La Presse Anarchiste

Bibliographie

Nous n’a­vons fait que don­ner un aper­çu de cette ana­lyse, si docu­men­tée, dont la lec­ture serait très utile à tant de jeunes « trots­kystes » qui cer­tai­ne­ment prennent pour modèle celui qui, non seule­ment écra­sa les insur­gés de Krons­tadt, mais encore ceux de l’U­kraine. Trop d’entre eux ne savent pas ce qu’ils défendent, ni où mène­rait leur triomphe.

Alexandre Skir­da a ren­du un grand ser­vice à la cause de la trans­for­ma­tion sociale en com­po­sant ce livre qui docu­mente les lec­teurs sur la véri­té concer­nant la Com­mune et l’in­sur­rec­tion de Krons­tadt, et l’a­bo­mi­nable mas­sacre de révo­lu­tion­naires, de ceux que Trots­ky appe­lait « la fleur et l’hon­neur de la révo­lu­tion russe » avant d’en deve­nir le Gal­li­fet, l’im­pi­toyable bourreau.

De nom­breux hommes de gauche, socia­listes, syn­di­ca­listes, mar­xistes dis­si­dents, voire anar­chistes, ont enten­du par­ler de cet évé­ne­ment, mais n’en ont pas com­pris l’im­por­tance, et la por­tée. Et pour­tant, il est une date déci­sive dans l’é­ta­blis­se­ment du régime tota­li­taire, dic­ta­to­rial et de sang fon­dé par les bol­che­viques, dans la mons­trueuse tyran­nie qui a conduit jus­qu’à Sta­line — lequel n’in­no­va rien, à part le sys­tème d’au­toac­cu­sa­tion des pro­cès de Mos­cou, et a été main­te­nant dépas­sé par l’in­ter­ne­ment dans les asiles d’a­lié­nés des oppo­sants pas même tou­jours anti­bol­che­viques. De Lénine et Trots­ky à Bre­j­nev, la ligne, par­fois sinueuse, est continue.

Alexandre Skir­da a lu, cher­ché avec achar­ne­ment, trou­vé une docu­men­ta­tion ori­gi­nale, regrou­pé des témoi­gnages dis­sé­mi­nés en plu­sieurs langues, mais par­ti­cu­liè­re­ment en russe. Il docu­mente, il prouve. Puis il repro­duit des témoi­gnages d’ac­teurs qui prirent part à la tra­gé­die : celui de Yart­chouk, que je connus à Mos­cou, où il fut libé­ré avec treize autres cama­rades sur l’in­ter­ven­tion tenace des délé­gués étran­gers. Puis celui de Pétrit­chen­ko, qui fut pré­sident du Soviet de Krons­tadt, à quoi il faut ajou­ter le témoi­gnage du Comi­té Révo­lu­tion­naire pro­vi­soire de Kronstadt.

Tous ces élé­ments ren­forcent l’im­por­tance de faits que nous connais­sons déjà ren­dant plus claire, plus pré­cise la com­pré­hen­sion de la suite des évé­ne­ments. Nous appre­nons ain­si que ce qu’on appelle la Révo­lu­tion d’oc­tobre fut dû, avant tout, aux révo­lu­tion­naires de Krons­tadt, tant marins que tra­vailleurs des arse­naux, qui après avoir été le fer de lance dans la lutte contre le régime tza­riste qu’ils contri­buèrent si effi­ca­ce­ment à ren­ver­ser, furent à la pointe du com­bat contre l’ins­tau­ra­tion d’un régime bour­geois libé­ral, d’où le socia­lisme aurait été absent. Sans eux, les bol­che­viques, qui sur­ent habi­le­ment pro­fi­ter de leur action révo­lu­tion­naire, n’au­raient pas pris le pou­voir : il leur man­quait la déci­sion et la force. La pro­cla­ma­tion de « tout le pou­voir aux soviets locaux » [[« Locaux », pour évi­ter que le cen­tra­lisme n’ins­pire une dic­ta­ture. On conçoit que les bol­che­viques ne pou­vaient admettre cette concep­tion.]] par­tit de Krons­tadt, et les pre­mières mesures de socia­li­sa­tion (celles du loge­ment) pro­po­sées au Soviet de Petro­grad, furent arra­chées (même aux bol­che­viques, curieu­se­ment unis contre eux avec les men­che­viques) par les Kronstadiens.

Puis nous voyons le pro­ces­sus d’or­ga­ni­sa­tion bureau­cra­ti­co-tché­kiste s’ins­tal­lant dans les usines, y impo­sant la ter­reur, la famine s’é­ten­dant grâce à l’in­ter­dic­tion bru­tale des rap­ports entre la ville et la cam­pagne, les réqui­si­tions for­cées pri­vant impi­toya­ble­ment les pay­sans des pro­duits de consom­ma­tion, les arres­ta­tions et les exé­cu­tions innom­brables, le châ­ti­ment impla­cable de toute oppo­si­tion, l’é­cra­se­ment du peuple par les per­sé­cu­tions infi­ni­ment pires que celles du tzarisme.

Ce qui n’empêcha pas les marins de Krons­tadt, qui aupa­ra­vant avaient don­né la vic­toire contre Kérens­ki, de par­ti­ci­per héroï­que­ment à la lutte contre les géné­raux blancs s’at­ta­quant à Petro­grad, à la lutte qu’il fal­lut livrer contre l’het­man Kalé­dine, au sud du pays, et de se répandre par­tout, dans des pro­vinces éloi­gnées, pour y pous­ser aus­si loin que pos­sible la révolution.

À ce moment, ils mar­chaient la main dans la main avec les bol­che­viques, mal­gré des dif­fé­rences qui s’ac­cen­tuèrent de plus en plus — par­ti­cu­liè­re­ment la popu­la­tion de Krons­tadt ne vou­lait pas de soviets domi­nés par les par­tis poli­tiques, mais des soviets libres, sans aucune dic­ta­ture de parti.

Le pour­ris­se­ment de la situa­tion poli­tique — tous les autres sec­teurs poli­tiques, y com­pris les grou­pe­ments anar­chistes ayant été éli­mi­nés — et éco­no­mique — la misère, déjà ter­rible pen­dant la guerre, aug­men­tait de plus en plus — pro­vo­quèrent des grèves fin février et début de mars. Le pou­voir appe­lé sovié­tique fer­ma qua­rante usines, en repré­sailles contre les tra­vailleurs. Autres grèves, nou­velle inten­si­fi­ca­tion de la répres­sion. Infor­més, les Krons­ta­diens envoient des délé­ga­tions pour exa­mi­ner la situa­tion. Celles-ci reviennent, disent la gra­vi­té des faits, révèlent que des mil­liers d’ou­vriers sont dans les pri­sons. Alors, des réunions ont lieu, les équi­pages et la popu­la­tion civile célèbrent des assem­blées, rédigent une Réso­lu­tion exi­geant la fin des per­sé­cu­tions, des élec­tions libres de soviets libres, la sup­pres­sion des mul­tiples abus. Mais à Petro­grad, situé en face de Krons­tadt, les auto­ri­tés arrêtent les délé­ga­tions, se refusent à tout pour­par­ler, font venir des spé­cia­listes de la répres­sion (élèves offi­ciers qui consti­tuent déjà une classe à part, membres des dif­fé­rentes tché­ka, offi­ciers tza­ristes ral­liés à l’ar­mée rouge, dont Tout­ka­chevs­ki, qui diri­ge­ra les opé­ra­tions, et sera un génie mili­taire, que Sta­line fera fusiller au moment des « purges », régi­ments bach­kirs, mon­gols, let­tons [[Les pro­cé­dés consis­tant à choi­sir des régi­ments venus de loin, pour être sûr de leur fidé­li­té, et parce qu’on pou­vait mieux les trom­per, furent appli­qués savam­ment. On n’en­voya pas de troupes de la région de Petro­grad, qui savaient trop bien que les Krons­ta­diens n’é­taient pas des contre-révo­lu­tion­naires.]]. Les efforts pour par­le­men­ter sont vains. Et ce sont les forces de répres­sion qui tirent les premières.

La lutte fut ter­rible. Des chiffres publiés, il res­sort que Trots­ky, qui pré­ten­dit par la suite se laver les mains de toute res­pon­sa­bi­li­té, mas­sa envi­ron 100.000 hommes : les atta­quants furent vêtus d’un suaire blanc qui leur per­met­tait, sur­tout la nuit, d’a­van­cer sur la neige et la glace sans être déce­lés. Infan­te­rie, artille­rie, avia­tion don­nèrent à plein. L’hé­roïsme des Krons­ta­diens que l’hi­ver des­ser­vait, et dont les muni­tions s’é­pui­saient, cau­sa des pertes énormes aux atta­quants. Bien des régi­ments refu­sèrent de mar­cher ; on fusillait — et cela à plu­sieurs reprises — un homme sur cinq. Des com­mu­nistes se ral­lièrent aux insur­gés. Mais force res­ta à l’É­tat. Et ce furent les repré­sailles sys­té­ma­tiques. Pen­dant des mois et des mois, on fusilla, par paquets, les prisonniers.

En même temps que les chefs bol­che­viques ordon­naient l’at­taque armée, ils pro­pa­geaient les pires calom­nies contre les insur­gés, les accu­sant d’être sou­doyés par des agents fran­çais, des ins­tru­ments de l’an­cien régime, etc. Toutes choses aux­quelles ils nous ont habi­tués du reste.

Mais tan­dis que, très sou­vent, les pro­tes­ta­tions vigou­reuses arrachent aux gou­ver­nants des­po­tiques des conces­sions de carac­tère libé­ral, c’est le contraire qui se pro­dui­sit. Lénine, Trots­ky, Zino­vieff et consorts ont fait preuve d’un des­po­tisme qui, dans l’his­toire, pré­fi­gu­re­ra celui de Staline.

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