. Il n’a­dore Dieu lui-même qu’au­tant qu’il est son Dieu exclu­sif, la sanc­tion de sa puis­sance et de ce qu’il appelle son droit, c’est-à-dire son droit d’être quand même, et de s’é­tendre tou­jours au détri­ment de tous les autres États. Tout ce qui sert à cette fin est méri­toire, légi­time, ver­tueux. Tout ce qui lui nuit est cri­mi­nel. La morale de l’É­tat est donc le ren­ver­se­ment de la jus­tice humaine, de la morale humaine.

« Cette morale trans­cen­dante, extra-humaine et par là même anti­hu­maine des États, n’est pas le fruit de la seule cor­rup­tion des hommes qui en rem­plissent les fonc­tions. On pour­rait dire plu­tôt que la cor­rup­tion de ces hommes est la consé­quence natu­relle, néces­saire de l’ins­ti­tu­tion des États. Cette morale n’est rien que le déve­lop­pe­ment du prin­cipe fon­da­men­tal de l’É­tat, l’ex­pres­sion inévi­table d’une néces­si­té inhé­rente à l’É­tat. L’É­tat n’est pas autre chose que la néga­tion de l’hu­ma­ni­té ; c’est une col­lec­ti­vi­té res­treinte qui veut prendre sa place et veut s’im­po­ser à elle comme une fin suprême à laquelle tout doit ser­vir, tout doit se soumettre. »

État et socialisme

Cette oppo­si­tion abso­lue à l’É­tat, quel qu’il soit, explique pour­quoi Bakou­nine s’op­pose au com­mu­nisme. C’est, en effet, après sa mort, par­ti­cu­liè­re­ment sous l’in­fluence des inter­na­tio­na­listes bakou­ni­nistes ita­liens Caf­fie­ro, Mala­tes­ta, Andrea Cos­ta, Gam­buz­zi, Covel­li et autres [[Dès 1874, James Guillaume avait, dans sa magni­fique bro­chure Idées sur l’Or­ga­ni­sa­tion sociale, anti­ci­pé la solu­tion com­mu­niste fédé­ra­liste et libre. Mais tran­si­toi­re­ment, il admet­tait le col­lec­ti­visme, jus­qu’à ce que l’a­bon­dance des biens per­mît la libre consom­ma­tion.]] que le com­mu­nisme anar­chiste fut for­mu­lé. Jus­qu’a­lors le com­mu­nisme était appa­ru sous l’as­pect auto­ri­taire et éta­tique conçu par Pla­ton, Cam­pa­nel­la, Tho­mas Morus et autres pré­cur­seurs loin­tains, puis par Babeuf, Buo­nar­ro­ti, Louis Blanc, Pierre Leroux, Étienne Cabet, les blan­quistes — si l’on peut les clas­ser par­mi les com­mu­nistes ― Weit­ling et ses amis, et enfin Marx, Engels et leurs dis­ciples. Prou­dhon lui oppo­sa le mutuel­lisme, Bakou­nine lui oppo­sait ce qu’il appe­lait le col­lec­ti­visme, et au Congrès de l’In­ter­na­tio­nale, célé­bré à Berne du 21 au 25 sep­tembre 1868, il déclarait :

« Quelle dif­fé­rence, m’a-t-on dit, faites-vous entre le com­mu­nisme et le col­lec­ti­visme ? Je suis éton­né, vrai­ment, que M. Chau­dey ne la com­prenne pas, cette dif­fé­rence, lui, l’exé­cu­teur tes­ta­men­taire de Prou­dhon. Je déteste le com­mu­nisme parce qu’il est la néga­tion de la liber­té et que je ne puis rien conce­voir d’hu­main sans liber­té. Je ne suis point com­mu­niste parce que le com­mu­nisme concentre et fait absor­ber toutes les puis­sances de la socié­té dans d’É­tat, parce, qu’il abou­tit néces­sai­re­ment à la cen­tra­li­sa­tion de la pro­prié­té dans les mains de l’É­tat, tan­dis que moi je veux l’a­bo­li­tion de l’É­tat, l’ex­tir­pa­tion radi­cale de ce prin­cipe de l’au­to­ri­té et de la tutelle de l’É­tat qui, sous le pré­texte de mora­li­ser et de civi­li­ser les hommes, les a jus­qu’à ce jour asser­vis, oppri­més, exploi­tés et dépra­vés. Je veux l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té et de la pro­prié­té col­lec­tive ou sociale de bas en haut, par la voie de la libre asso­cia­tion, et non du haut en bas par le moyen de quelque auto­ri­té que ce soit. Vou­lant l’a­bo­li­tion de l’É­tat, je veux l’a­bo­li­tion de la pro­prié­té indi­vi­duel­le­ment héré­di­taire, qui n’est qu’une ins­ti­tu­tion de l’É­tat, une consé­quence même du prin­cipe de l’É­tat. Voi­là dans quel sens je suis col­lec­ti­viste, et pas du tout com­mu­niste. ». (Cité par James Guillaume, l’In­ter­na­tio­nale, Docu­ments et Sou­ve­nirs, t. I, p. 74 – 75.)

La posi­tion est nette. Elle est, au fond, anti­marxiste non seule­ment par le refus du com­mu­nisme auto­ri­taire, et de l’u­ti­li­sa­tion de l’É­tat comme moyen d’é­man­ci­pa­tion popu­laire, mais encore dans l’in­ter­pré­ta­tion socio­lo­gique de l’his­toire. Voir dans la pro­prié­té « indi­vi­duel­le­ment héré­di­taire » une créa­tion de l’É­tat, est le ren­ver­se­ment abso­lu du sché­ma de l’é­co­no­misme his­to­rique mar­xiste, dont les consé­quences théo­riques et tac­tiques sont énormes. Et cela prouve, en pas­sant, que ce n’é­tait pas non plus une simple ques­tion de tac­tique qui sépa­rait Bakou­nine de Marx.

(à suivre)

[/​Gaston Leval/​]

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